Peux-tu rappeler ces journées où le Mur fut abattu ?
BERND GEHRKE : La chute du Mur, le 9 novembre 1989, fut le résultat d’un mouvement de masse spontané et démocratique, exprimé dans d’impressionnantes manifestations qui grandissaient à un rythme stupéfiant. Ce mouvement a forcé à démissionner non seulement Honecker, le tout-puissant secrétaire général du parti stalinien SED, mais aussi le Politburo et le gouvernement. Le 9 octobre, les 70 000 manifestants à Leipzig firent une découverte sensationnelle : malgré les préparatifs à une guerre civile, le pouvoir n’avait pas utilisé la force. Honecker voulait lancer les chars, mais il a été débarqué par la majorité du Politburo qui essayait de sauver son pouvoir par une « politique de dialogue ». Ce fut mission impossible : 400 000 manifestants à Leipzig, 500 000 à Berlin Est, des manifestations en province. Tous les jours, des dignitaires tombaient dans une allégresse croissante. Alors, la chute du Mur, ce fut l’apogée, la folie. Personne n’arrivait à y croire.
Comment ce mouvement en est-il arrivé à exiger le démantèlement de la police politique Stasi ?
BERND GEHRKE : La révolution démocratique a eu plusieurs phases. En été, il y a eu la fuite à l’Ouest de 10 000 jeunes par la Hongrie, qui a ouvert sa frontière avec l’Autriche. Septembre fut marqué par l’apparition ouverte d’organisations de l’opposition. En octobre, les ouvriers, jusque-là passifs, se sont joints au mouvement. Les manifestations exigeaient la légalisation des partis d’opposition et le respect de la constitution, aboutissant à la démission du gouvernement, du Politburo, et à l’ouverture du Mur. La vieille clique dirigeante pensait calmer les gens et les faire rentrer chez eux. Mais les anciennes institutions étaient toujours là, et on a commencé à exiger leur dissolution. Les structures du parti et ses milices dans les entreprises ont été dissoutes. Le conflit autour de la Stasi a éclipsé les autres. Le gouvernement « réformateur » de Modrow l’a dissoute, mais la population s’était rendu compte qu’on brûlait des documents à la hâte. Des manifestations ont eu lieu partout, avec occupation des immeubles de la Stasi, puis l’assaut du siège central à Berlin Est, le 15 janvier. Des comités citoyens démocratiques se sont constitués partout pour surveiller la dissolution.
Qu’est devenu le parti communiste ?
BERND GEHRKE : Des 2,5 millions d’adhérents en août 1989, le SED n’en comptait plus que 1 00 000 six mois plus tard. Un conseil provisoire s’est formé autour de Gregor Gysi et a convoqué un congrès extraordinaire. La tentative de certains rénovateurs démocratiques de dissoudre le SED, de détruire le vieil appareil et de repartir avec une organisation nouvelle a hélas échoué. Le SED a été transformé en Parti du socialisme démocratique (PDS), surtout pour sauver les biens du parti. S’ensuivirent des scandales concernant ces biens et les liens omniprésents avec la Stasi. Après un tel « renouveau » les anciens oppositionnels de gauche ne pouvaient pas rejoindre ce parti ; aussi parce que les petits groupes de l’opposition de gauche se sont malheureusement désintégrés avec la disparition de la RDA.
L’effondrement de la dictature à l’Est et la réunification du pays furent une avancée démocratique pour les travailleurs allemands ; mais sur le plan économique et social, ce fut la restauration du capitalisme à l’Est. Comment la gauche allemande voit cette contradiction ?
BERND GEHRKE : Ce n’est pas l’opinion de la gauche allemande. Les avis sont partagés, à l’image de la gauche, très hétérogène. Cela va de certains groupes qui dès le début étaient pour l’unité de l’Allemagne, jusqu’aux staliniens pour qui ce fut une contre-révolution téléguidée par l’Occident et qui a liquidé le « socialisme réellement existant ». Seule une minorité de la gauche, en dehors du SPD, a bien accueilli la réunification de 1990.
Pour certains, la disparition de la RDA fut un recul. Mais peut-on construire le socialisme au travers d’une dictature policière, et dans un pays occupé par une armée étrangère ?
BERND GEHRKE : Seule une partie de la gauche pose cette question. La majorité voit l’occupation et la division de l’Allemagne comme une juste punition pour le fascisme et la guerre. Ton affirmation disant que l’unité allemande fut un progrès pour la classe ouvrière est complètement déconnectée de certains problèmes politiques et sociaux importants. Je pense que nous devrions faire une distinction entre, d’une part, la chute, nécessaire et légitime, de la dictature stalinienne et l’unité de l’Allemagne « en soi », et, d’autre part, la forme concrète que cette unité a prise sous un régime conservateur et réactionnaire. C’est vrai que l’unité allemande en 1990 fut le résultat de la volonté des travailleurs est-allemands. Mais ces derniers ont suivi aussi le slogan de la CDU : arrêt des expérimentations sociales, progressistes, et retour au capitalisme allemand éprouvé. Cela allait de pair avec la défaite de toute la gauche allemande, de l’Est comme de l’Ouest. Les résultats furent catastrophiques : une désindustrialisation, unique dans l’histoire, d’un pays industriel s’est opérée en 3-4 ans ; 1,7 million de personnes ont quitté l’Allemagne de l’Est depuis 1989.
Il faut discuter non seulement de la restauration du système économique capitaliste en soi, mais aussi de la victoire du néolibéralisme à tous les niveaux de la société et de la reconstruction réactionnaire de l’Allemagne. Les travailleurs est-allemands ne sont donc jamais arrivés là où ils voulaient en venir en 1990, à ce « capitalisme prospère » de l’Allemagne de l’Ouest. En croyant aveuglément dans la politique libérale de privatisation à l’Est, les travailleurs y ont contribué considérablement. Cela dit, tous les mouvements sociaux importants en Allemagne depuis 1991 sont généralement venus de l’Est ; mais c’étaient des luttes défensives.
Il faut des débats approfondis pour déterminer le caractère du processus historique de 1989 à 1991. L’unité allemande a été fondée en grande partie sur une alliance entre les travailleurs est-allemands et la bourgeoisie ouest-allemande. La réunification avait donc un caractère réactionnaire, et non pas progressiste, comme celle réalisée par Bismarck en 1871. Bismarck conduisit une « révolution par en haut ». Les travailleurs en RDA ont brisé leur révolution et réalisé une « restauration par en bas ». Cela n’a pas conduit au retour d’une dictature comme celle du SED, mais à la liquidation des restes de la « révolution stalinienne par en haut » en 1945-1948 (par exemple la nationalisation des usines) et des structures révolutionnaires naissantes d’une « république rouge-verte » en 1989.
La réunification a signifié un arrêt de la révolution démocratique en RDA, avec ses perspectives progressistes (même si elles n’étaient pas socialistes) d’émancipation démocratique, sociale et écologique de toute l’Allemagne. L’alternative, c’était une unification sur pied d’égalité de la « démocratie civile » en RDA, radicalement démocratique et sociale, avec la République fédérale. Jusqu’en décembre 1989, la grande majorité des Allemands de l’Est restaient attachés à une RDA démocratiquement transformée. La Table ronde entre l’opposition et le pouvoir voulait réaliser de nombreuses revendications avancées par les syndicats et la gauche de l’Allemagne de l’Ouest, dans la perspective d’une future unité allemande.
Les discussions sur une « troisième voie » en 1989-90 gardent leur valeur, tout comme les idées de démocratisation du Printemps de Prague en 1968 ou le programme de Solidarnosc en 1981, en tant qu’alternatives au néolibéralisme et au capitalisme. Hélas, la majorité de la gauche allemande ne comprend pas quels trésors peuvent renfermer de telles alternatives. Je constate avec plaisir que les jeunes étudient le Capital de Marx dans les universités allemandes, et qu’on voit le retour des débats sur les alternatives socialistes.
Propos recueillis par Roman Debski.
Août 1961 - Construction du « mur de la honte » par le régime de la RDA. Raison : l’exode massif vers l’Ouest, quand les déplacements à Berlin étaient encore libres (plus de 3,5 millions d’Allemands quittent la RDA entre 1945 et 1961).
C’est une large bande de terrain de plus de 0 kilomètres, enfermée entre deux murs, avec barbelés, miradors, alarmes, pièges et chemins de ronde, surveillée par des milliers de soldats et mille chiens de combat.
On estime à plusieurs centaines (de 200 à 1 000 selon les sources) le nombre de tués, de 1961 à 1989, en tentant de fuir Berlin-Est, par les sinistres Vopos (garde-frontières est-allemands). Le nombre d’emprisonnés pour tentative de « désertion » avoisinerait les 100 000. Des anciens dirigeants de la RDA ont été condamnés en 1997 et 2004 pour avoir donné l’ordre de tirer sur les fugitifs.
(TIRÉ DU SITE DU NPA)