Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
9 octobre 2022
Par Pierre-Antoine Donnet
Si l’administration américaine donne actuellement sa priorité à la guerre livrée par la Russie à l’Ukraine, l’évidence demeure. Taïwan était et reste le véritable dossier sur lequel travaillent activement le président Joe Biden et toute son administration, laissant transparaître un lent mais notable rapprochement des États-Unis avec l’ancienne Formose.
Plusieurs signes probants montrent bien que le président américain entend avertir la Chine du fait que les États-Unis défendraient militairement Taïwan en cas de conflit armé avec les forces militaires chinoises. En cela, les Américains semblent assurés sur les intentions de plusieurs de leurs alliés dans la région. Ces derniers paraissent, eux aussi, déterminés à faire front contre la Chine.
Fait significatif : le 28 septembre, une commission du Sénat américain a adopté un projet de loi intitulé « Taiwan Policy Act of 2022 ». Le texte prévoit un renforcement notable de l’aide militaire américaine à Taïwan ainsi qu’une révision significative de l’approche de Washington sur ce dossier ultra-sensible, la première depuis 1979.
En effet, selon ce projet de loi, « Taïwan sera traité comme s’il était un allié non membre de l’OTAN » en ce qui concerne les aides militaires américaines. « Si ce texte devient une loi, c’est la fin de la politique d’une seule Chine, souligne Robert Daly, directeur du Kissinger Institute on China and the U.S. et ancien diplomate à l’ambassade américaine à Pékin, cité la semaine dernière par le quotidien japonais Nikkei Asia. Nous nous dirigeons assez vite vers des eaux inconnues et toute cette politique doit être complètement redéfinie. Ces forces [chinoises] nous conduisent vers un conflit d’une manière que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir contrôler. Il n’est pas clair que la Chine et les États-Unis puissent trouver une nouvelle base sur laquelle ils pourront entretenir des relations diplomatiques normales. Ce que vous entendez des [diplomates américains] est globalement une frustration sur le fait que la politique d’une seule Chine n’est plus d’actualité. »
DÉCLARATIONS DE BIDEN PRISES AU SÉRIEUX
Adoptée en 1979 lorsque Washington avait reconnu Pékin, la stratégie dite « d’ambigüité stratégique » laisse volontairement le flou sur ce que feraient les États-Unis en cas d’attaque chinoise contre Taïwan. En même temps, elle s’abstient soigneusement de reconnaître toute souveraineté chinoise sur l’île. Le régime communiste chinois n’a jamais contrôlé Taïwan depuis la fondation de la République populaire.
Mais à quatre reprises récemment, le président américain a indiqué de façon explicite que l’armée américaine apporterait son aide à Taïwan et défendrait l’île en cas de guerre avec la Chine. Considérées dans un premier temps comme une bourde de Joe Biden, âgé de 79 ans, ces déclarations ont ensuite été prises aux sérieux par la classe politique américaine ainsi que par Pékin lorsqu’elles ont été répétées par le président américain.
Fait inédit depuis 1979, Joe Biden a en outre explicitement abordé le sujet ultra-sensible de l’indépendance de Taïwan, déclarant que les États-Unis ne prennent pas position sur ce sujet mais qu’une décision en la matière appartient aux autorités taïwanaises. Jamais la question de l’indépendance de l’île n’avait été abordée de la sorte par un président américain.
Le 15 septembre, le ministère des Affaires étrangères de Taïwan a expliqué que le gouvernement de Taipei étudiait avec grand soin l’évolution du Taiwan Relations Act adopté par le Congrès américain en 1979, dans lequel les États-Unis s’engagent à livrer des armes en quantité suffisante à Taïwan pour lui permettre de se défendre en cas d’attaque.
DE L’ACCIDENT AU CONFLIT
Les relations sino-américaines, déjà exécrables depuis l’arrivée de Joe Bien à la Maison Blanche en janvier 2021, se sont encore singulièrement tendues avec la visite à Taïwan en août dernier de Nancy Pelosi, la présidente de la chambre des Représentants, troisième plus haut personnage de l’État américain. Cette visite, la première d’un tel niveau depuis onze ans, avait suscité une réaction violente de la Chine qui avait presque immédiatement organisé des manœuvres aéronavales d’une ampleur sans précédent depuis 1945 autour de l’île qui avaient pris l’allure d’un quasi blocus de Taïwan.
Ces tensions ont pour toile de fond le XXe Congrès du Parti communiste chinois qui, à partir du 16 octobre, verra de façon quasi certaine la « réélection » de Xi Jinping pour un troisième mandat à la tête de la Chine, fait lui aussi sans précédent depuis 1949.« Si les deux parties estiment qu’elles ne font que réagir à une escalade suscitée par l’autre, les tensions vont probablement rester fortes, estime Ryan Hass, un chercheur de la Brookings Institution et un autre ancien diplomate de l’ambassade américaine à Pékin, cité par le Nikkei Asia. Si une guerre devait éclater, il n’y aurait pas de gagnant. »
Pour Daniel Russel, vice-président Sécurité internationale et diplomatie de l’Asia Society Policy Institute, « ni l’une ni l’autre des parties ne veut un conflit mais, en même temps, ni l’une ni l’autre ne peut se permettre d’apparaître faible. […] Plus aucun des mécanismes de prévention des crises n’est opérationnel. Le dialogue et les mécanismes qui jusqu’à présent avaient permis d’éviter une escalade et un incident non désiré ne fonctionnent plus. Les tensions sont fortes et des accidents ont déjà eu lieu dans le passé. Ils peuvent se reproduire de nouveau. Le problème aujourd’hui est qu’un accident pourrait rapidement devenir une crise et une crise peut conduire au conflit. »
Or dans la situation actuelle, Ni Pékin ni Washington ne semblent disposés à offrir une porte de sortie à l’autre et, dans ce contexte, une désescalade semble difficile. « Pékin et Washington se trouvent confrontés à un dilemme sécuritaire, estime Russel. Il s’agit d’un cercle vicieux. Chaque partie s’estime victime des provocations de l’autre et donc en droit de prendre des mesures défensives. Mais ces mesures défensives elles-mêmes sont considérées par l’autre partie comme des provocations exigeant d’autre mesures. » Voici pourquoi la situation actuelle exige des États-Unis et de la Chine une réflexion urgente afin d’éviter une crise grave, estiment de nombreux analystes occidentaux.Pour Robert Daly, Washington et Pékin doivent commencer par adopter une attitude honnête « dans l’analyse de l’état actuel des relations sino-américaines » afin de s’entendre ensuite sur les mécanismes à mettre en place pour éviter une fuite en avant dangereuse. Actuellement, « il y a beaucoup de colère et de peur » à Washington, dit-il. Or la colère n’est jamais bonne conseillère et peut mener à des aventures non rationnelles qui, par essence, sont dangereuses, ajoute Daly : « S’ils reconnaissent l’un et l’autre à quel point la situation actuelle est dangereuse, il sera clair pour l’un et l’autre qu’il est maintenant urgent de travailler ensemble pour éviter un conflit. » Il s’agit donc pour chacune des deux parties de reconnaitre ses erreurs, soutient l’expert.
RIVALITÉ DANS LE PACIFIQUE
S’ajoute à ce contexte explosif un certain degré d’ignorance de la part de nombreux élus américains du Congrès sur l’histoire de la région, estime pour sa part Pei Minxin, directeur du Keck Center for International and Strategic Studies de l’Université américaine McKenna. Tandis que nombre d’élus du Congrès ne considèrent la situation actuelle qu’à travers un prisme simpliste noir et blanc, « pour comprendre la complexité [de ce dossier] ils devraient commencer par suivre un cours accéléré de deux jours sur Taïwan afin d’en connaître l’histoire », ajoute cet expert d’origine chinoise d’ordinaire très critique du régime communiste à Pékin. Car au-delà d’une vision simpliste, « résoudre les problèmes nécessite de les étudier de façon pragmatique avec un large éventail de nuances de gris. »
Par ailleurs, les États-Unis poursuivent leur politique d’endiguement de la Chine en Asie. Une région où l’influence de Pékin a considérablement progressé ces dernières années. Mais dans ce qui constitue un revers diplomatique de taille pour les Chinois, les îles Salomon ont décidé jeudi 20 septembre de rejoindre l’initiative de Washington dite de « Partenariat américain pour le Pacifique » auquel participent déjà quinze États de la région, dont les îles Cook et la Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Cette décision consacre un changement à 180 degrés de la politique poursuivie jusque-là par les îles Salomon qui avaient précédemment conclu un accord stratégique avec la Chine. Celui-ci avait été interprété par les pays voisins comme une victoire diplomatique majeure pour les Chinois qui, depuis quelques années, consacrent d’importants efforts politiques dans le Pacifique.
CRITIQUES EUROPÉENNES
L’Union européenne s’est bien gardée jusque-là de s’engager de façon définitive derrière les États-Unis dans ce que certains de ses dirigeants estiment une croisade dangereuse. C’est ainsi que le président français Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Sholtz devraient se rendre à Pékin en visite officielle en novembre à la suite du G20 qui se tiendra à Bali. Ces visites témoignent du fait que la France et l’Allemagne ne souhaitent pas interrompre leur dialogue avec la Chine et son maître Xi Jinping, quand bien même les critiques à l’égard de du régime de Pékin sont devenues plus acerbes.
Exemple avec cette interview d’Emmanuel Macron à l’hebdomadaire Le Point : « Demandez aux Ukrainiens si le modèle russe leur fait envie. Demandez à la Moldavie, qui a été reconnue comme candidate à l’Union européenne, quel modèle elle préfère. Demandez, même, à tel ou tel pays d’Asie si les investissements chinois leur offrent réellement la liberté et le développement. »
Ces propos font allusion au programme pharaonique des Nouvelles Routes de la Soie lancé en 2013 par Xi Jinping, auquel ont souscrit plus de 150 pays. Mais cet engagement se traduit pour certains d’entre eux par le « piège de la dette ». Autrement dit, l’incapacité pour ces pays à rembourser leur dette : ils se retrouvent alors contraints de céder aux banques chinoises des baux emphytéotiques de longue durée sur des infrastructures vitales pour leurs économies.
D’autre part, Giorgia Meloni qui sera selon toute vraisemblance la prochaine Première ministre italienne après la victoire de son parti d’extrême-droite aux dernières législatives, a clairement annoncé son intention d’adopter une politique favorable à Taïwan et critique à l’égard de la Chine. Outre ses propos musclés sur la Chine tenus pendant sa campagne électorale, Giorgia Meloni a déclaré à l’agence de presse taïwanaise CNA la semaine dernière que son parti joindrait sa voix à celle d’autres pays pour condamner les menaces militaires de la Chine contre Taïwan et son intention de renforcer les liens de l’Italie avec l’île dans tous les domaines. Dans un message sur Twitter où elle apparait en compagnie de la représentante de Taïwan en Italie Andrea Lee Sing-ying, elle la qualifie « d’ambassadrice » et déclare qu’elle « se tiendra toujours aux côtés de ceux qui croient dans les valeurs de la liberté et de la démocratie ».
« PREMIÈRE FRAPPE »
En dépit de la montée des périls entre Pékin et Washington, nombre d’experts de la Chine estiment toutefois que le risque de guerre chaude à Taïwan demeure limité, jugeant les capacités militaires chinoises insuffisantes pour gagner un tel conflit.
Cependant, signe d’une certaine nervosité à Taipei, selon le vice-ministre taïwanais de l’Économie Chen Chern-chyi, l’île est en train de constituer des réserves en produits de première nécessité pour se préparer à un possible blocus ou même à un conflit armé avec la Chine continentale. Cité par le South China Morning Post, le vice-ministre n’en a pas moins estimé irréaliste de découpler Taïwan du continent chinois sur les plans économiques et commerciaux du fait des menaces militaires croissantes venus de Pékin.
Dans ce qui constitue un autre signe de la fébrilité actuelle au gouvernement taïwanais, son ministre de la Défense Chiu Kuo-cheng a déclaré devant des parlementaires à Taipei ce mercredi 5 octobre que dorénavant Taïwan considérerait une intrusion chinoise dans son espace aérien comme une « première frappe ». « Dans le passé, a ajouté Chiu, cité par Bloomberg, nous avions dit que nous ne serions pas les premiers à ouvrir le feu, ce qui veut dire que nous ne le ferions pas sauf s’ils [les Chinois] ouvraient le feu par des tirs d’artillerie ou de missiles. Mais aujourd’hui, cette définition a clairement changé car la Chine fait usage de drones ou d’autres moyens. En conséquence, désormais nous considérerons toute intrusion d’avions [dans l’espace aérien de Taïwan] comme une première frappe. Si un avion chinois ou un navire s’aventure au-delà de la ligne [de démarcation de l’espace taïwanais] nous le détruirons. Nous avons donc effectué des ajustements. »
Mercredi encore, le New York Times a affirmé, sans autre précision, que l’administration américaine avait décidé de stocker une grande quantité d’armes sur le sol de Taïwan du fait de la recrudescence des exercices militaires chinois à proximité de Taïwan. L’objectif ici semble bien de se préparer à un blocus de l’île.
Pierre-Antoine Donnet
P.-S.
• Asialyst. Publié 05 Octobre 2022. Mis à jour 09 Octobre 2022 :
https://asialyst.com/fr/2022/10/05/tensions-chine-etats-unis-taiwan-radicalisent/
• Ancien journaliste à l’AFP, Pierre-Antoine Donnet est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l’Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié « Le leadership mondial en question, L’affrontement entre la Chine et les États-Unis » aux Éditions de l’Aube. Il est aussi l’auteur de « Tibet mort ou vif », paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Son dernier ouvrage, « Chine, le grand prédateur », est paru en 2021 aux Éditions de l’Aube.
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