1er mars 2024 | tiré de reporterre.net
Face aux fortes tensions générées par l’immigration à Mayotte, Gérald Darmanin a annoncé le 11 février vouloir supprimer le droit du sol dans ce département français de l’océan Indien. Le projet du ministre de l’Intérieur, qui nécessiterait une révision de la Constitution, suscite de vives inquiétudes de dérives politiques vers l’extrême droite.
Il interroge également notre capacité politique à nous adapter à ce type de crises à plus long terme. Nous ne sommes en effet qu’aux prémices des flux migratoires voués à exploser à cause des catastrophes engendrées par le changement climatique. Plusieurs dizaines de millions de personnes sont d’ores et déjà contraintes chaque année de se déplacer en raison des catastrophes naturelles. La Banque mondiale évoque 216 millions de migrants climatiques intérieurs potentiels en 2050, et l’Institut pour l’économie et la paix livre l’estimation la plus haute (et controversée) de 1,2 milliard de migrants climatiques en 2050.
Gérer de tels déplacements massifs de personnes sans entraîner de crispations politiques extrêmes s’avère plus que délicat. À rebours des tentations sécuritaires et de fermetures de frontières, une proposition audacieuse a toutefois refait surface ces derniers mois : la création d’un « passeport climatique » qui faciliterait les déplacements et l’accueil de ces personnes fuyant les sécheresses, inondations, processus de désertification et autres catastrophes engendrées par le réchauffement global.
« Citoyenneté mondiale » pour apatrides climatiques
En octobre 2023, le Conseil d’experts sur la migration et l’intégration, un organe indépendant chargé de conseiller le gouvernement allemand, a proposé dans son rapport annuel d’instaurer un « passeport climatique », ainsi qu’une « carte climatique » et un « visa climatique », avec des durées d’accueil différentes. Trois instruments qui permettraient à l’Allemagne de montrer l’exemple à l’international pour « répondre au défi des migrations engendrées par le changement climatique », estime le conseil.
Dès 2018, on retrouvait l’idée d’accorder un passeport climatique pour les citoyens d’îles du Pacifique risquant de disparaître. L’idée était alors promue par l’université des Nations unies de Bonn, en Allemagne.
Depuis, l’idée s’est également épanouie dans la fiction. On la retrouve parmi la myriade d’utopies plus ou moins réalistes portées par le best-seller mondial Le Ministère du futur, paru en 2020 et traduit en français fin 2023. L’auteur, Kim Stanley Robinson, imagine que les États finissent par s’entendre pour mettre en place un passeport climatique. Une « sorte de citoyenneté mondiale » validée par les signataires de l’Accord de Paris pour accueillir les réfugiés, « afin que la charge humaine et financière soit répartie équitablement », selon les responsabilités historiques dans le changement climatique.
Selon les acteurs qui le convoquent, le concept de passeport climatique peut recouvrir différentes réalités. La source d’inspiration première remonte au passeport Nansen. Imaginé par Fridtjof Nansen dans les années 1920, il avait permis aux réfugiés apatrides, notamment russes après la révolution soviétique, de passer les frontières.
Sur cette base, le passeport climatique pourrait a minima être imaginé pour les populations dont les États vont totalement disparaître, à l’instar de certaines nations du Pacifique condamnées, à terme, par la montée des eaux. Les choses évoluent déjà sur le sujet : l’Australie et les Tuvalu, dans l’archipel polynésien, ont ainsi signé en novembre 2023 un traité accordant des « droits spéciaux » à des citoyens de Tuvalu, ouvrant la voie à l’asile climatique pour les habitants de cet archipel particulièrement menacé d’être englouti par les eaux.
« Les données montrent que les gens partent déjà de ces îles, vers l’Australie notamment. À la fin, il ne restera que ceux qui ne voulaient pas ou n’avaient pas les moyens de partir : ça ne concernera pas tant de gens et ça restera gérable pour les pays d’accueil », estime Antoine Pécoud, professeur de sociologie à l’université Paris 13, et codirecteur de l’ouvrage collectif Migrations sans frontières (éd. Unesco, 2009).
Des quotas d’accueil pour les pays riches ?
Mais peut-on imaginer une application plus large de ce mécanisme d’accueil, intégrant comme l’imagine Kim Stanley Robinson des dizaines de millions de réfugiés climatiques, y compris lorsque leur pays ravagé n’a pas formellement disparu ? Juridiquement, l’affaire semble complexe : « Parler de “réfugiés climatiques” n’a pas de sens juridique, car le terme de réfugié, selon la Convention de Genève, implique une persécution, qui ne s’applique pas au climat », nous dit Samuel Lietaer, chercheur en sciences sociales et environnementales, spécialiste des migrations à l’université libre de Bruxelles. Sans compter qu’il est presque impossible d’identifier une cause unique aux migrations, les raisons économiques, sociales et climatiques étant souvent imbriquées les unes aux autres.
Politiquement, cependant, les choses évoluent ostensiblement. Au début des années 2010, l’Initiative Nansen, portée par des États, a abouti à un « Agenda de protection » approuvé par plus de 100 États en 2015 puis la mise en place d’une Plateforme sur les déplacements liés aux catastrophes, qui vise à faire avancer ce sujet dans les différentes instances de négociations internationales, sans trop proposer de mesures concrètes.
Rien de contraignant donc, mais une reconnaissance internationale qui progresse, les migrations étant de plus en plus reconnues comme un volet essentiel des stratégies d’adaptation au changement climatique. L’Accord de Paris de 2015 entérine ainsi le lien entre le changement climatique et la nécessité pour les États signataires de « respecter, promouvoir et prendre en considération leurs obligations » concernant les droits des migrants. « Les COP ont reconnu que les migrations faisaient partie des enjeux liés aux “pertes et dommages” dans les négociations climatiques. Cela ouvre la voie à l’idée de compensations financières et même de droit d’accès au territoire », analyse Samuel Lietaer.
« Cela reviendrait à ce que l’Europe et les États-Unis accueillent l’essentiel des migrants »
Problème : la compensation pour les « pertes et dommages » dans les négociations climatiques achoppe généralement sur la reconnaissance de la responsabilité historique de l’Occident dans la catastrophe climatique. Les pays riches rechignant à payer leur dette. Appliquée à l’enjeu migratoire, cette responsabilité différenciée pourrait se traduire par la répartition de quotas d’accueil pour les migrants climatiques, qui recevraient des passeports climatiques fléchés vers des pays historiquement responsables du désastre.
« Cette idée est évidemment politiquement très sensible et a vite été mise sous le tapis. Cela reviendrait à ce que l’Europe et les États-Unis accueillent l’essentiel des migrants », commente Antoine Pécoud. Le chercheur rappelle, en outre, qu’un système de répartition très précis par quotas serait probablement contre-productif : « Des réfugiés arrivant en Europe n’auront aucune envie d’être redirigés vers la Lituanie si leurs réseaux ou leurs proches sont à Londres ou Francfort. Et ils auront raison : c’est grâce à ces réseaux qu’ils auraient des chances de trouver du travail, des ressources et de s’intégrer. Imaginer redistribuer les gens de manière rationnelle n’est qu’un fantasme. »
Un passeport climatique très libéral, qui permettrait à ses bénéficiaires de se déplacer où bon leur semble, comme l’imagine Robinson, reviendrait dans les faits à supprimer les frontières pour ces personnes, ainsi que le propose Antoine Pécoud dans son ouvrage. « Il s’agit de faire confiance aux individus : ils vont là où il y a du travail et là où ils ont les meilleures chances de s’intégrer. C’est l’idée que la liberté est le meilleur allié du développement, comme l’a théorisé Amartya Sen [un économiste et philosophe indien] », dit-il.
Un telle définition ambitieuse du passeport climatique se heurte frontalement aux tensions et peurs identitaires. Mais l’idée « d’invasion » ou « d’appel d’air » que provoquerait une ouverture des frontières est contredite par les données historiques. La grande majorité des gens qui se déplacent migrent à l’intérieur de leurs frontières ou dans des pays limitrophes. La pauvreté limite énormément les capacités de migration lointaine. En Afrique subsaharienne par exemple, 70 % des migrations se font dans la région et seulement 15 % en Europe, illustre Gilles Pison, professeur au Muséum national d’histoire naturelle.
L’exemple de l’ouverture des frontières en Europe est également révélateur : « On a oublié les discours médiatiques et politiques lors de l’ouverture de l’Union européenne à l’Espagne. La presse était terrorisée par une invasion incontrôlable d’Espagnols en France. Idem avec l’Europe de l’Est, on les disait trop éloignés culturellement pour s’intégrer à nos valeurs démocratiques, on redoutait la concurrence du plombier polonais, etc. Rien de tout cela ne s’est produit », raconte Antoine Pécoud.
Le problème, souligne le chercheur, ne serait pas celui d’une invasion, mais bien au contraire celui de l’incapacité des populations victimes de ravages climatiques à se déplacer. « Les populations les plus vulnérables resteront coincées chez elles, sans moyens financiers ni compétences linguistiques et techniques pour fuir à l’étranger. Pour ces personnes-là, sans aide, un passeport climatique sera inutile. »
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