Tiré du site de la revue Ballast.
13 décembre 2019, 43e vendredi de mobilisation : au lendemain de l’élection présidentielle, des dizaines de manifestants défilent dans les rues d’Alger, le nez couvert de farine — allusion à l’affaire de trafic de cocaïne et de blanchiment d’argent qui a éclaboussé le fils du nouveau président Abdeldmadjid Tebboune en 2018, et qui se trouve depuis en détention provisoire. Les manifestants entendent ainsi dénoncer la complicité entre le nouveau « patron » de l’Algérie et la « bande » (issaba (1)), tenue pour responsable d’avoir pillé les richesses du pays. Mais c’est une tout autre image de Tebboune que la propagande officielle tente de vendre : celle d’un homme politique qui s’est attaqué à cette même « bande » durant le peu de temps qu’il a passé à la tête du gouvernement en 2017. Devenu gênant, Tebboune a été écarté moins de trois mois après sa prise de fonction (2) puis remplacé par Ahmed Ouyahia, qui occupera le poste de Premier ministre à quatre reprises entre 1995 et 2019 (3).
De ces deux faces du personnage, laquelle la population retiendra-t-elle ? celle d’un homme indirectement impliqué dans une affaire de trafic de drogue ou celle de l’homme politique qui a voulu mettre de l’ordre dans une maison livrée à une rapine illimitée ? Le régime a parié sur cette image d’intégrité, qui a valu à Tebboune d’être choisi et désigné comme vainqueur de la dernière élection présidentielle, et qu’il essayera d’imprimer dans la mémoire des Algériens et des Algériennes qui voudront bien y croire.
Un tournant pour le pouvoir
L’élection présidentielle du 12 décembre 2019, ni démocratique, ni honnête (et encore moins transparente), n’a pas répondu aux exigences fondamentales formulées par la contestation — à savoir l’ouverture d’un processus menant à une nouvelle ère, définie par un peuple en lutte. Elle a cependant marqué un tournant pour le pouvoir. Ses conséquences ? pas tant l’avenir du Hirak que celui de l’ensemble de la société algérienne. Le taux officiel de participation au vote (39,88 %), chiffre tout à fait artificiel, en est un premier marqueur. En Algérie, vaste territoire dont la plus grande partie est semi-désertique, les résultats d’une élection au suffrage universel, dans le cadre de l’organisation politique et administrative ultracentralisée qui prévaut aujourd’hui, ne seront jamais totalement transparents ni exempts de la moindre manipulation. La bataille des chiffres, biaisée, s’avère donc inutile — un tel contexte nécessiterait de reconsidérer les principes constitutionnels du pays. Compte tenu de la protestation qui, depuis plus d’un an, touche les centres urbains — et c’est bien le seul baromètre qui vaille pour apprécier la situation politique —, il s’agit sans conteste d’un passage en force des élections présidentielles. Indépendamment des manipulations que le régime exerce, les choix qu’il opère sont stratégiques : ainsi les scores comparés des cinq candidats revêtent-ils le caractère d’un message politique en traduisant les rapports de force en œuvre au sein même du pouvoir.
Le score insignifiant (7,28 %) du candidat choisi par le chef d’État-Major Gaïd Salah, Azzedine Mihoubi — soutenu par les principaux appareils politiques que sont le parti du Front de libération nationale (FLN) et le Rassemblement national démocratique (RND) — témoigne d’une volonté d’affaiblir le FLN et le RND, voire de les livrer à la vindicte populaire afin de redorer le blason du régime. Le score de l’islamo-conservateur Abdelkader Bengrina (17,37 %), en seconde position mais loin derrière le vainqueur, adresse un message fort à la société conservatrice, considérée comme culturellement dominante. C’est également une manière de fragiliser ce qui reste des Frères musulmans dans le parti du Mouvement de la société pour la paix (ancien Hamas). Enfin, en plaçant Tebboune en tête (58,13 %), le pouvoir conserve la posture adoptée dès le début du Hirak, à savoir mettre la crise que traverse le pays sur le dos d’un groupe restreint : la issaba. La critique du libéralisme économique telle que formalisée par le régime algérien relève uniquement de la morale : cette « bande » est avant tout le fruit de la libéralisation tous azimuts dont ledit régime est directement responsable. Pour Tebboune et le pouvoir qui l’a mis en place, il ne s’agit dès lors en rien de changer les règles du jeu économique. Pourquoi, sinon, ses deux premiers discours présidentiels se seraient-ils expressément adressés aux investisseurs « honnêtes », quand la majorité des manifestants des mardis et vendredis sont, pour l’essentiel, des étudiants, des chômeurs, des salariés, des petits entrepreneurs et commerçants ?
Il est illusoire d’attendre de Tebboune une évolution démocratique qui se traduirait par une répartition juste et équitable du travail et des richesses nationales. Ces enjeux constituent cependant la partie cachée de l’iceberg ; ils feront surface dans les temps à venir. Pour l’heure, les enjeux ne sont pas économiques mais politiques. En la matière, Tebboune — qui aspire à renvoyer l’image d’un homme d’État « indépendant », au-dessus des partis — adopte la posture historique du régime consistant à discréditer toute représentation partisane : il cherche ainsi à perpétuer la tradition bonapartiste qui puise ses origines dans la politique de Boumédiène (chef de l’État entre 1965 et 1978) au lendemain de l’indépendance, mais également dans le FLN de 1954–1956. C’est que la résolution préconisée en 1954 par les « six » [chefs du FLN, ndlr], à savoir mener un combat armé pour l’indépendance, théorisée et programmée par Abane Ramdane et Larbi Ben M’hidi (4) en 1956, a instauré le mythe d’une organisation non partisane réalisant l’unité contre les partis au sein du Front, lesquels étaient présentés comme source de discorde. En éliminant ces acteurs pourtant incontournables de la vie politique, l’organisation militaire comble le vide politique qu’elle a elle-même créé.
L’historien Mohamed Harbi rappelle à ce propos dans une récente interview que « le FLN n’a jamais été un parti, c’était une organisation armée ». Mais si une telle organisation, par nature autoritaire, trouve sa justification en temps de guerre au nom de la nécessité du combat pour l’indépendance, elle y parvient difficilement en temps de paix ; de fait : l’organisation du quotidien requiert une vie et une expression politiques plurielles. Le mythe de la nécessité du maintien d’un pouvoir militaire de fer a malheureusement perduré. C’est là que le slogan « Dawla madania machi ‘askaria » (« Pour un État civil et non militaire »), martelé par le Hirak, prend tout son sens. Malgré son autoritarisme et ses contradictions, le FLN des débuts, et particulièrement sous Boumédiène, offrait au moins des projets clairement annoncés ; Tebboune, lui, semble en panne de stratégie. Sa vision pour l’Algérie se limite à garantir la survie d’un régime par la gestion de la crise conjoncturelle.
Un appel au dialogue ?
Stimulés politiquement par le Hirak, les Algériens et les Algériennes attendent davantage de clarté et de lucidité, tant de la part des dirigeants que de la classe politique. Pour ce faire, il faut dès à présent dépasser les contradictions générées par l’histoire du pays. La première réside dans l’illusion, héritée de la Révolution (1954–1962) puis dûment entretenue par le pouvoir, selon laquelle les conflits qui surgissent au sein de la société ne peuvent venir que de l’étranger (à savoir l’ancienne puissance coloniale) ou de « traîtres à la nation » (essentialisant par là même la notion d’unité du peuple). La deuxième relève de la propagande, sournoisement entretenue par le pouvoir et ses relais médiatiques, qui présente toute action ou expression partisane comme source de discorde et de manipulation. Certes, si les partis politiques n’ont guère de poids dans l’actuel soulèvement populaire, la société civile ne remet toutefois pas en cause leur existence. Nous n’avons jamais assisté à une quelconque violence à l’endroit des dirigeants de partis connus ou de leur sigle : aucun slogan hostile à leur endroit n’a été scandé, à l’exception de « FLN au musée » ou encore « FLN dégage ». Ce que l’on peut souligner, c’est la place et le rôle nouveaux attribués aux partis politiques par le mouvement de protestation dans sa revendication d’autonomie vis-à-vis des programmes politiques ou idéologiques.
Après que le FLN a dirigé militairement et autoritairement le peuple vers son indépendance, ce n’est qu’au lendemain des mobilisations d’octobre 1988 qu’une ouverture du champ politique, alors verrouillé par un seul et unique parti, s’est opérée : s’ensuivit l’éclosion de partis. Longtemps étouffée, la société n’a donc pu s’exprimer qu’au travers de ces derniers, caractérisés par une surdétermination doctrinaire et idéologique. Le drame de la guerre civile des années 1990, conséquence d’une impasse politique, a été attribué à l’incapacité de gérer les contradictions inhérentes à la diversité politique. Aujourd’hui, le fait que la population proteste et agisse de manière autonome est signe de maturité. La société des « vendredis et mardis » s’est affranchie du traumatisme des « années noires » ; elle a libéré l’espace public cadenassé depuis 2001 (5) par un élan collectif et spontané — une forme de « maturation psychologique, rejetant toute ingérence vécue comme du paternalisme », souligne la psychologue Dalila Samai Haddadi.
Les partis se voient bel et bien relégués au rôle d’accompagnateurs critiques du soulèvement, non de dirigeants ou d’organisateurs de l’action — et ils semblent l’avoir compris. S’ils évitent de se mettre en avant le temps des manifestations, ils apportent, en fonction de leurs moyens, des critiques qui, pour contradictoires et sujettes à polémiques qu’elles puissent être, demeurent nécessaires à la progression du Hirak. Les élections présidentielles de décembre 2019 advenues, la mobilisation des mardis et vendredis a été marquée par un certain recul. Certes — il semble qu’un processus de décantation politique soit à l’œuvre. Ce sont d’ailleurs les partis, associations et syndicats qui tentent de formuler, en fonction de leurs orientations respectives, des projets d’alternative.
L’écart qui existe entre le mouvement de protestation et l’action des partis représente pour le régime une opportunité : il peut tenter d’isoler toute expression partisane, syndicale ou associative, allant jusqu’à emprisonner certains dirigeants. Dans le même temps, il ouvre l’ensemble des espaces médiatiques qu’il contrôle à ses propres « experts » et épigones. C’est dans ces conditions que le nouveau président a lancé, timidement et non sans ambiguïté, un appel au dialogue avec le mouvement alors que sa dynamique, confrontée à un climat répressif d’arrestations arbitraires et de procès, rendait quasiment impossible la désignation d’intermédiaires avec lesquels dialoguer.
« Les deux entités sont traversées par des contradictions, chacune évoluant au rythme de la lutte politique. »
En face, les appels à l’auto-organisation manquent de clarté. Il n’est en effet pas certain que celle-ci soit en mesure de faire émerger des représentants des différents segments du mouvement ; en outre, elle pourrait difficilement offrir des garanties sur les conditions d’un dénouement démocratique sans l’intervention des partis, associations et syndicats. Le refus par le Hirak de toute délégation de pouvoir et de toute représentation par les partis politiques est l’une de ses caractéristiques fondamentales. Si c’est pour certains une force, empêchant de la sorte le pouvoir de brider la contestation par une négociation directe via des représentants potentiellement corruptibles, pour d’autres, cela représente une faiblesse : blocage de tout résolution rapide de la « crise », porte ouverte aux dérives comme aux manipulations. Seule l’expression des différentes composantes de la société peut sortir l’Algérie de cette situation critique. Et la résolution de cette contradiction de dépendre de la légitimité, de la clairvoyance, du charisme et de la consistance du projet que défendront les représentants qui pourraient émerger — ce qu’on retrouve dans l’histoire de toutes les révolutions, à l’exemple de celle menée par le FLN de 1954 à 1962.
La portée du Hirak
Pour sortir de la présente impasse, il convient donc d’ouvrir inconditionnellement les espaces d’expression politique à toutes les forces en présence et de les élargir aux nouvelles voix et formes d’organisation qui s’affirment depuis plus d’un an. D’ouvrir un dialogue horizontal, le plus large possible, et non une négociation verticale. Il serait erroné de penser qu’il y a d’un côté un bloc homogène, le Hirak, attendant de se structurer, et de l’autre un pouvoir à prendre. Les deux entités sont traversées par des contradictions, chacune évoluant au rythme de la lutte politique. Le Hirak est une forme de lutte populaire et collective qui permet aux diverses composantes de la société de gagner en liberté. Tout au long de la mobilisation, le mouvement n’a cessé, dans la rue, de réaffirmer sa capacité à porter les revendications de la société tout en s’adaptant à l’évolution des enjeux. Quoique l’on en dise, les partis et certaines personnalités politiques l’y aident : ainsi de la question de l’assemblée constituante, introduite dans le débat par la critique politique. La spontanéité a, elle aussi, ses limites.
La société représentée par le Hirak est, par essence autant qu’historiquement, traversée par des contradictions. Construire un devenir politique et social, c’est travailler à une organisation capable de les prendre en charge. Les partis, associations et syndicats devront en être partie intégrante, de même que l’ensemble des structures de base émergentes : collectifs étudiants, comités de libération de détenus, noyaux d’auto-organisation… Un cap reste à maintenir : la nécessité d’un changement politique. Croire qu’il se fera sans intervention populaire dans la sphère de l’État et le champ politique en général est illusoire : la démocratie tant revendiquée dépend donc de la manière d’envisager la structure politique étatique. Actuellement, l’édifice du régime est structuré, de la base au sommet, par les assemblées populaires communales (APC), l’Assemblée populaire de wilaya (APW) et enfin par l’Assemblée populaire nationale (APN) — la présidence de la République chapeaute l’ensemble. Le mode de désignation des membres de ces assemblées se fait au suffrage universel : un suffrage purement formel, dénué de toute consistance politique. C’est ici que la démocratie est bafouée, et ce à deux niveaux fondamentaux : par le suffrage lui-même, qui, on l’a dit, n’est pas transparent et échappe à tout contrôle populaire ; par les modalités de décision qui impliquent jusqu’au moindre détail la gestion de la Cité et du pays. Ces décisions sont concentrées entre les mains des wali (les wilayas sont des collectivités publiques territoriales) et des chefs de daïra (subdivision des wilayas regroupant plusieurs communes), représentants directs du pouvoir central. Wilayas et daïras sont aussi des espaces et lieux de tractation de leurs différentes clientèles.
Poursuivre le processus
Faut-il réviser le mode opératoire de ces institutions pour les rendre plus transparentes et démocratiques — en instaurant un contrôle populaire représentatif sur le suffrage universel qui les régit, par exemple ? Ou faut-il mettre à bas l’ensemble de ces institutions pour les remplacer par quelque chose de totalement nouveau, avec un système de démocratie directe, ou dite telle, à la base, par le biais de comités populaires ? Il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit avant tout, et comme dans tout changement révolutionnaire, d’un processus — avec des moments forts et des reculs. Qu’entend-on par ce terme ? Celui de « rupture », qu’il s’agisse d’une rupture de transition, de processus constituant ou de continuité, est fréquemment utilisé. Mais, dans les conditions actuelles, il n’est pas certain qu’une rupture radicale puisse avoir lieu du jour au lendemain, ni même à court terme. Reste donc à maintenir le cap vers une transition qui pourrait prendre la forme d’une série de ruptures, qu’elles se produisent successivement ou de manière ininterrompue : l’enjeu, c’est de maintenir l’idée d’un processus permanent (6).
Notes
1- « Issaba » est un terme d’abord employé par l’ex-chef d’État-major Ahmed Gaïd Salah (qui décédera le 23 décembre 2019) pour désigner un ensemble d’acteurs — proches d’Abdelaziz Bouteflika comme de son frère Saïd, oligarques, ministres, officiers généraux, patrons des renseignements, affairistes et escrocs — au pouvoir pendant toute la période Bouteflika. Il sera repris dans les slogans des contestataires. Une partie de cette « bande » est aujourd’hui en prison à la suite du soulèvement et des procès enclenchés par Gaïd Salah après le départ de Bouteflika.↑
2- Au cours de l’année 2017, où il a été nommé Premier ministre, Tebboune a créé une inspection générale dans ses services afin de « contrôler les finances publiques » et ainsi conférer plus de « transparence dans le financement et la réalisation des projets publics ». Il gênait donc les prédateurs qui, au sein des rouages de l’État, amassaient d’impressionnantes fortunes. Tebboune n’a, alors, pas été chargé par le président qui l’a nommé à ce poste de faire la chasse aux corrupteurs et aux corrompus, mais de renflouer les caisses de l’État en récupérant l’argent qui se trouvait, sous forme de crédit, précisément aux mains de ces opérateurs économiques tout-puissants.↑
3- Ahmed Ouyahia purge actuellement une peine de 15 ans de prison pour malversation dans le cadre des procès de la issaba.↑
4- Abane Ramdane et Larbi Ben M’hidi sont considérés par l’historiographie du mouvement national algérien et du FLN comme les principaux artisans du congrès de la Soummam en 1956, lequel a fourni une matrice programmatique au FLN et à la guerre de libération.↑
5- L’interdiction des marches ou de toute forme de manifestation publique dans la capitale a été instaurée le 18 juin 2001 sous le gouvernement d’Ali Benflis. Cette décision a été prise par le gouvernement à la suite de la marche historique du 14 juin 2001, initiée par le mouvement citoyen de la région de Kabylie.↑
6- La question des révolutions et de la démocratie est un enjeu mondial et historique, qui ne concerne pas seulement l’Algérie. Elle est traitée théoriquement à différents moments tout le long du XXe siècle. À ce propos, voir le débat entre l’homme politique français Henri Weber et le philosophe grec Nicos Poulantzas.↑
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