Édition du 17 décembre 2024

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WikiLeaks : Bradley Manning, le détenu qui embarrasse les Etats-Unis

Pour le cofondateur de WikiLeaks, Julian Assange, il est "un héros sans pareil" et "le prisonnier politique américain le plus important". Pour ses détracteurs, c’est un traître. Pour la plupart des observateurs, il est surtout un féru d’informatique mal dans sa peau qui a atterri dans l’armée par hasard et a fini par faire trembler l’administration américaine.

Incarcéré depuis le 29 juillet 2010, Bradley Manning, le soldat américain de 23 ans soupçonné d’avoir transmis des milliers de câbles diplomatiques américains au site WikiLeaks, est la seule personne officiellement inquiétée par la justice dans cette affaire.

Depuis des mois, la question de ses conditions de détention, jugées inacceptables par ses défenseurs, intéresse les Américains. Mercredi, Manning a été transféré du centre de détention militaire de Quantico, en Virginie, vers celui, "plus approprié", de Fort Leavenworth, au Kansas. Infléchissement de l’administration américaine ou volonté d’accentuer son isolement ? Ce transfèrement n’est que le nouvel épisode d’un feuilleton qui divise l’opinion américaine et embarrasse le pouvoir.

Qui est Bradley Manning ?

Bradley Manning est la source présumée de WikiLeaks, celui qui a permis au site américain de révéler au mois de janvier un grand nombre de documents confidentiels de l’administration américaine (lire "Les principales révélations des ’fuites’ de WikiLeaks" et "Les analyses des télégrammes diplomatiques, région par région"). Cet ancien analyste de renseignements en Irak est soupçonné d’avoir fourni au site des milliers de câbles diplomatiques du département d’Etat et des documents militaires américains sur les guerres en Irak et en Afghanistan.

Poursuivi pour 34 chefs d’accusation, dont "collusion avec l’ennemi", le jeune homme risque la prison à vie. Si les enquêteurs peinent à trouver des preuves d’un contact entre Bradley Manning et Julian Assange, le téléchargement sans autorisation des documents confidentiels est nettement moins difficile à démontrer. Le hacker Adrian Lamo a communiqué au magazine Wired des conversations virtuelles qu’il entretenait avec Manning et dans lesquelles ce dernier expliquait comment il a téléchargé les documents top secret dans des faux disques de la chanteuse Lady Gaga.

Au fil des semaines, Bradley Manning s’est mis à incarner, sans forcément le vouloir, la résistance face aux guerres menées par son pays et la liberté d’information, celle que WikiLeaks brandit comme un étendard. Dans les manifestations de soutien à Manning, on croise aussi bien des soldats déçus par leur expérience en Irak que des personnalités du Web.

La personnalité de Manning a toujours intrigué l’armée et décuple la motivation de ses défenseurs : abandonné par son père (qui le défend aujourd’hui) lorsqu’il lui révéla son homosexualité, progressiste dans un milieu qui ne l’est pas, rongé par ses états d’âme, Bradley Manning n’est pas un soldat comme les autres. Depuis le début de son incarcération, il s’est attiré le soutien d’un certain nombre de figures au poids médiatique certain, comme le réalisateur Michael Moore, l’ancien analyste de l’armée au Vietnam Daniel Ellsberg ou la colonelle à la retraite Mary Ann Wright. Tous ont rejoint son comité de soutien, financé en partie par WikiLeaks, qui organise régulièrement des manifestations. Un texte de soutien, rédigé par deux professeurs de droit de Yale et Harvard, a été signé par près de 300 universitaires.

Que sait-on de ses conditions de détention ?

Depuis le 29 juillet 2010, Bradley Manning est incarcéré dans la prison militaire de Quantico, en Virginie. Depuis neuf mois, ses nombreux défenseurs dénoncent le caractère inacceptable de ses conditions d’enfermement. Sur son blog, David Coombs, un colonel de réserve devenu avocat de Manning, raconte le quotidien de son client : occupant sa cellule vingt-trois heures par jour, placé sous surveillance permanente, le soldat doit remettre ses vêtements à ses gardiens toutes les nuits. Il se plaint de n’avoir aucun contact avec les autres détenus, de ne pas pouvoir faire de sport comme il l’entend et d’être régulièrement victime de "punitions".

Le 18 décembre, dans une note de blog, David Coombs décrit la journée-type de Manning : "Les gardiens lui demandent toutes les cinq minutes s’il va bien et il se doit de répondre par l’affirmative... Il a le droit de n’avoir qu’un livre ou magazine à la fois, qu’on lui retire à la fin de la journée." Les soutiens de Bradley Manning, qui a porté plainte contre ses conditions de détention, parlent de "torture psychologique" et pensent que les autorités américaines cherchent à le contraindre à l’isolement le plus profond et à mettre en danger son équilibre psychologique, déjà fragile, pour qu’il collabore et communique, en particulier, des informations sur Julian Assange. Ce dernier est poursuivi dans une double affaire d’agressions sexuelles, mais pas pour l’affaire WikiLeaks.

Depuis onze mois, l’administration Obama est contrainte de se défendre face à ces accusations. Début mars, Geoff Morrell, le porte-parole du ministère de la défense, a réfuté les critiques, après une visite à Quantico. "Il y a trente personnes dans un couloir en U, il n’est pas dans un trou, il n’est pas isolé des autres, il a le droit de parler avec les autres dans ce couloir."

Surtout, depuis le début de l’incarcération de Bradley Manning, les autorités agitent le même argument en permanence : si l’enfermement du soldat est si "spécifique", c’est pour le protéger de lui-même, pour prévenir tout risque de suicide. "Il n’y a aucune intention de l’humilier ou de le mettre dans l’embarras. Il s’agit seulement d’assurer que le détenu sera en mesure de se présenter à son procès", a indiqué à la presse le lieutenant Brian Villiard, porte-parole de la prison.

Pourquoi a-t-il été transféré ?

L’administration américaine commence à être sérieusement embarrassée par l’affaire. Pour avoir déclaré que le traitement infligé à Manning était "ridicule, contre-productif et stupide", le porte-parole du département d’Etat, Philip Crowley, a dû démissionner le 13 mars. Pour l’heure, le président Obama n’infléchit pas sa position : "Les conditions de détention sont appropriées et répondent aux règles habituelles." Parmi les soutiens du soldat incarcéré, beaucoup s’étonnent de voir le président américain, ancien professeur de droit constitutionnel, laisser l’affaire prendre une telle ampleur, maintenant qu’il est devenu chef des armées.

Mercredi 20 avril, Bradley Manning a quitté la prison militaire de Quantico pour rejoindre celle de Fort Leavenworth, au Kansas. Pour le Washington Post, cette décision est le signe d’une prise en considération des critiques. "Leavenworth est une prison plus appropriée et Manning devrait pouvoir bénéficier de trois heures de récréation quotidiennes et interagir avec les autres détenus." Le journal cite les propos du sous-secrétaire à l’armée, Joe Westphal : "Nous voulions juste lui trouver un endroit où son bien-être durant l’incarcération qui précède son procès serait le meilleur que l’on puisse lui offrir. C’est un soldat. C’est notre soldat. Et nous devons prendre en compte cet aspect."

Ces dernière semaines, l’affaire fait de plus en plus de bruit à l’étranger. L’ONU s’est dite vigilante sur le sort du soldat : lorsque le jeune homme était incarcéré à Quantico, Juan Mendez, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, avait évoqué la possibilité de le rencontrer. Nul doute que l’attention toute particulière portée sur cette affaire par l’organisation internationale a poussé le gouvernement américain à accélérer son transfèrement.

Le transfèrement va-t-il faire taire les critiques ?

Les soutiens de Bradley Manning sont très clairs : le transfèrement ne constitue en aucun cas une amélioration de la situation de Manning, mais une manière de renforcer son isolement. Sur son blog, l’avocat de Manning, David Coombs, pense que les autorités américaines ont voulu mettre un terme à une situation qu’ils ne parvenaient plus à défendre : "Lorsqu’un expert psychiatre a expliqué qu’il n’y avait pas de raison que Manning soit maintenu dans de telles conditions de détention, les responsables de Quantico ont compris que la situation n’était plus tenable." Sur le site de soutien de Manning, on explique que ce transfèrement "limite son accès à son avocat David Coombs. Cela limite aussi sévèrement les occasions de visite de sa famille et de ses amis de la Côte est".

Dans les jours qui viennent, le soldat devrait subir "une évaluation en profondeur" de son état psychique. Ces examens pourraient se révéler déterminants car de l’avis de tous, Bradley Manning est une personne extrêmement fragile. Début février, le Washington Post avait révélé que le soldat avait été envoyé en Irak en dépit d’un avis défavorable rendu par un expert psychiatre, qui assurait qu’il souffrait de "problèmes de comportement". Et selon David Coombs, la santé mentale fragile du jeune homme avait inquiété ses supérieurs au point qu’ils décidèrent de désactiver son arme de service.

Le procès, dont la date n’est pas encore connue, ne devrait pas intervenir avant de longs mois. A ce moment-là, c’est un tout autre débat qui succèdera à la polémique actuelle : celui de la culpabilité ou non du soldat-hacker et, plus généralement, de WikiLeaks.

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