Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Terrorisme en Turquie : deux poids, deux mesures

L’article de Claude Lévesque publié dans Le Devoir le 17 novembre dernier sur la journaliste d’origine turque Amberin Zaman était fort éclairant. Il comportait toutefois une petite erreur : le groupe armé État islamique (ÉI) n’a pas revendiqué l’attentat d’Ankara du 10 octobre dernier, qui a fait plus de 100 morts. C’est plutôt les autorités turques qui ont attribué la responsabilité à l’ÉI, tout comme elles l’avaient fait pour l’attentat survenu dans la ville de Suruç le 20 juillet 2015, où une trentaine de personnes ont perdu la vie. Dans les deux cas, les terroristes visaient des rassemblements pacifiques organisés par des syndicats, des groupes de la société civile, des militants de gauche et des partis d’opposition au président Recep Tayyip Erdoğan, particulièrement le parti pro-kurde HDP. Pourtant, l’ÉI revendique toujours ses attentats, comme il l’a fait récemment dans le cas de l’explosion de l’avion russe au-dessus du Sinaï égyptien et pour les massacres perpétrés à Beyrouth et à Paris, à 24 heures d’intervalle.

Vendredi dernier, nous avons vu un président turc ému qui a rapidement offert ses « condoléances les plus profondes » à la France à la suite des horribles attentats de Paris. En janvier 2015, Erdoğan avait délégué son Premier ministre à la manifestation « Je suis Charlie ». Or, lorsqu’il s’agit de l’attentat le plus sanglant perpétré en sol turc, une sorte de « 11 septembre » pour le pays, la réaction du président est demeurée … plutôt circonspecte ! Aucune cérémonie d’union nationale n’a été tenue à la mémoire des victimes, en majorité des Kurdes. Aucun représentant de l’État n’était présent à leurs funérailles. Erdoğan a attendu quatre jours avant de déposer des fleurs sur les lieux de l’attentat. De quoi se poser quelques questions.

Comment expliquer qu’un rassemblement organisé au cœur de la capitale du pays, dans le quartier des ministères, à quelques kilomètres du palais présidentiel, tout près du ministère de l’Intérieur et de la direction de la sécurité publique ait pu ainsi être aussi peu surveillé ? Comment expliquer que les kamikazes, qui provenaient du Sud du pays à la frontière syrienne, aient pu se déplacer avec leurs lourds explosifs (10kg selon l’enquête menée par les services de sécurité) jusqu’à Ankara, 600 km plus au Nord, sans être inquiétés ?

Les attentats des derniers mois en Turquie ont quelques points en commun. Ils visaient le HDP, en partie responsable du faible résultat électoral d’Erdoğan aux élections de juin dernier. Les terroristes étaient tous originaires de la ville turque d’Adıyaman, à 150km de la frontière syrienne. Ils faisaient partie de la branche turque de l’ÉI, à qui on a attribué la responsabilité des attentats, mais qui ne les a toujours pas revendiqués. Il est bien connu que plusieurs centaines de jeunes originaires d’Adıyaman ont quitté la ville au cours des dernières années pour se rendre en Syrie. Des parents, dont ceux des kamikazes de Suruç et d’Ankara, avaient dénoncé leurs enfants à la police, car ils les soupçonnaient de radicalisation. Sans succès. Le recrutement de ces futures bombes humaines se faisait dans des lieux connus de tous, qui ont été fermés depuis. Adıyaman est une ville éprouvée par le chômage, qui touche particulièrement les jeunes, et son maire représente le parti du président Erdoğan. 

En janvier 2014, le journal turc Cumhuriyet publiait un reportage sur des livraisons d’armes de la Turquie vers la Syrie, « très probablement destinées à l’organisation État islamique ». Selon le rédacteur en chef Can Dündar, qui vient de remporter le prix RSF-TV5 Monde pour la liberté de la presse, les services de police savaient qu’un attentat se préparait dans le pays. Des rapports d’écoute téléphonique faite par la police et étudiés par le quotidien révèlent une conversation entre le responsable de l’attentat de Suruç et son frère, un des kamikaze d’Ankara. Pour Dündar, ces rapports prouvent que l’État turc était au courant de la préparation de l’attentat. Ces révélations, ajoutées aux faits précédents, renforcent l’impression que les autorités turques font preuve de laxisme dans leur lutte contre le terrorisme.

Mais pas n’importe quel terrorisme. Depuis fin juillet, la répression contre les Kurdes s’est accentuée dans le sud-est du pays. La région vit quasiment sous état d’urgence. Traquant les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et de sa branche jeunesse (YDG-H), la police turque sème la terreur dans des dizaines de villes et villages. Des régions entières ont été déclarées « zones de sécurité spéciales », lire zones de non-droit, parfois pour plusieurs semaines, mois ou sans délai précis, avec interdiction de sortir dans les rues. Ces régions avaient majoritairement voté pour le HDP en juin dernier. Le siège de la ville de Cizre, près de la frontière syrienne, en septembre est devenu le symbole de la répression brutale. Mise en blocus total pendant plusieurs jours, elle a été coupée d’électricité, d’eau, de nourriture et de soins de santé de base. Des tireurs d’élite de la police visaient les passants à partir des toits pour faire respecter l’interdiction de sortir dans les rues. On y compte au moins 21 civils morts pendant le blocus, dont plusieurs enfants. Les forces de police ont même tiré sur des ambulances qui venaient récupérer les blessés.

Un blocus similaire a été appliqué dans la ville de Silvan pendant 12 jours, début novembre. Tout juste levé, les témoins sur place parlent d’une ville aux allures post apocalyptiques. Sur les murs troués de balles, des messages : « Si vous êtes Turcs soyez en fiers, sinon soumettez-vous », « L’État est passé par là », « L’État est partout ». Plus de 10 000 habitants auraient quitté la ville. 14 civils y ont été tués. Les méthodes de la police turque dans le sud-est du pays s’apparentent parfois à celles des groupes terroristes qu’elle prétend combattre. La diffusion d’une vidéo d’un jeune kurde, Haci Lokman Birlik, dont le cadavre a été attaché au pare-choc d’une voiture de police puis trainé dans les rues de la ville de Sirnak, a provoqué une vague d’indignation. Une jeune fille kurde de 12 ans, Helin Şen, est morte de trois balles dans la tête, tirées par un sniper, dans la ville de Diyarbakır alors qu’elle sortait acheter du pain.

Dans le reste du pays, on a assisté depuis juillet à plusieurs manifestations ultra-nationalistes avec, parfois, des slogans génocidaires contre les Kurdes et les minorités. Des attaques ont été menées contre des Kurdes kurdophones ou contre des partisans du HDP. Des maisons, commerces et restaurants kurdes ont été vandalisés et incendiés. Dans certains départements du pays, des pogroms ont été organisés contre des Kurdes, surtout des ouvriers saisonniers. Au moins 133 bureaux du HDP ont été attaqués dans le pays, parfois sous les yeux de la police. Des médias hostiles à Erdoğan ont été menacés et attaqués. Le nombre d’arrestations (5713 personnes) et de placements en détention préventive (1004 personnes) a explosé depuis fin juillet, la majorité étant constituée de sympathisants des partis pro-kurdes, dont des mineurs, mais également de maires HDP (19) et de cadres locaux du HDP (63). À la suite des attentats d’Ankara, le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu affirmait pourtant que les policiers ne peuvent pas arrêter les terroristes avant que ceux-ci ne passent à l’acte. Deux poids, deux mesures.

Selon l’Association des droits de l’Homme de Turquie, 262 civils auraient perdu la vie dans le pays depuis juin dernier. Aux 134 personnes mortes lors des attentats de Suruç et d’Ankara, on ajoute 128 civils tués, dont 41 mineurs, principalement lors des opérations menées dans les provinces kurdes. En 30 ans de conflit, ce serait la première fois qu’on assiste à des violences commises à une aussi large échelle. C’est dans ce contexte que le président Erdoğan s’est réjoui de la « position ferme » contre le terrorisme adoptée par les membres du G20, dont la réunion se déroulait en Turquie. Personne n’a cru bon lui rappeler sa position ambiguë à ce sujet. 

Guertin Tremblay est professeur de géographie

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