Texte et photo tirés de Reporterre.
Comment juger Monsanto ? Cette question, lancinante, a traversé toute l’audience du tribunal contre le géant américain de l’agro-chimie, les 15 et 16 octobre à La Haye. Pendant deux jours, vingt-quatre témoins, scientifiques et juristes se sont succédés à la barre pour dénoncer les crimes de la multinationale célèbre pour ses OGM et son Round-Up, un herbicide à base de glyphosate. Face à cinq juges de renommée internationale, ils ont tout livré : les enfants malformés et les cancers, le bétail malade, les rivières polluées et les sols détruits, les terres et les semences traditionnelles confisquées, les études scientifiques prouvant la dangerosité du glyphosate - composant principal du Roundup - écartées ou dénigrées. Après plusieurs heures d’audition, la juge sénégalaise Dior Fall Sow a fini par formuler à voix haute la question que toute la salle se posait : « L’arsenal juridique est très important. Les preuves du lien entre le glyphosate et les dommages causés existent. Pourquoi en sommes-nous encore là ? Quels problèmes font que les comportements de cette multinationale ne sont pas poursuivis et réprimés ? »
Pour tenter de faire évoluer la situation, les juges ont pour mission d’étudier la conformité des agissements de Monsanto avec le droit privé et le droit international, dans cinq domaines : le droit à la santé, le droit à l’alimentation, le droit à un environnement, le droit à l’information, le droit de la guerre. Ils doivent également décider si les mauvaises actions de Monsanto pourraient relever d’un écocide, crime non encore reconnu par les conventions internationales mais qui fait l’objet d’une intense réflexion.
Pour cela, ils ont pris des notes, posé des questions, pas toujours à l’aise face à ce public de militants prompts à taper des mains et à encourager les témoins - « Merci de ne pas applaudir pour respecter le sérieux et la dignité de la séance », réclamera plusieurs fois Françoise Tulken. Mais la juge belge ne dissimule guère sa profonde bienveillance : « Je voudrais remercier tous les témoins. Vous avez fait un long voyage, pas seulement point de vue géographique. C’est aussi un long voyage personnel, formé de choses vécues au sens fort du terme. Votre parole est importante pour ceux qui nous écoutent, pour nous et pour le travail qui va être fait. »
Certaines victimes ont déjà obtenu la reconnaissance de l’impact des pesticides sur leur santé, comme Paul François. L’agriculteur français, intoxiqué en 2004 par un herbicide nommé Lasso, a témoigné de ses victoires judiciaires contre Monsanto. Mais le prix à payer est exorbitant, confie-t-il avec amertume : « C’est long, violent et coûteux. Les avocats de Monsanto n’ont pas cessé de me démonter. J’ai déjà engagé plus de 40.000 euros dans la procédure. Malgré sa condamnation en appel en septembre 2015, la multinationale ne m’a pas encore versé un centime. » Monsanto a de nouveau fait appel et l’agriculteur attend désormais le pourvoi en cassation en 2017.
Théo, 9 ans, 50 opérations à cause de malformations dues au glyphosate
Tous ne se sentent pas prêts à tant de sacrifices. Sabine Grataloup, intoxiquée au glyphosate pendant sa grossesse en 2008 et dont le fils Théo souffre d’une terrible malformation de l’œsophage et de la trachée, préfère consacrer ses forces à accompagner son enfant dans son calvaire médical – le garçonnet subira sa 51e opération chirurgicale le 20 octobre prochain. Christine Sheppard, à qui l’on a diagnostiqué un lymphome non-hodgkinien après plusieurs années d’épandages de Round-Up, n’a pas lancé de procédure non plus : « Monsanto ferait traîner et je finirais ruinée avant même de pousser la porte du tribunal. »
Dans les pays du Sud, c’est encore plus compliqué. Comme au Brésil, dans les territoires consacrés à la monoculture du soja, où « plus de 60.000 personnes ont été empoisonnées au glyphosate entre 1999 et 2009 », dénonce le chercheur en santé publique et environnementale et membre de l’Association brésilienne de santé collective (Abrasco), Marcelo Firpo. Pourtant, « la plupart du temps, nous n’arrivons pas à porter ces affaires devant les tribunaux. Les procureurs réagissent d’une manière suggérant qu’on ne peut pas faire grand-chose. Le Brésil a signé bon nombre de conventions internationales mais rien n’est fait pour les respecter ! »
Monsanto a aussi ses petites techniques pour éviter le procès. Le coton transgénique Bt a été introduit en 2008 au Burkina Faso. « Dès la première campagne, un paysan a vu ses moutons et ses chèvres mourir après avoir brouté dans un champ de coton et a donné l’alerte, raconte Ousmane Tiendrebeogo, paysan lui aussi. La gendarmerie lui a conseillé d’envoyer quelques feuilles de coton pour analyse au laboratoire de Monsanto, aux Etats-Unis. Comme les analyses n’ont pas conclu que les plantes étaient responsables de la mort des animaux, le groupe a réclamé le remboursement des frais, soit 2,5 millions de francs CFA (3.800 euros). » Le paysan était trop pauvre pour payer. Evidemment, « cette mise en scène a fait taire la contestation à jamais », observe M. Tiendrebeogo.
Pantouflages et jeux d’influence
Non content d’intimider ses victimes. Le groupe se livre allègrement au pantouflage – les allers-retours de Michael Taylor entre l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) et Monsanto ont été évoqués. Ses sbires murmurent jusque dans les ministères et les institutions nationales stratégiques. En 2012, une semaine après le coup d’Etat au Paraguay, « le nouveau gouvernement a autorisé la culture du coton transgénique Bt et Monsanto a pu mettre en place une taxe dans les ports du pays », dénonce l’expert en santé Miguel Lovera, qui soupçonne la multinationale « non pas d’avoir financé le coup d’Etat, mais de lui avoir fourni des outils ».
De nombreux autres témoignages de ce genre ont été recueillis ces deux jours. Tellement accablants qu’on était tout étonné, à la pause déjeuner, de voir le joli soleil d’automne briller comme si de rien n’était sur le canal de la Kortenaerkade, ou de trouver si appétissante la salade de betteraves et pois chiches bio distribuée par les organisateurs. Mais la situation n’est pas insoluble. Principes directifs relatifs aux entreprises et aux droits humains signés par l’ONU en 2011, Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels... Les avocats qui se succèdent à la barre dimanche après-midi ne manquent pas d’idées de textes sur lesquels s’appuyer pour condamner Monsanto. Pour l’avocate Claudia Gomez Godoy, l’objectif est double : parvenir à indemniser les victimes et, surtout, éviter que la situation ne se reproduise.
Désormais, les cinq juges ont toutes les cartes en main pour rédiger un avis consultatif, dont la juge Françoise Tulkens pense qu’il permettra « à des avocats, des juges, des tribunaux, d’intervenir, d’aller plus loin sur les questions de responsabilité, de réparation des dommages causés par Monsanto. Mais aussi de faire progresser le droit international des droits humains ». L’avis pourrait être rendu, au plus tôt, le 10 décembre prochain. Une chose est sûre, la démarche n’est pas vaine, estime la magistrate : « Le droit suit la réalité, les événements. Il est fait pour les gens, les gens qui souffrent ; pas pour les juristes, ni pour les livres de droit. S’il n’y a pas des mouvements comme le vôtre, il n’avancera pas. »