Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

« Une des racines de la propagande de Poutine, la stabilité actuelle contre l’instabilité des années 1990 »

Installée en Russie depuis 1994, mariée à un militant syndical enseignant d’opposition, la Française Carine Clément, 40 ans, est une sociologue qui suit depuis des années les protestations sociales : défense de l’habitat, retraités, syndicalistes ou écologistes. Son activité à la tête de l’Institut de l’action collective (IKD) à Moscou, association et groupe d’études, lui a valu des tentatives d’intimidation. Entretiens avec Carine Clément et Anne le Huérou conduits par Hélène Despic-Popovic.

Que signifient les mouvements de contestation ?

C. Clément : C’est une prise de conscience citoyenne. Les manifestants se disent : je suis citoyen et je veux avoir mon mot à dire. Ce n’est pas encore une prise de position politique. La notion de droite, de gauche, de politique libérale ou de politique sociale… tout cela reste flou. Dans ce pays, il y a eu une absence totale de débat politique, l’espace public étant limité. C’est ça qui est en train de changer. A moins d’un retour de bâton, la dynamique est lancée.

Qu’est-ce qui vous frappe parmi les manifestants ?

C. Clément : L’enthousiasme. Ils ont le sentiment d’avoir recouvré leur dignité. Chacun a l’impression, en se trouvant dans la rue, qu’il y a tellement de gens bien avec qui on peut parler. Qu’on est beaucoup. Les manifestants se disent : il faut que j’y sois. C’est un devoir citoyen. Dans les propos, on entend : « Il ne faut pas qu’ils croient qu’ils peuvent continuer à se ficher de nous. » Beaucoup s’inscrivent comme observateurs pour surveiller la présidentielle de dimanche. C’est déjà un vrai engagement.

Qui sont-ils ?

C. Clément : Au niveau des catégories socioprofessionnelles, ou de l’âge, c’est très hétéroclite. A Moscou, c’est davantage la « classe moyenne », qui gagne suffisamment bien sa vie pour ne pas s’inquiéter du lendemain, qui est branchée Internet. Il y a aussi des étudiants, des profs, des petits entrepreneurs et des artistes. Quand on enquête parmi les participants, on voit qu’il y a une très forte demande d’unité. Les nationalistes côtoient la gauche. Ce sont les bons contre les méchants. Le contenu social est quasiment absent de l’agenda politique du moment.

Qui trouve-t-on, en face, dans les manifestations pro-Poutine ?

C. Clément : Nombre d’entre eux ont été obligés d’être là par leur patron ou leur directeur. Des fonctionnaires, des gens qui dépendent de l’Etat. Mais aussi des retraités pour qui c’est une sortie, ou des provinciaux à qui on offre la possibilité d’aller à Moscou, mais qui sont déçus, car ils ne voient que le parcours qui va de la gare au stade.

Moscou d’un côté, et la province de l’autre ?

C. Clément : Pas du tout. Proportionnellement à leur part dans la population, il y a autant de manifestants dans les villes de province qu’à Moscou. Mais quand c’est à Moscou, cela fait sens. Et puis cela est davantage couvert par les médias. Le grand réveil des mouvements sociaux a commencé dans les régions en 2005, quand le pouvoir – sauf le maire de Moscou – a décidé de monétiser les avantages sociaux. Un demi-million de personnes sont alors descendues dans les rues. Le pouvoir fédéral a été obligé de reculer. Ensuite, il y a eu les mobilisations liées aux problèmes de logement, en plein boom immobilier sans contrôle, puis celles liées à l’automobile [1]. Avec la crise économique de 2008-2009, il y a eu un petit réveil des conflits du travail. A partir de 2009, les mouvements commencent à se structurer au niveau des villes contre les maires ou les gouverneurs. Et il y a les grandes batailles écologiques, comme celle en faveur de la préservation de la forêt de Khimki [voir à ce propos sur ce site, en date du 2 mai 2011, l’entretien avec Carine Clément : « La bataille de Khimki »] dont on parlera davantage car c’est dans la banlieue de Moscou, là où sont les médias.

Pourquoi, dans leur immense majorité, les manifestants refusent-ils de parler de révolution ?

C. Clément : Pour les Russes, la révolution, c’est le sang. Pourtant, il y a bien eu une révolution, pacifique d’ailleurs, en 1991, lors de l’éclatement de l’URSS. Mais dès que Boris Eltsine a pris le pouvoir, les intellectuels ont dit aux manifestants : rentrez chez vous, nous avons besoin d’un homme fort et d’une élite éclairée. On a fait peur aux gens en agitant la menace d’un retour des communistes. Les Russes ont intériorisé l’idée que la révolution est quelque chose de négatif. Il n’y a jamais eu de débat sur le bilan des années 1990. Même si une des racines de la propagande de Poutine, c’est la stabilité actuelle contre l’instabilité des années 90. Rappeler ces temps difficiles pour tous ceux qui n’en ont pas bénéficié et agiter la menace de la révolution orange en Ukraine, c’est très efficace.

Après la victoire prévisible de Poutine, pensez-vous que la mobilisation va se perpétuer ?

C. Clément : Non, ce sont tous des gens très occupés. Ils ont du travail, doivent gagner de l’argent. Mais une partie, plus ou moins importante, des manifestants actuels va continuer à mener une activité associative ou politique en s’engageant dans telle ou telle initiative. Nos entretiens montrent que beaucoup sont prêts à franchir ce pas vers plus d’engagement. Ce que j’espère, c’est que commence un vrai débat politique. Que se constitue une droite libérale, une gauche… Parce que, pour l’instant, il n’y a ni l’un ni l’autre. Et sans courants politiques, il ne peut pas y avoir de vrais leaders.


[1] Les tentatives du gouvernement pour protéger les constructeurs automobiles russes par une augmentation des taxes sur les voitures d’occasion étrangères ont suscité une protestation massive dans la partie extrême-orientale de la Russie. En effet, des dizaines et dizaines de milliers de personnes vivent de la transformation et du commerce de voitures japonaises et coréennes d’occasion. Ainsi, Vladivostok, port de Russie sur la mer du Japon, a été le théâtre de manifestations massives et d’affrontements avec la police. A cette occasion, d’autres revendications économiques et politiques sont apparues : contre les licenciements illégaux, le droit de réunion et de manifestation, y compris la démission du gouvernement de Vladimir Poutine. (Réd. A l’Encontre)

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Entretien avec Anne le Huérou, sociologue, chercheuse associée au Centre d’études de la société russe contemporaine et au Centre d’analyse d’intervention sociologique (Cadis, EHESS-CNRS), professeure à l’Université du Havre (France).

Ce mouvement est-il une surprise ?

Anne le Huérou : C’est l’ampleur du mouvement qui est une surprise. Des éléments le laissaient présager. Il existe depuis des années en Russie des ferments de société civile, des mouvements associatifs, des gens mobilisés, notamment dans les villes de province. Il y a eu, au milieu du deuxième mandat de Poutine, des mouvements contre la monétisation des avantages sociaux, autour de réformes qui touchaient des personnes âgées et plus vulnérables, des mobilisations fortes qui avaient abouti à des reculs du gouvernement. Ensuite, il y a eu des mouvements spontanés comme celui des automobilistes. Il y avait aussi un foisonnement associatif autour des questions liées au logement, contre la densification de l’habitat ou les hausses des charges municipales. Ces mouvements, qui s’occupent très concrètement des gens, peuvent aboutir ou pas à une mobilisation plus générale.

Quand la contestation a-t-elle pris un tour plus politique ?

Anne le Huérou : On a assisté, il y a dix-huit mois, à la « révolution des mandarines » à Kaliningrad, lorsque les jeunes ont manifesté malgré l’interdiction des pouvoirs locaux. Ce fut le signe qu’il se passait quelque chose. De nombreux jeunes ont également commencé à fréquenter, le soir, des écoles d’observateurs mises en place pour former les volontaires à la surveillance du scrutin législatif de décembre.

Cette volonté de changement a-t-elle une base sociale ?

Anne le Huérou : Il y a un mouvement de fond sociologique et générationnel. Ceux qu’on voit dans les rues de Moscou sont entrés en politique au moment où s’achève le mandat de Dmitri Medvedev qui avait suscité quelques espoirs dans une génération des 25-35 ans, arrivés à l’âge adulte sur fond de montée en puissance de la Russie, de bien-être économique et social. Cette génération a eu la possibilité de faire des carrières rapides, de très bien gagner sa vie, jusqu’au moment où elle s’est aperçue que faire carrière n’est pas un élément suffisant à la réalisation de soi. C’est ce que Gorbatchev désigne comme l’épuisement du modèle Poutine. Ce qu’on a souvent décrit comme une sorte de contrat social entre Poutine et les classes moyennes et qui était : je vous garantis la sécurité et le renouveau de la puissance russe en échange de l’abandon de certaines libertés politiques et d’une certaine idéologie, qui n’est pas forcément celle qui vous correspondrait le mieux à vous, jeunes urbains, internationaux, formés à l’étranger.

Ce pacte social a bien fonctionné pendant les deux mandats de Vladimir Poutine [2000-2008], surtout le deuxième, marqué par un boom des classes moyennes et de la consommation dans les grandes villes. Avec l’arrivée de Medvedev, le pacte est devenu : « on conserve la sécurité, mais on ajoute la modernisation ». Après quatre ans, ce discours tourne à vide. La crise est passée par là. Et, aux yeux des urbains, la stabilité s’apparente à la stagnation.

Qu’est-ce qui a cristallisé cette révolte ?

Anne le Huérou : L’analyste russe Nikolaï Petrov souligne que les élections sont des échéances nationales et que cela a permis de mettre en relief tout un tas de petites mobilisations restées isolées. L’autre élément déclencheur, c’est le cynisme avec lequel le pouvoir a annoncé cette collusion entre Medvedev et Poutine. Les Russes ont eu le sentiment qu’on se fichait d’eux en voyant ces deux dirigeants dire qu’ils s’étaient mis d’accord depuis le début pour échanger leurs places en faisant fi du sentiment populaire. Si Medvedev s’était présenté de nouveau, l’élection n’aurait pas été moins falsifiée, mais les gens ne seraient pas descendus dans la rue, parce qu’ils se seraient remis à espérer que cela lui permettrait d’achever ce qu’il avait commencé. Certains politiciens – des libéraux pas forcément démocrates – auraient pu s’accommoder d’un second mandat Medvedev.

Une célèbre commentatrice russe dit que « chaque Russe porte en son cœur sa forêt de Khimki », lieu de la bataille écologiste, à l’été 2010, l’air d’insinuer que chacun aurait des raisons d’en vouloir à Poutine…

Anne le Huérou : Les Russes ont un rapport émotionnel à la politique. Les ressorts de la motivation à s’engager sont personnels. On ne va pas sortir pour un idéal abstrait, mais à partir d’une expérience privée : la défense de sa cour d’immeuble ou l’arrestation d’une personne qu’on connaît. Mais à part quelques petites associations, peu de Russes se mobilisent pour défendre les droits des migrants tadjiks. C’est une différence avec les mouvements de la fin de la perestroïka. L’opposition insiste sur la faute de Poutine. C’est une sorte de renversement de l’idole…

Dans ce contexte, pourquoi Poutine a-t-il pris la décision de revenir au pouvoir ?

Anne le Huérou : Certains avancent que les groupes d’intérêts, les fameux siloviki [venant de l’armée, de la police ou des services secrets] veulent revenir en force, que les réformettes de Medvedev n’étaient pas de leur goût. Peut-être, tout simplement, y avait-il un deal entre les deux hommes depuis le début, et seuls ceux qui voulaient y croire ont cru qu’il pouvait se passer autre chose en 2012.

On voit aussi des nationalistes, qui sont-ils ?

Anne le Huérou : Ce sont des gens divers. Il y a des organisations qui professent une Russie ethniquement pure. D’autres qui vont blesser, voire tuer des migrants tadjiks, casser du Caucasien, comme ce fut le cas l’an dernier lors des émeutes de la place du Manège à Moscou. J’entends dans l’opposition un discours qui consiste à vouloir séparer le bon grain de l’ivraie : d’un côté, il y aurait les néonazis à rejeter et, de l’autre, des nationalistes plus modérés qu’on veut convaincre de devenir plus démocrates. On leur a donné une place dans les comités d’organisation.

Alexandre Belov, qui dirigeait le Mouvement contre une immigration illégale, interdit l’an dernier, a pris la parole lors du meeting d’opposition du 4 février. Il n’a pas été plus applaudi que d’autres, pas moins non plus. Ces jeunes-là défilent avec des drapeaux jaunes, noirs et blancs, des banderoles avec le fameux « ras-le-bol de nourrir le Caucase » : un slogan que professe même parfois quelqu’un comme Alexeï Navalny [l’avocat blogueur emblématique de la lutte anticorruption]. Quand on les interroge pour savoir ce qu’est la Russie, ou si les Nord-Caucasiens sont des citoyens de seconde zone, on obtient des réponses confuses.

La question nationale travaille l’ensemble de la société, les élites politiques se positionnent de manière réactionnelle et c’est le discours nationaliste qui est dominant. On dit : nous ne sommes pas vendus à l’étranger, c’est vous qui l’êtes, c’est vous qui faites des deals en vendant le gaz et le pétrole russes. Un représentant du Front de gauche, que dirige Sergueï Oudaltsov, a dit le 4 février 2012 qu’il avait lui manifesté devant l’ambassade américaine lors de l’intervention occidentale en Yougoslavie, mais qu’on n’y avait vu ni Poutine, ni aucun membre du gouvernement. Chacun essaie d’être plus russe que russe.

Où sont les mouvements plus radicaux ?

Anne le Huérou : Ils ne sont pas dans les manifs, qu’ils regardent comme quelque chose de trop loyaliste. L’opposition négocie un gentil petit trajet avec le maire de Moscou, la police est bon enfant. Cela coupe l’herbe sous le pied à des rébellions plus radicales comme celle des natsbol, les ex-nationaux bolcheviques d’Edouard Limonov, qui se sont trouvés dépossédés de leur stratégie de confrontation avec le pouvoir. Le 4 décembre 2011, au lendemain des législatives, des gens comme Oudalstov, Navalny et Limonov sont descendus dans la rue et ont été arrêtés comme beaucoup de manifestants. Notamment un grand nombre de jeunes venus manifester pour la première fois. Ces arrestations massives ont joué en faveur des radicaux. Mais ensuite, les partisans de Limonov n’ont pas aimé voir les ténors de l’opposition démocrate composer avec la mairie sur le trajet des manifs. Leur idée est que pour lancer un vrai défi au pouvoir, il ne faut pas essayer de se placer dans une optique légaliste.

Et si le pouvoir changeait d’attitude ?

Anne le Huérou : Un basculement est possible au soir de l’élection. Car Oudaltsov et les autres ont appelé à la vigilance citoyenne devant les bureaux de vote. Que se passera-t-il ? C’est l’inconnue du scénario de l’après-4 mars. On ne sait pas ce que va faire le pouvoir, on ne sait pas ce que va faire l’opposition. Poutine peut siffler la fin de la récré. Mais comment ? En mettant en prison les leaders de l’opposition ou bien en acceptant un minimum de réformes, notamment en donnant plus de poids au Parlement, comme le demande l’opposition ? On peut arrêter trente partisans de Limonov ou de Kasparov mais pas des dizaines de milliers de personnes.

Ces deux entretiens ont été publiés dans le quotidien Libération du 3-4 mars 2012.

Anne le Huérou

Sociologue, chercheuse associée au Centre d’études de la société russe contemporaine et au Centre d’analyse d’intervention sociologique (Cadis, EHESS-CNRS), professeure à l’Université du Havre (France).

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