Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

Tunisie. Ne faut-il pas éclairer les intérêts divergents du dit camp anti-Ennahda ?

Le 29 juillet 2013, date de la déclaration de la Commission administrative de l’UGTT (publiée ci-dessous), le Premier ministre tunisien Ali Laarayed, entré en fonction le 13 mars après avoir été nommé le 22 février par le président Moncef Marzouki, a promis de nouvelles élections pour le mois de décembre 2013. Sans une Constitution, le sens de ces élections est peu clair. D’où, entre autres, les revendications contenues dans la déclaration de la Commission administrative de l’UGTT.

Le 30 juillet, la direction d’Ennahda a réaffirmé la légitimité de l’Assemblée constituante nationale (ACN) et a appelé à un gouvernement national de coalition « pour réaliser les buts de la révolution » du 14 janvier 2011. Ennahda semblait alors prêt à de nombreuses manœuvres et « concessions » pour maintenir en place l’ACN, malgré la grève de 60 députés.

Le 6 août 2013 au soir – en réponse à la manifestation appelée par Ennahda le 3 août – eut lieu une importante mobilisation au Bardo à Tunis. Les forces qui organisaient et soutenaient cette mobilisation ne se situaient pas, certes, toutes à gauche. Loin de là. Pour preuve, les moyens matériels mis en œuvre pour assurer son succès. Toutefois, l’éventail social était très large, ce qui traduisait la large opposition sociale et politique au gouvernement et au parti dominant Ennahda. Ce qui n’implique pas que des partisans de l’ancien régime, des membres du Rassemblement constitutionnel démocratique, ne soient pas toujours présents non seulement dans l’armée, le Ministère de l’intérieur, mais aussi dans divers organismes économiques et sociaux.

La bipolarisation pro-Ennahda et anti-Ennahda risque bien d’aboutir à un rôle accru de l’armée, considérée comme neutre, et de forces plus ou moins liées à l’ancien régime qui veulent « l’ordre et la sécurité » et non l’approfondissement de la révolution. Dans une période transitoire, cela n’est pas contradictoire avec une place plus importante donnée au Front populaire et à des secteurs dominants de l’UGTT. Etre présent dans une mobilisation tout en maintenant une indépendance politique et syndicale face aux forces du passé réactionnaire qui renaissent de leurs cendres ou qui ressurgissent après s’être camouflées est aussi stratégiquement important que mener un combat sur des revendications démocratiques, sociales et économiques précises face à Ennahda.

Un jour après la mobilisation du 6 août, Mustapha Ben Jaafar, membre du parti Ettakatol, allié d’Ennahda dans le gouvernement, a déclaré « la nécessité d’un dialogue », auquel Rached Ghannouchi, leader d’Ennahda, s’est rallié. Mustapha Ben Jaafar a suspendu l’ANC, bien qu’il n’en ait juridiquement pas le pouvoir. Cela ne correspond pas aux revendications du bloc socialement composite du 6 août qui réclame la démission de l’actuel cabinet et son remplacement par un gouvernement de technocrates, comme l’explicite la déclaration ci-dessus.

Le lundi 12 août est prévue une rencontre entre l’UGTT et Ennahda. L’organisation patronale (Utica – Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat) revendique de même un gouvernement de technocrates. L’Ordre des avocats ou la Ligue tunisienne des droits de l’homme se proposent comme médiateurs entre le gouvernement et l’opposition.

La crise socio-économique est d’une telle acuité qu’elle va rapidement sonner à la porte non seulement d’un « gouvernement restreint de technocrates », mais aussi de l’UGTT et des diverses forces constituant le Front populaire. Si les couches paupérisées, le salariat, les chômeuses et chômeurs, les jeunes se trouvent conduits à frapper à la même porte, quelques surprises attendent ceux qui se trouvent derrière celle-ci, se tenant la main.

En effet, rapidement, se posera une question classique : qui tient qui, qui est tenu par qui dans « cette alliance anti-Ennahda, pour le salut national » ? Et alors, un médiateur au-dessus de tous et toutes, par exemple issu de l’armée, pourrait tenter de jouer le Bonaparte, afin de sauver la Tunisie du « chaos » et maintenir « la vraie unité nationale ». Une unité nationale qui ne va pas freiner les luttes sociales – qui risquent d’être réprimées au nom de cette unité – ou réduire les tentatives de quitter le pays sur une frêle embarcation. De plus, ce n’est pas le pouvoir algérien qui s’opposera à une « sécurisation » de la Tunisie. Au contraire. Enfin, une telle configuration politique peut accroître l’espace pour un islamisme radical parmi un secteur d’une jeunesse désespérée.

Espérons que les forces qui ont structuré depuis des années la mobilisation sociale contre Ben Ali, puis contre le gouvernement dominé par Ennahda soient aptes à réaffirmer une identité sociale et politique indépendante qui serve de fil à plomb pour faciliter l’appréhension les intérêts de classes contradictoires que les multiples manœuvres politiques présentes tendent à masquer. (Rédaction A l’Encontre)

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Déclaration de la Commission administrative nationale
de l’UGTT (29 juillet 2013)

Partant de notre responsabilité historique et nationale pour contribuer à trouver des solutions et présenter des propositions susceptibles de sauver le pays , nous, membres de la commission administrative nationale de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail), nous sommes réunis le 29 juillet 2013, sous la présidence du secrétaire général Hassine Abassi. Cela en vue d’examiner la situation qui prévaut dans le pays et d’analyser les derniers développements à la suite de l’assassinat du militant Mohamed Brahmi – coordinateur général du courant populaire, un des leaders du Front populaire, membre de l’Assemblée nationale constituante et ex-secrétaire général adjoint du syndicat de l’Agence Foncière d’Habitation (AFH) – et dans le but de débattre des solutions à même de soustraire le pays de la crise dans laquelle il se débat et d’accélérer le parachèvement de ce qui reste de la période transitoire, sur la base d’une démarche consensuelle.
Au vu de l’état de tension maximale que le pays traverse qui a conduit aux assassinats politiques avec ce qu’ils représentent comme menace directe contre la paix, la sécurité, l’économie et le développement,

Nous enregistrons les points suivants :

• L’échec flagrant du traitement du dossier sécuritaire avec la recrudescence du crime organisé, de la violence milicienne, du terrorisme et des assassinats politiques qui ont eu pour cible des militants politiques, et de valeureux soldats veillant à la préservation de la Tunisie et de sa souveraineté, dont les huit soldats et officiers de l’armée nationale tombés sur le champ d’honneur le 29 juillet 2013 au Mont Chaâmbi

• La détérioration de la confiance du peuple en l’Assemblée nationale constituante (ANC) suite au retard pris par celle-ci pour la rédaction de la Constitution, aux tergiversations enregistrées en matière de création des instances garantissant la transition démocratique, aux tiraillements politiques dominant les travaux de l’Assemblée et à la violation des engagements convenus concernant le mandat d’une année pour l’ANC.

• Le recours excessif à la logique de la majorité, des quotas partisans et l’orientation des décisions de l’ANC, aux dépens du consensus et sa déviation de la mission pour laquelle elle a été élue.

• La mainmise excessive du parti au pouvoir sur les rouages de l’Etat et ses institutions républicaines et civiles et la recherche de leur instrumentalisation partisane, ce qui est de nature à entacher leur caractère républicain, à paralyser leurs fonctions et à ouvrir la voie à la dictature en accaparant l’opération électorale.

• L’existence d’organisations et de groupes terroristes portant atteinte aux libertés publiques et privées, cherchant à freiner le rôle de l’Etat et des institutions républicaines au point que la violence ne constitue plus un phénomène isolé, mais un des mécanismes d’hégémonie politique et sociale à travers la contrebande et le trafic d’armes servant à perpétrer des actes de violence. La justification de ces actes et la mise en échec des initiatives visant à combattre et à dénoncer ces groupes ne font qu’accentuer ces violences. Aujourd’hui, la paix civile se trouve menacée du fait de l’impunité dont jouissent les fauteurs de troubles et les auteurs des violences, de la faiblesse de l’autorité de la loi, de l’instrumentalisation de la justice et de l’atteinte à son indépendance, outre le fait de mettre en cause les cadres de référence et les dénominateurs communs civils. Il en va également du silence douteux face aux discours incitatifs et takfiristes [sectaires, haineux confessionnels] prônés par certains responsables politiques et imams ainsi que l’utilisation des mosquées à des desseins partisans et politiques sans que les autorités ne s’y opposent.

• L’incapacité des appareils de l’Etat à préserver l’invulnérabilité de l’économie nationale et à faire face à la menace de son ébranlement.

• L’incapacité à arrêter la dévaluation continue du taux de change du dinar face aux devises étrangères, la détérioration du climat des affaires, la baisse importante des niveaux de la consommation interne et des exportations, stimulants de l’économie nationale ; sans oublier la floraison des opérations de malversation, l’augmentation des opérations de contrebande, de spéculation et la montée spectaculaire du commerce parallèle et illicite, ce qui a approfondi la crise économique et la souffrance des masses populaires du fait de la cherté de la vie.

• Le traitement sécuritaire excessif vis-à-vis des protestations à caractère pacifique (usage de la chevrotine à Siliana, événements du 9 avril 2012 [comme celui du 9 avril 1938], du bassin minier, protestations des chômeurs…) et l’absence de solutions ou de programmes ainsi que celle du dialogue et de persuasion,

• Le sentiment de désespoir et de frustration chez les citoyens et citoyennes particulièrement les couches moyennes et pauvres confrontées à l’incapacité de garantir leurs besoins élémentaires de vie eu égard à l’augmentation des prix et à la montée du chômage, du clientélisme partisan dans les recrutements,

• Le silence du gouvernement face aux incitations aux luttes dogmatiques, idéologiques et religieuses frappant de plein fouet la révolution et détruisant ses objectifs, ce qui a conduit aux incidents de la Ebdelya (agression de salafistes contre un espace culturel à l’occasion d’une exposition de peintures…), à l’attaque contre l’ambassade des Etats-Unis et aux agressions répétées et méthodiques contre les journalistes ainsi qu’aux actes de violence et de désordre ayant été perpétrés à l’occasion de manifestations culturelles, et autres attaques contre les locaux de l’UGTT, des partis et la suspension des réunions. Tous ces actes ont été à l’origine de l’enlisement et de la déviation de la révolution vers la sphère de la violence qui a atteint son paroxysme par l’assassinat des martyrs Lotfi Nagdh [18 octobre 2012], Chokri Belaïd [6 février 2013] et Mohamed Brahmi [25 juillet 2013].

• La paralysie de l’appareil sécuritaire et les tentatives de son noyautage par la mise en place d’un appareil sécuritaire parallèle et l’occultation des lois garantissant et protégeant les forces de sécurité en l’absence d’une volonté politique à même de permettre à ces forces d’assurer leurs fonctions et leur devoir national.

• La rupture du dialogue national et la violation des consensus nationaux relatifs au projet de constitution ainsi que la prédominance de la vision partisane étriquée aux dépens de la logique du dialogue et des compromis.

• Face à cette situation périlleuse, et à la continuation du discours de la fuite en avant faisant fi des attentes du peuple,

• Soucieux de jouer son rôle national et d’assumer son devoir historique en dépit des campagnes de dénigrement et d’exclusion dont l’UGTT est la cible.
• Se fondant sur l’indépendance de notre décision.

• Croyants en la nécessité de faire réussir la transition démocratique et de trouver une plateforme pour le parachèvement de ce qui reste de l’étape transitoire,

Nous présentons à l’ensemble des parties l’initiative dont la teneur suit :

1° Dissolution du Gouvernement actuel et construction d’un consensus sur une personnalité nationale indépendante qui sera chargée de former un gouvernement de compétences [technique] dans un délai d’une semaine à condition que celui-ci soit un gouvernement neutre, réduit en nombre et composé de personnalités indépendantes qui s’engagent à ne pas se présenter aux futures élections. Ce gouvernement aura pour mission de :

• liquider les affaires courantes ;

• assurer un climat de sécurité, de confiance et de quiétude auprès des citoyens à même de permettre d’organiser des élections transparentes, libres dans des conditions normales et opportunes ;

• dissoudre « les ligues de protection de la Révolution » et poursuivre en justice celles dont l’implication dans les actes de troubles, de violence, d’agressions et les délits aura été prouvée ;

• trouver les mécanismes nécessaires pour empêcher l’instrumentalisation de l’Administration, des institutions éducatives et universitaires ainsi que des espaces culturels et des lieux de culte ;

• éviter toute instrumentalisation de ces institutions dans les querelles politiques et les tiraillements partisans et instaurer des lois répressives à même de réaliser ces objectifs ;

• former une instance supérieure ayant pour tâche de réviser l’ensemble des nominations au sein de l’appareil de l’Etat, de l’Administration aux niveaux local, régional, central et diplomatique ;

• former une commission nationale d’enquête sur les assassinats et les crimes terroristes, et autres actes de violence et révéler toute la vérité sur les assassinats de leaders politiques, et les attentats ayant ciblé les militaires et agents sécuritaires et ce par la levée de toutes entraves à la recherche de la vérité dans ces crimes ;

• promulguer une loi sur la lutte contre le terrorisme et associer les syndicats des forces de sécurité intérieure dans la réforme du système sécuritaire.

2° En ce qui concerne la rédaction de la Constitution, mission fondamentale pour laquelle l’Assemblée nationale constituante a été élue, nous proposons ce qui suit :

1 - Création d’une commission d’experts chargée de :

1.1 – Réviser la dernière monture de la Constitution dans le but de la dépouiller des lacunes et autres imperfections qui touchent au caractère civil de l’Etat, au régime républicain et aux fondements du choix démocratique et inscrire l’ensemble des compromis réalisés entre les différents protagonistes dans le projet de Constitution.

1.2 – Elaboration d’un projet de loi électorale.

La commission d’experts doit achever ses travaux dans un délai de 15 jours à partir de la date de sa constitution.

2 - Promulgation d’une loi fondamentale délimitant les attributions de l’ANC dans ce qui suit :

• approbation du projet de constitution élaboré par la commission d’expert,
• approbation du projet de loi électorale,
• mise en place de l’instance supérieure indépendante pour les élections.

Ces missions sont limitées à une période de 15 (quinze) jours à partir de la date de dépôt du projet de constitution et du projet de loi électorale par ladite commission à l’ANC pour approbation.

A défaut d’approbation des deux projets : Constitution et loi électorale dans le délai imparti (15 jours à compter du dépôt des deux projets par ladite commission à l’ANC), le mandat de l’ANC prendra fin.

Par ailleurs, nous, membres de la Commission administrative nationale :
Tout en exprimant notre soutien total au mouvement populaire de protestation dans toutes les régions du pays et au droit des élus de l’ANC de protester et d’organiser des sit-in pour réclamer de hâter le parachèvement de l’étape transitoire et de dissoudre le Gouvernement provisoire, nous réaffirmons notre attachement à ce que les manifestations et les rassemblements des protestations soient pacifiques et demandons de mettre fin à la répression des contestataires, laquelle répression a causé la mort du martyr Mohamed Moufti, vendredi 26 juillet à Gafsa, et occasionné des blessures graves à de nombreux citoyens dans des régions, notamment à la Place du Bardo.

Nous dénonçons par la même occasion les agressions, la maltraitance et les insultes et autres intimidations à l’encontre d’un certain nombre d’élus.
Nous saluons les forces de sécurité intérieure et leurs syndicats pour leur souci de protéger les citoyens et les appelons à assurer la protection des sit-inneurs et à garantir leur droit de protester librement et pacifiquement.
Nous demandons, enfin, d’ouvrir une enquête indépendante sur tous les abus et débordements et de révéler l’identité des acteurs des violences et les poursuivre devant la justice.

Nous annonçons que la Commission administrative se poursuit afin de faire le suivi des développements de la situation et de prendre les décisions idoines pour faire éviter au pays de s’enliser dans la sphère des violences et du chaos que certains veulent instaurer.

Gloire aux martyrs et invulnérabilité à la Nation.
Vive l’UGTT indépendante, démocratique et militante.

Tunis, le 29 juillet 2013. Le Président de la CA. Houcine Abassi

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