Le 12 avril, Mme Elgrably répondait par la voix du même journal à des courriels lui demandant d’avouer ses convictions économiques (néolibérales). Lisons-la un peu :
« Qu’on se proclame social-démocrate ou que l’on prône le libéralisme économique, nous poursuivons tous le même combat. » (...)
« Aux yeux de la gauche, on ne peut aider les plus pauvres qu’en enlevant aux plus riches, d’où cette fixation sur la redistribution de la richesse. Quant à eux, les partisans du libre-marché croient qu’il est injuste d’arracher à quiconque le fruit de son travail. Ils jugent essentiel de récompenser celui qui étudie, déploie des efforts, fait preuve d’initiative et prend des risques. Pour améliorer le sort de tous, le libéralisme mise sur la création de la richesse. »(...)
« La gauche offre un discours aguichant. Cependant, même si ce discours m’avait séduite à 20 ans, les enseignements de la science économique m’incitent à défendre maintenant le libre marché. Parce qu’il faut créer de la richesse avant de pouvoir la redistribuer, et parce que seules la liberté économique et la responsabilité individuelle sont sources de prospérité. » (...)
Ce discours sur l’intervention de l’État n’a rien de nouveau. Souhaitons n’exaspérer personne avec une énième réfutation de celui-ci. Mais puisqu’il le faut...
Je diviserai mon argumentation en trois parties. Premièrement, un mot sur la complexité de l’essence de l’État. Ensuite, réfutation de la « méritocratie ». Enfin, la différenciation de la gauche et de la droite et la valeur relative du discours économiste.
I. L’État ; un être hybride
L’État (moderne occidental) n’est ni uniquement un comité de gestion de la propriété et de l’intérêt capitaliste, ni un instrument de défense des droits et intérêts du peuple dans son ensemble, ni un défenseur des minorités. En fait, il endosse ces rôles de façon relative, selon les rapports de force. Et dans un système capitaliste, le rapport de force est bien sûr en faveur des patrons et propriétaires. L’État est toujours structuré et principalement dirigé par la classe dominante et dans son intérêt, malgré les concessions faites aux autres forces de la société civile (syndicats, femmes, minorités, etc.). La majorité du personnel cadre supérieur de l’État est toujours issue de la classe dominante et il en représente l’intérêt. Contrairement à ce que l’on peut penser, le pouvoir de l’État ne recule pas à mesure que le pouvoir des grandes corporations progresse et se concentre. Au contraire, l’État, depuis une centaine d’années, autant dans les pays capitalistes que dans les pays dits communistes, a développé et centralisé de plus en plus les pouvoirs judiciaire, exécutif et coercitif.
Ce qui a diminué, après les Trente Glorieuses de l’État providence, ce sont les responsabilités et les soutiens sociaux-économiques de l’État et non le poids de l’État en général, n’en déplaise aux libéraux. Et les politiques néolibérales vont dans ce sens ; réduire les responsabilités de l’État. Le poids de l’État est ainsi peut-être réduit pour les possesseurs du capital, mais certainement pas pour la population en général, surtout avec la vague actuelle d’obsession sécuritaire...
En fait, l’État est pris dans une perpétuelle et complexe contradiction entre son besoin de légitimité politique (l’exécutif, les services publics), sa tendance propre au statu quo (le législatif et le judiciaire) et son rôle (plus ou moins important selon les pays) de gestion de l’intérêt économique de la « Nation », c’est-à-dire de la classe dominante et dans une certaine mesure de la classe moyenne. Ajoutons à cette liste les différents lobbies et groupes de pressions aux pouvoirs d’influence variables.
Bref, pour faire une analogie psychologique : l’État moderne souffre de schizophrénie et de frustration identitaire chronique. La question de l’intervention de l’État dans l’économie et la société n’est pas simple. Il est naïf de la part des économistes (néo)libéraux de croire qu’une simple diminution de l’interventionnisme et des déréglementations (comme l’élimination du salaire minimum que Mme Elgrably suggère) soient une solution pertinente aux déséquilibres du marché. Créer 500 emplois à 5$/h ne compenserait certainement pas la perte de 500 emplois à 20$/h transférés en Chine ou au Mexique... Cependant, il est tout aussi naïf de la part d’une certaine gauche de croire que l’on peut actuellement réduire le fardeau fiscal de la classe moyenne et augmenter celui des riches et des grandes entreprises, et augmenter substantiellement les revenus de l’État pour garantir l’accès à tous à des services publics essentiels de qualité et gratuits (santé, éducation...), et cela par simple voie législative ou même par l’élection éventuelle d’un (véritable) gouvernement de gauche.
Puisque l’État répond à des rapports de forces divergents et que le rapport de force du Parlement seul n’est pas suffisant pour contrer celui du monde des affaires (s’il désire réellement le contrer...), c’est ce dernier qui finira par l’emporter, même sur un gouvernement de gauche. D’où l’importance d’un soutien massif et concret de la part des travailleurs et travailleuses et de la population pour un éventuel gouvernement de gauche (parti des urnes, parti de la rue). Rien d’autre qu’une implication active de la population en général ne fera de l’État un instrument de gestion sociale et économique véritablement démocratique.
II. Méritocratie et redistribution
Les concepts de « mérite » et de « risque » sont centraux dans les discours libéraux et néolibéraux. Ces discours, comme celui de Mme Elgrably, affirment qu’il est injustifié d’enlever aux riches pour donner aux pauvres, qu’il est « injuste d’arracher à quiconque le fruit de son travail », qu’il faut récompenser celui qui prend des risques, etc.
Le concept de mérite est extrêmement vague et son évocation par des intellectuels libéraux, qui défendent un système foncièrement injuste, frôle l’insulte. Tout d’abord, le mérite relatif entre les différents métiers, professions et domaines de travail devrait être une question de valeurs sociales discutées démocratiquement (évaluation horizontale de leur valeur relative). Ensuite, les critères d’évaluation du mérite relatifs à la position hiérarchique d’une personne à l’intérieur d’une entreprise sont foncièrement élitistes et déterminés par un système qui valorise la compétition à outrance et qui accorde une prédisposition de confiance à l’investisseur individuel (le propriétaire de l’entreprise). Les institutions financières fonctionnent selon les règles et la « philosophie » dictées par la classe économiquement et socialement dominante.
Elles ne fonctionnent pas de la même façon selon que la classe dominante est une élite capitaliste (minoritaire) ou la population en général ;
– Dans le premier cas, elles fonctionneront selon des principes et des règles élitistes et individualistes ; ce qui veut dire que les risques associés à l’endettement dans le but d’acquérir la propriété d’une entreprise seront assumés de façon individuelle, et que les bénéfices seront aussi individuels. Cependant les risques collatéraux (faillite de l’entreprise, par exemple) seront, quant à eux, plus collectifs. Sans parler du système d’actionnariat qui ajoute complexité, abstraction et déshumanisation au fonctionnement de l’économie.
- Dans le deuxième cas, elle peuvent fonctionner selon des principes coopératifs et ainsi répartir collectivement et les risques reliés à l’endettement et les bénéfices que l’entreprise réalisera. Quand les libéraux parlent de risque, ils ne parlent que du risque financier pris par l’entrepreneur, ils ne parlent pas du risque pour sa santé et sa sécurité que prend le mineur de diamant africain ou l’ouvrière chinoise. Ils ne parlent pas non plus de l’insécurité et de la précarité devenues chroniques pour beaucoup de travailleurs occidentaux.
En réalité, le risque pris par l’investisseur ne se transforme en bénéfice que grâce au travail effectué par les travailleurset travailleuses. Dans ces conditions, qui est le véritable créateur de richesses ? La vérité c’est qu’il n’y a aucune création de richesse sans travail. Le fait que quelqu’un ait travaillé fort pendant 20 ans pour économiser un montant d’argent, afin de l’investir dans une entreprise, ne change absolument rien au fait que le bénéfice potentiel de son entreprise viendra inévitablement du travail de ses employés. Les sacrifices supposés d’un individus ne justifient en rien le droit de tirer un bénéfice indu du travail d’autres personnes en échange d’un salaire.
Ainsi, le débat économiste entre création et redistribution de la richesse est en partie invalidé. Puisque la richesse est de toute façon créée par les travailleurs et travailleuses, la redistribution, perçue comme un partage consenti par les riches, devrait être en réalité perçue comme une véritable RE-distribution au sens de REtour à ceux et celles qui ont en réalité créé cette richesse, et dans une certaine mesure aussi à celles et ceux qui ont été exclus (pour toutes sortes de raisons) temporairement ou définitivement du processus économique proprement dit. Alors, qui vole le fruit du travail de qui ?
De plus, la nécessité de créer toujours plus de richesse avant de la redistribuer, (que les libéraux mettent de l’avant comme prétexte pour repousser toute responsabilité sociale et fiscale de l’entreprise) est une supercherie et est écologiquement intenable. C’est une supercherie parce que dans un système capitaliste, il faut que les travailleurs et travailleuses créent beaucoup plus de richesse qu’ils n’en consomment pour créer les surplus dont bénéficieront leurs patrons et actionnaires. De plus, la tendance propre au capitalisme à réduire les dépenses d’entreprise pour augmenter les bénéfices, crée depuis plusieurs années beaucoup plus de travailleuses et travailleurs précaires et très mal rémunérés, entre autre « grâce » à la mondialisation et à la délocalisation. Où est la place de la redistribution là-dedans ?
C’est aussi intenable écologiquement puisque création de richesse veut dire consommation des ressources naturelles. Ainsi, l’économie capitaliste ne peut générer toujours plus de millionnaires et de milliardaires sans générer aussi des millions de travailleurs et travailleuses exploitées. Pour que la création d’emplois soit économiquement efficace et créatrice de richesse pour tous et toutes (au moins pour les travailleurs et travailleuses), il faut que ces emplois soient suffisamment rémunérés, pour assurer une consommation suffisamment élevée, pour assurer aux entreprises des revenus intéressants et récurents, ce qui implique une consommation toujours plus grande des ressources naturelles.
Et si les entreprises ne consentent pas des revenus suffisamment intéressants à leurs employés dans les classes moyennes des pays riches, il faut alors diminuer les prix des produits pour que ces classes moyennes consomment et pour cela il faut les produire à des coûts plus bas. Et si ces produits sont fabriqués et consommés par ces travailleurs et travailleuses des classes moyennes, on ne peut réduire les coûts de production sans réduire leur consommation. Alors l’entreprise a le choix entre diminuer les salaires de ses employés en espérant ne pas trop affecter leur pouvoir d’achat, ce qui est impossible, ou faire fabriquer des produits à très faible coût en Chine ou ailleurs, ce qui crée du chômage dans la population « consommatrice » et diminue son pouvoir d’achat.
Nous aboutissons donc à un cercle vicieux paradoxal qui se nourrit de surconsommation des ressources (due à la diminution des coûts de production et de la qualité de la marchandise produite, et à la dévalorisation sociale rapide de la marchandise, (voir le phénomène des modes)), d’appauvrissement général, de disparition graduelle de la classe moyenne et de monopolisation de la richesse, du pouvoir politique, et éventuellement des ressources les plus vitales comme l’eau et l’air pur. Ce cercle vicieux peut se briser de lui-même par la pollution et la consommation extrême des ressources, équivalant à l’impossibilité pour les humains (même les riches) de perpétuer les conditions minimales nécessaires à leur survie.
Si un clivage extrême entre riches et pauvres et la disparition de toute classe moyenne (qui est la clé de voûte du système capitaliste) se produit AVANT la catastrophe écologique sus-mentionnée, le cercle vicieux peut se briser par la révolte de la majorité pauvre et exclue. Dans ce cas, il est peu probable que même une riposte violente de la classe dominante puisse mâter une telle révolte, résultat de conditions de vie intenables où même les besoins les plus essentiels seraient quasi-inassouvis.
III. La gauche et le discours économiste sur la liberté
Contrairement à ce que Mme Elgrably prétend, la gauche et la droite ne poursuivent pas le même but. La différence entre les deux tendances ne se situe pas seulement au niveau de la façon d’atteindre la liberté, l’égalité et la justice pour tous et toutes. Si un individu qui se dit de droite prétend à la fois vouloir l’égalité et la liberté pour tous et toutes, l’élimination de la pauvreté, etc., c’est soit parce qu’il n’a pas saisi les fondements de la différence entre la droite et la gauche, soit qu’il mente délibérément. Comme un parti libéral élu qui prétend améliorer la qualité de vie de tous et toutes et stimuler l’économie en adoptant des lois anti-syndicales, en réduisant les impôts (tout en prétendant améliorer les services publics), en permettant aux entreprises de remplacer des emplois bien rémunérés ici par des emplois à 50$ par mois dans un pays ou les normes du travail sont inexistantes ou très faibles (en sachant que cette entreprise ne paiera pas plus d’impôt par la suite)...
La liberté que la gauche proclame, c’est bien sûr les libertés politiques, mais aussi les libertés économiques et sociales qui devraient assurer à tous l’accès : à un revenu décent (peu importe l’emploi, et pas seulement en période d’emploi) ; à une instruction publique, gratuite, en constante évolution et qui tienne compte des prédispositions de chacun et chacune, principal moyen de mobilité sociale ; à l’eau et aux autres ressources vitales, de qualité et en quantité suffisante, etc.
La liberté proclamée dans les discours néolibéraux, c’est principalement la liberté d’entreprendre, la liberté pour un individu de bénéficier du fruit du travail des autres. La création d’emplois et de richesse pour la collectivité n’est pas le but principal de la plupart des entrepreneurs. Leur but, c’est de récupérer un retour sur investissement, et pour cela il faut que les dépenses soient les plus basses possibles. Bien entendu, il faut nuancer et faire la différence entre une petite, moyenne et grande entreprise. Le niveau de retour sur investissement par travailleur et travailleuse (donc le niveau d’exploitation) est différent selon la grosseur de l’entreprise, selon le ratio productivité/nombre d’employés, etc. Mais le résultat est globalement le même : dans le système capitaliste trop « libre », la liberté des uns est inversement proportionnelle à celle des autres et les places dans le haut de la pyramide socioéconomique sont limitées ; si un individu y entre, un autre en sort. Bien sûr, en théorie, chacun et chacune a la liberté légale d’atteindre le haut de la pyramide, mais dans les faits, cela dépend des ressources disponibles (monétaires, éducationnelles...), de sa volonté d’écraser les uns et d’exploiter les autres pour y arriver, et le système reste lui-même inéquitable et générateur de beaucoup plus de pauvres que de riches, même si un pauvre peut devenir riche.
Enfin, Mme Elgrably, sachez que plus on augmente la liberté d’entreprise, plus on diminue les contraintes sociales à la circulation et à l’investissement du capital, plus on génère d’inégalités et d’exploitation maximale des ressources et des humains. La liberté totale des uns nécessite l’esclavage total des autres, et cela, les premiers théoriciens libéraux l’avaient compris en préconisant l’intervention de l’État dans l’économie libre, pour en compenser les excès.