Tiré de À l’encontre.
En mettant sur pied son projet de modification constitutionnelle, Recep Tayyip Erdogan voulait parachever son projet de reformatage de l’état autour du modèle de « l’homme fort » pour juguler la crise politique, sociale et économique endémique [1] dans laquelle il a entraîné la Turquie. Cette modification de la Constitution fait légalement du président de la République l’unique source de décisions et d’initiatives politiques du pays.
Le calcul était assez simple : l’addition des voix de l’AKP [Parti de la justice et du développement] et du parti ultranationaliste MHP [Parti d’action nationaliste] lors des élections du mois de novembre 2015 approche des 60%. La légitimité donnée par la tentative de coup d’état raté du 15 juillet 2016 et une plus forte répression encore sur le HDP [Parti démocratique des peuples], seul parti démocrate de manière conséquente au Parlement… tout cela devait assurer une victoire assez facile.
Et le régime de l’Etat-AKP (le parti d’Erdogan) a mis tous ses moyens dans la balance. Des centaines de militant·e·s kurdes et d’organisations de gauche ont été arrêtés, les coprésident·e·s du HDP ainsi qu’une douzaine de député·e·s sont en prison, la plupart des villes dirigées par le BDP (Parti de la paix et de la démocratie, composante du HDP dans le Kurdistan) ont vu leurs maires destitués et en grande partie incarcérés, de nombreux titres de presse ont été interdits, des dizaines de milliers de fonctionnaires ont été exclus de leurs emplois, durant des séances au Parlement consacrées à la réforme, des députés furent brutalisés…
La campagne elle-même a été un simulacre, avec une répartition du temps de parole ultra-inégalitaire entre les différents partis, principalement au détriment du HDP, etc.
En résumé, le référendum en Turquie s’est déroulé dans un contexte de répression tous azimuts contre les partisans du « Non », surtout le HDP et la gauche radicale, et dans des conditions éloignées même des minima d’une démocratie bourgeoise.
Pourtant, paradoxalement, le dispositif qui devait parachever le triomphe du projet autoritaire-sunnite-conservateur a révélé les contradictions internes et les faiblesses des forces qui les portent. Ainsi, le MHP est traversé d’une grave crise interne dont rien ne dit qu’il se relèvera : plusieurs de ses députés ont soutenu le « Non » contre l’avis du président du parti et il était piquant de voir des vétérans du fascisme « alla turca » défendre les droits du Parlement face au pouvoir d’un individu seul. Surtout, cette crise est encore plus profonde dans la base électorale de ce parti. Dès lors, le « Non » avait de réelles chances de l’emporter… même si ce n’était pas principalement sur une base de gauche.
Le jour du vote, le contexte répressif n’a pas suffi au régime. Au mépris de sa propre légalité, le Haut Conseil électoral a déclaré, au milieu des procédures de votes, que les bulletins ne comportant pas le tampon officiel permettant d’attester de leur validité seraient tout de même valides « à moins qu’il y ait des preuves qu’ils aient été apportés de l’extérieur »… ce qui est bien sûr absolument impossible. Ainsi, des bulletins de vote non vérifiables ont été pris en compte. Le CHP (Parti républicain du peuple, pseudo-centre-gauche nationaliste, partisan du « Non ») estime que 1,5 million de bulletins sont concernés, le HDP estime pour sa part que les 2/3 des bureaux de vote ont fait l’objet d’irrégularités et a affirmé ne pas reconnaître de résultats jusqu’à ce que ses démarches n’aient pas pris fin
Malgré tout cela – la répression, l’inégalité de la campagne, les irrégularités le jour du vote – le « Oui » n’aurait obtenu que 51,3% des voix selon l’agence de presse pro-gouvernementale Anadolu. En d’autres termes, avec une campagne durant laquelle les droits démocratiques auraient été respectés et avec un scrutin qui ne soit pas entaché d’irrégularités, le « Non » l’aurait sans aucun doute emporté.
De plus, même avec ces chiffres-là, les résultats sont mauvais pour le bloc du Front nationaliste AKP-MHP (pour reprendre la dénomination de coalitions gouvernementales de droite et d’extrême-droite durant les années 70 en Turquie).
Ce bloc a perdu près de 10 points si on compare aux résultats des élections législatives de novembre 2015 avec une grande partie de l’électorat du MHP qui a fait défaut. Un exemple frappant est le département d’Osmaniye, proche de la frontière syrienne et du Kurdistan, bastion du nationalisme. En novembre 2015, l’AKP et le MHP avaient totalisé 81% des voix (47% pour l’AKP et 34% pour le MHP), selon même les chiffres contestables donnant le Oui vainqueur, le Oui n’aurait fait que 60% dans ce département soit une perte d’un tiers du bloc AKP+MHP.
Encore plus important est le vote à Istanbul et à Ankara où, selon ces mêmes chiffres contestables, le « Non » l’aurait emporté avec 51% des voix alors que le bloc AKP-MHP y regroupait respectivement 56% et 63% des voix en novembre 2015 et surtout qu’il s’agit de mairies AKP. Ainsi, l’AKP a perdu un scrutin pour la première fois dans ces deux villes depuis les élections locales de 1994… (qui avaient vu l’élection d’Erdogan à la mairie d’Istanbul). Le « Non » est donc, dans tous les cas, majoritaires dans les trois plus grandes métropoles du pays (Istanbul, Ankara et Izmir où l’AKP est traditionnellement minoritaire). Le sens de ce vote n’est pas seulement symbolique : c’est une difficulté (pas insurmontable certes) pour un pouvoir fort d’avoir contre lui la majorité des trois plus grandes métropoles du pays…
Les bastions du mouvement national kurde ont continué à être très fortement oppositionnels en donnant de larges résultats pour le « Non »… le détail des résultats doit être abordé avec particulièrement de prudence puisque ces départements font l’objet d’une répression forte par l’état.
Alors même qu’il fixait comme objectif un score entre 55% et 60% pour le « Oui », le régime laissait transparaître un certain épuisement. Bien sûr, la foule des erdoganistes chauffés à blanc a ovationné les dirigeants de l’AKP. Mais le cœur n’y était pas dans le discours du fade premier ministre Binali Yildirim estimant que « personne n’avait perdu et que seule la démocratie avait triomphé ». Ses appels à la concorde nationale ont été repris, avec plus de talent, par Erdogan devant la presse, puis la foule de ses supporters. Pour tout observateur de la Turquie, on était loin de son arrogance triomphaliste, de ses menaces et de sa grandiloquence habituelle, le discours était plutôt terne avec juste des saillies dénonçant les interdictions de meeting en Europe (argument que les dirigeants européens lui ont servi sur un plateau en argent)… mais comportait une nouvelle manœuvre avec l’annonce d’un nouveau référendum sur le rétablissement de la peine de mort. Cette initiative vise évidemment à récupérer à son profit le vote nationaliste perdu, assurer un référendum qu’il est sûr de gagner.
Nous aurons l’occasion de voir les lendemains de cette manœuvre. Toutefois, il s’agit de ne pas se tromper. Avec cette initiative, Erdogan cherche à reprendre les rênes mais un référendum sur la peine de mort a forcément une ampleur moindre, accorde une légitimité moindre qu’un référendum sur un changement de régime constitutionnel. Il ne s’agit pas non plus de repeindre en rose la situation générale : le régime, en forçant par tous les moyens, cherche à arracher l’obtention d’un « Oui ». En y parvenant, il gagne une nouvelle manche, mais à quel prix ? Les prétentions à la stabilité du régime se sont définitivement évaporées et la fuite en avant va continuer de mettre plus en plus mal à l’aise des secteurs significatifs de la bourgeoisie sans régler les problèmes sociaux. La seule option praticable pour se maintenir au pouvoir est plus que jamais une politique étrangère guerrière et une politique intérieure fascisante. Mais le ressort est-il toujours là ? La mise en œuvre du système hyper-présidentialiste est prévue pour novembre 2019 pour les prochaines élections générales (présidentielle+législatives), beaucoup d’eau sous les ponts et surtout beaucoup de sang peuvent couler jusque-là.
Il faut également souligner l’importance de ce scrutin pour des fractions des populations musulmanes confrontées au racisme en Europe et pour qui, par dérivatif, Erdogan peut représenter une figure positive n’hésitant pas à dénoncer l’islamophobie en cours en Europe… tout en réprimant à tour de bras dans son propre pays. Il y a là une véritable difficulté politique. Ce ne sont pas les gesticulations hypocrites de dirigeants politiques occidentaux, effectivement racistes, qui nous seront utiles mais plutôt la mise en échec en Turquie même d’Erdogan qui permettra la déconstruction de son image de leader bien aimé.
Les combats démocratiques et de classe en Turquie, intrinsèquement liés, sont toujours là. Le régime marque des points, tout en perdant en légitimité ce qu’il avait gagné après la tentative de coup d’état du 15 juillet, et plus encore. Les jeunes participant·e·s aux manifestations nocturnes spontanées dans les rues des arrondissements oppositionnels d’Istanbul, d’Ankara ou d’Izmir, à l’heure où ses lignes sont écrites, nous le rappellent : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! » (Article publié le 16 avril 2017 par Ensemble)
Note
[1] En 2015, le taux de croissance du PIB était de 4,5%. En 2016, il a reculé à 3,3%, avec un tassement marqué après le mois de juillet, date de la tentative de coup d’état. Pour 2017, les pronostics le situent à 3%. La contraction de 2016 s’est produite malgré une politique contracyclique de relance, en particulier dans les grands projets d’infrastructures organisés selon BOT : c’est-à-dire où une entreprise reçoit une concession et un financement public et au travers du contrôle de l’usage et du prix de la maintenance rembourse et accumule un profit. Le resserrement de la consommation des ménages a participé au ralentissement de la croissance du PIB. La dépréciation de la livre a été sensible. L’inflation a atteint 8,4%. Selon l’Institut turc (mars 2017) de la statistique, le taux de chômage officiel se situe à hauteur de 12,4% et près d’un jeune sur quatre est sans emploi. L’inégalité des revenus est très forte. Le dit secteur informel reste important et l’utilisation (surexploitation) de l’immigration syrienne (2,5 millions d’« hôtes » de Syrie), entre autres, ne tend pas à le résorber. (Réd. A l’Encontre)
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