Tiré du site de la revue Contretemps.
En effet, il s’agit d’une lame de fond féministe qui submerge le pays, plusieurs éditorialistes argentins ont d’ailleurs parlé d’une « révolution des filles » – car les jeunes filles de 13 à 20 ans sont motrices dans ce mouvement : « les filles qui occupent, majoritairement, les rues, les collèges, les métros, les bus, les places, les repas de familles, les réseaux sociaux, ont moins de 25 ans »[3]. Le 13 juin, elles sont un million à veiller devant le Congrès quand les députés devaient se prononcer sur le projet de loi. Le 1er août, elles organisent par exemple une opération Araignée dans le métro de Buenos Aires et chaque ligne évoque un aspect essentiel pour la mobilisation : « la ligne A met en scène la revendication de la loi dans une perspective de droits humains exigeant le droit à décider pour nos propres corps » ; « La ligne D exige l’éducation sexuelle intégrale[4] pour découvrir, la pilule contraceptive pour profiter, et l’avortement légal pour décider en toute liberté et pour faire un monde habitable pour tout·e·s ».
Cette mobilisation d’ampleur intervient après celle lancée par « Ni una menos » (« Pas une de moins ») – un collectif de journalistes et d’intellectuelles – qui avait rassemblé environ 300000 Argentines dans la rue le 3 juin 2015 pour dénoncer les violences machistes suite à une vague de féminicides début 2015. Elle s’inscrit également dans un processus de plusieurs décennies marquées par les Rencontres Nationales de femmes qui se réunissent chaque année dans une ville différente du pays et ont chaque fois regroupé davantage de participant·e·s : elles étaient 100000 à Rosario en 2016, par exemple.
Enfin, cette vague féministe argentine n’est pas isolée puisqu’elle embrase le continent et au-delà : le Chili est également marqué par des manifestations très importantes, avec des échanges réguliers de militantes entre les deux pays ; des collectifs de militantes se forment également au Mexique[5] ; la grève des femmes du 8 mars 2018 a été historique dans l’état Espagnol…
Contretemps était à Buenos Aires quelques jours avant le vote du Sénat. Deux entretiens ont alors été réalisés permettant de retracer la construction et les enjeux du mouvement féministe en cours : l’un avec Dolores Fenoy et l’autre avec Dora Barrancos. Puis, peu de temps après le rejet du Sénat, nous avons posé quelques questions à des collégiennes et des lycéennes impliquées dans le mouvement.
Dolores Fenoy est militante féministe depuis plus de 30 ans. Psychologue de profession, depuis presque dix-neuf ans, elle est la coordinatrice générale du 0800, un numéro de téléphone mis en place par le ministère de la Santé. Elle participe depuis le début à la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, gratuit et sûr.
Contretemps : En quoi consiste exactement le 0800 ?
DF : Le 0800 est le seul système d’accueil téléphonique du ministère de la Santé de la nation. Il s’agit d’une ligne téléphonique gratuite centralisée, qui répond de façon confidentielle aux demandes de la population de toutes les provinces du pays. Et, depuis sept ans, il existe une ligne spécifique pour la Santé sexuelle et reproductive. A partir de cette ligne, on prend en charge toutes les demandes d’informations, de conseils, d’assistance, de soutien et on donne, bien évidement, de l’information sur tout ce qui concerne la santé sexuelle et reproductive. Cette ligne dépend du Programme national de santé sexuelle et de procréation responsable qui existe en Argentine depuis 2002[6]. On informe sur les différentes méthodes contraceptives qu’on propose par la suite gratuitement aux femmes.
Ce service est particulièrement destiné aux personnes qui dépendent exclusivement du régime de santé public. Il faut savoir qu’en Argentine existent trois sous-systèmes de santé : le public, le privé (connu comme « prepagas », avec des prix de prise en charge très élevés) et celui des « Obras sociales » (Mutuelles) qui s’applique seulement aux salariés. Cette ligne téléphonique accueille alors les populations qui ne bénéficient pas de la « Obra social » et moins encore du secteur privé. On donne alors toutes les informations dont les gens ont besoin et on traite, bien évidement, de nombreuses situations de grossesses non désirées. Jusqu’ici, ne concernaient que les cas de danger pour la vie ou la santé de la mère ou en cas de viol[7]. Mais depuis que le débat a été lancé en mars dernier, quand le projet de loi de 2018 a été présenté grâce à la Campagne, le nombre d’appels pour une interruption volontaire de grossesse à considérablement augmenté.
On traite toutes ces demandes et, le jour même, on transmet les informations à la Direction de santé sexuelle de la Nation qui dirige ensuite la personne concernée vers un service de santé proche de son domicile, où elle est reçue et assistée convenablement avec le respect qu’elle mérite. On voit à ce moment-là si la demande peut ou non s’insérer dans les cas de figure envisagés par la loi existante. Malgré cette logistique en place, il y a beaucoup d’obstacles, voilà pourquoi il serait plus facile si nous avions une loi légalisant l’avortement. En effet, il y a des professionnels de santé qui refusent de recevoir ces femmes, d’autres jouent la montre en demandant des examens inutiles ou des rendez-vous avec des psychologues inutiles également. Pour toute demande d’avortement, il faut prendre en compte non seulement le danger pour la santé physique de la femme mais aussi psychologique. Par ailleurs, dans la plupart des cas de grossesses non désirées de femmes mineurs, ces grossesses sont le résultat de violences sexuelles, très souvent au sein de la même famille, et ce cas de figure est considéré par la loi en vigueur, car il s’agit d’un viol.
Contretemps : Comment la Campagne a-t-elle commencé ?
DF : La Campagne a treize ans de vie active et elle naît à partir des Rencontres nationales de femmes, qui existent dans notre pays depuis trente trois ans. Au début des années 1990, lors d’une de ces rencontres, l’avocate et camarade Dora Coledesky revenant de son exil en France, amène la question de la lutte pour le droit à l’avortement. C’était une époque où il n’existait aucune mesure publique ni de santé ni d’éducation sexuelle, on ne distribuait même pas de méthodes contraceptives. Au début, ça nous semblait donc impossible d’obtenir une loi pour le droit à l’avortement : nous n’avions même pas l’accès à la contraception ! Il nous semblait alors plus logique de revendiquer ça dans un premier temps et de lutter ensuite pour le droit à l’avortement. Dora reste la pionnière, elle a été le germe de cette lutte en Argentine. On a crée ensuite au sein de ces rencontres des ateliers pour discuter sur le droit à l’avortement, pour débattre notamment sur les stratégies possibles pour y accéder. A la fin des années 1990, on a crée une Commission pour le Droit à l’avortement, mais il y avait toujours au sein des Rencontres nationales l’espace pour discuter sur cette thématique. C’est ainsi qu’en 2005 on crée ce qu’on connaît sous le nom de la « Campagne nationale pour le droit à l’avortement, légal, gratuit, libre et sûr », et depuis elle n’a fait que grandir.
Contretemps : Et l’impact du mouvement Ni una menos ?
DF : Ce mouvement est venu beaucoup plus tard. Ce sont les Rencontres nationales qui ont apporté l’essentiel de la masse critique ; elles sont le pilier, le fondement qui a rendu possible les basses pour tout le reste. Una menos n’existerait même pas s’il n’y avait pas eu au préalable toutes les discussions et le travail au sein des rencontres. Ce mouvement apparaît en 2015 comme réaction à un nouveau cas de féminicide qui apparaît comme le summum de tous les autres assassinats de femmes et de jeunes filles. Il y a eu à ce moment-là une manifestation impressionnante, mais le mouvement des femmes et féministes a toujours été fort en Argentine, et nous avons une longue histoire de luttes. Par exemple en 1982, encore sous la dictature militaire, avec un groupe de femmes, nous revendiquions le droit au plaisir sexuel féminin devant le Congrès de la nation. Avec le retour de la démocratie, en 1983, nous travaillons sur la violence faite aux femmes, nous nous sommes battues aussi pour le rétablissement de l’autorité parentale partagée en 1985 et ensuite le pour droit au divorce en 1987.
Contretemps : Comment arrive-t-on aujourd’hui à proposer ce projet de loi de droit à avortement, c’est grâce à la Campagne ?
DF : Le Projet de loi a été rédigé au sein même de la Campagne, mais il n’a pas été le premier, car il s’agit de la septième présentation du projet à la Chambre de Députés. On le présente tous les deux ans. C’est une question du temps parlementaire, car en Argentine on renouvelle la moitié des sièges tous les deux ans.
Contretemps : Mais pourquoi cette fois-ci le débat a-t-
il été aussi important ?
DF : Car il y a eu un énorme travail transversal. On a ouvert des chaires à l’université, on a cherché à étendre et à installer le débat de façon solide dans tous les milieux. Nous sommes aussi intervenues dans les écoles secondaires. La Campagne compte environ 500 organisations de femmes, installées dans toutes les provinces du pays. Dans un premier temps, on a été démoralisées avec le changement de gouvernement, on pensait qu’on n’allait rien obtenir. Mais à notre surprise, le 1er mars, qui est le jour de l’ouverture de l’activité parlementaire, le président Mauricio Macri a habilité le débat du projet que nous avons présenté. Il existe différentes interprétations de ce geste. Sans doute le président a-t-il ouvert le débat – malgré le fait qu’il n’est pas lui-même d’accord avec l’avortement – car il a crû voir en ceci une sorte de rideau pour cacher tous les problèmes politiques et économiques qui touchent l’Argentine. Nous n’avons jamais pensé que c’était par conviction personnelle ou politique du président. En tous les cas, ceci a été possible grâce au féminisme, au mouvement social des femmes, car tôt ou tard la question de l’avortement devait être débattue.
C’était l’un des projets les plus travaillés de façon collective et qui en outre, obtient le plus de consensus au sein du mouvement des femmes. Il a été écrit avec un groupe d’avocates, médecins, psychanalystes, psychologues de tout le pays et des camarades qui avaient de l’expérience sur la question ; il fut ensuite discuté en réunions plénières de la Campagne. Ces plénières, réunissant des camarades de toutes les provinces, avaient lieu une fois par mois ou étaient convoquées en urgence. L’une de nos camarades indispensables pour la rédaction du projet est la juriste Neli Minyersky qui a 89 ans et est l’une des corédactrices du la réforme du Code civil du pays. Elle est présente, par ailleurs, dans toutes les manifestations et rassemblements.
Une fois le projet présenté, il fallait obtenir un certain nombre de signatures de député·e·s, et pour ça travailler avec l’opposition politique, ce qui ne représentait pas forcément un obstacle pour nous car notre lutte est transversale. Ainsi, quelques 25 camarades de différents secteurs se sont réunies pour discuter de la stratégie politique à avoir afin de travailler ensuite avec les député·e·s. Avec beaucoup de persévérance, certaines camarades se sont consacrées à la Campagne et notamment à la recherche de signatures de député·e·s. Les fois précédentes, beaucoup de député·e·s nous rejetaient mais ça n’a pas été le cas cette année. Ainsi, le projet est entré avec l’aval de 72 député·e·s de profils très divers, appartenant à différents courants politiques. C’est ce projet-là qui a été débattu au Congrès le 13 juin et ensuite au Sénat le 8 août de cette année.
Contretemps : Si le projet n’est pas validé par le Sénat, quelles seront selon toi les conséquences pour le mouvement de femmes ?
DF : Le mouvement va continuer quoi qu’il arrive. On sera sûrement tristes, on aura moins d’énergie, mais jamais, jamais, on ne sera ni démoralisées ni moins encore démobilisées. Comme dans beaucoup d’autres pays, nous les femmes nous avons en Argentine une longue tradition de mobilisation, de luttes, des acquis, mais on n’a jamais rien obtenu du premier coup, nous avons dû toujours nous battre et on ne nous a jamais fait cadeau de rien. Nous nous sommes alors forgées avec cette histoire de lutte et nous nous sentons très fortes, et même si le Sénat rejette le projet de loi, tout n’est pas perdu.
Contretemps : Justement, existe-t-il des débats sur la stratégie à l’intérieur de la Campagne ?
DF : L’un des principaux débats est ce que l’on va négocier ou non avec la Loi. Il y a aussi d’autres discussions qui sont plus en rapport avec la mobilisation en elle-même, comme où faire les rassemblements, si devant le Sénat ou la maison présidentielle, comment réussir à être plus nombreuses la prochaine fois, etc. Il y a un groupe très important de filles très jeunes qui sont dans l’action concrète, elles s’occupent de chanter, de se peindre le visage, de trouver les foulards verts, etc. Il y a différentes équipes, mais généralement on arrive aux décisions par consensus. La Campagne se caractérise par sa transversalité, il n’y a pas de têtes dirigeantes, ni de personnalités qui se remarquent.
Contretemps : Où ont lieu ces réunions justement ? Dans les lieux de travail, dans les écoles ?
DF : Nous intervenons par des discussions ouvertes dans les écoles secondaires à la demande même des « Centros de estudiantes »[8], aussi au sein de quelques syndicats et dans les universités. Mais c’est notamment grâce aux réseaux sociaux que l’articulation entre les camarades est possible. Ils nous permettent d’accéder rapidement à l’information, aux statistiques sur les données de mortalité maternelle, etc. et bien sûr d’organiser des rassemblements, comme les « mareas verdes »[9], par exemple.
Contretemps : Il existe une Loi d’éducation sexuelle en Argentine ?
DF : Oui, la Loi d’éducation sexuelle intégrale existe depuis 2013, mais elle ne s’applique pas partout comme il faudrait et de la même manière. Pourtant, cette loi n’exige pas un grand budget – le ministère de l’Éducation envoie du matériel imprimé. Cependant, il n’est pas toujours distribué dans les écoles par entrave des gouvernements provinciaux et des églises. Par exemple, il y a des provinces très conservatrices qui ne l’ont jamais appliquée, comme c’est le cas de la province de Tucuman, qu’on veut déclarer maintenant comme « Province pro-vie ». Il y a dans le pays des obstacles culturels et religieux très ancrés dans la société. Et en même temps, c’est très hypocrite car c’est dans ces provinces du nord argentin, qui sont les plus conservatrices et rigides, et où l’église catholique – mais pas seulement, il y a aussi les églises évangéliques – a beaucoup de poids, que les taux de grossesses de filles de moins de 15 ans sont les plus élevés. Il y a même parfois des filles de 11 ans enceintes. C’est d’ailleurs également dans ces provinces que le nombre de féminicides et de viols est le plus élevé[10]. Dans la province de Salta, par exemple, au lieu de dispenser l’éducation sexuelle intégrale du ministère d’Éducation de la Nation, ils font un programme scolaire dicté par l’Église catholique où il est conseillé, entre autres, de ne pas avoir de rapport sexuel avant le mariage.
Contretemps : Et comment peux-tu expliquer l’ouverture de l’Argentine sur certains thèmes qui touchent à la sexualité comme l’existence du droit au mariage égalitaire depuis quelques années et cette fermeture en ce qui concerne l’avortement ?
DF : C’est une grande question. Même si certaines d’entre nous, les féministes, l’avions un peu vécu comme une injustice, nous avons soutenu, bien sûr le droit au mariage pour tous et toutes et la loi d’identité de genre en 2012. Je pense qu’il y a des questions structurelles et culturelles dans notre société qui sont très fortes et l’une d’elles – mais c’est pas seulement le cas en Argentine, c’est une question mondiale – c’est que les femmes sont productrices d’enfants qui font assurer et fortifier la main d’œuvre dans le système capitaliste. Le contrôle social du corps de la femme date du début de l’histoire de l’humanité et notre capacité de gestation est le dernier bastion qu’a le patriarcat sur nos corps, sur notre autonomie, sur nos décisions à pouvoir choisir si nous voulons ou non être mères. Il y a aussi une image romantique de la maternité, la mère est sacralisée. Pourtant, en même temps, on voit des mères abandonnées, qui ont de nombreux enfants à charge, qui n’ont pas de travail et qui sortent travailler dans la rue en plein hiver avec leurs enfants : il n’y a aucune protection pour ces femmes-là ni pour leurs enfants. Il y a ainsi un double discours et cette loi est en train de perforer les bases même du patriarcat, du non respect de l’autonomie des femmes.
Par le mariage pour tous et toutes, il était question de reconnaître les droits d’un groupe de citoyens considérés comme étant de seconde zone, car ils n’avaient pas la possibilité de légaliser leurs relations amoureuses. Il y avait des situations très injustes : si l’un·e des partenaires était malade, l’autre n’avait pas le droit de l’assister car elle ou il n’était pas considéré·e comme un membre de la famille.
Contretemps : Et pourquoi le foulard vert ?
DF : Il apparaît par pur hasard. Lors d’une des Rencontres nationales de femmes, qui se termine par un grand rassemblement, la Campagne avait besoin d’un symbole et c’est à ce moment-là qu’apparaît le foulard vert. Il fait référence au foulard blanc des Mères de la Place de Mai[11] –même si on le porte autour du cou et non sur la tête comme les Mères- , un symbole déjà installé dans la société argentine. Nous ne voulions pas de violet, ni aucune autre couleur qui soit déjà utilisée par des partis politiques ou des syndicats. Le vert apparaît comme une marque propre à la lutte pour le droit à l’avortement et en plus c’est la couleur de l’espoir.
***
Dora Barrancos est sociologue, historienne et féministe. Elle a écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire des femmes en Argentine : Las mujeres y sus luchas en la historia Argentina ; Mujeres, entre la casa y la plaza. Elle a accepté de répondre à quelques questions de Contretemps. Ponctuellement, Paula Lenguita, sociologue participe également à la conversation.
Contretemps : La mobilisation en faveur de la loi voit-elle l’émergence d’une nouvelle génération féministe ?
DB : La mobilisation des adolescentes existe surtout dans les grands centres urbains. Il y a une différence entre la mobilisation de la capitale et celle de la banlieue qui est moins importante, ne serait-ce que parce que les manifestations ont lieu ici et c’est plus difficile et plus cher de se déplacer : il y a une adhésion mais une mobilisation moins forte. C’est vrai que ce qui surprend, c’est la mobilisation de filles de moins de 17 ans, de 13 à 17 ans : c’est vraiment la frange la plus mobilisée.
Contretemps : Ce sont des jeunes filles de classes populaires ?
DB : Elles sont majoritairement de classe moyenne. Les adolescentes de classes populaires se mobilisent davantage dans leurs écoles, les collèges qui se situent dans des quartiers populaires sont très actifs par exemple. C’est plus difficile dans les secteurs populaires car les grossesses peuvent y avoir une autre résonance. Il faudrait faire une vraie analyse. Les grossesses adolescentes n’ont pas les mêmes répercussions chez les classes populaires comme le montre Laura Pinero dans son livre intitulé Felices por un rato : el embarazo adolescente desde la mirada de sus protagonistas. Il y a l’idée d’une sorte de réconfort, un palliatif, même si c’est paradoxal.
Contretemps : Quelles relations y-a-t-il entre le mouvement Ni una menos et celui-ci ?
DB : Ni una menos, c’est une organisation et là, c’est un mouvement pluriel. C’est vrai que l’appel de Ni una menos a produit des manifestations énormes dès la première fois et a permis également la grève internationale du 8 mars en 2017. Il y a énormément d’organisations ou proto-organisations et il y a également beaucoup de femmes inorganisées.
Contretemps : Tu parlais des grèves de femmes du 8 mars ? Que peux-tu en dire ?
DB : Il y a eu des moments d’arrêts total mais ça ne s’est pas fait toute la journée. Le travail s’est arrêté. Mais l’enjeu, c’était également que le travail domestique s’arrête. Si aucune femme ne travaille chez elle, on va encore plus loin que la grève. Mais en fait, ça s’est peu fait. Ce qu’on a pu mesurer, c’est le travail formel. Par exemple, au CONICET, on s’est arrêtées, pas toute la journée mais on s’est arrêtées une ou deux heures, c’était extraordinaire. Il y a eu des choses dans le secteur public ; je ne sais pas trop aux niveaux industriels et des commerces, je crois que ça a été symbolique.
PL : mais avec beaucoup de résistance des hommes, y compris militants et ce n’est pas facile dans ce contexte pour les femmes d’assumer cet engagement, de visibiliser toute cette chaîne de travail domestique. Il y a eu tout un débat sur la place des hommes dans les manifestations : dès la première manifestation, les féministes ne voulaient pas qu’ils soient là, ou alors dans un rôle secondaire.
DB : Il y a eu une grande résistance mais aujourd’hui, on voit des changements dans les discours syndicaux et politiques : « on ne peut pas faire de politique sans elles », c’est tout à fait notable.
Contretemps : Comment le mouvement en cours s’inscrit-il dans l’histoire du féministe argentin ?
DB : Les filles ici parlent de quatrième vague. La troisième vague correspondant à la mise en cause de l’heterosexisme normatif et l’apparition des féminismes post-coloniaux (années 2000/2010) – la première vague allant jusqu’aux années 1950 environ et la deuxième jusque dans les années 1990 – les temporalités sont un peu différentes par rapport à l’Europe ou aux États-Unis du fait de la dictature[12]. Et oui, peut-être que nous sommes face à une quatrième vague parce que c’est la première fois que le féminisme atteint une échelle de masse, se donne une vraie politique de masse : cette massivité de la mobilisation est complètement nouvelle. Par ailleurs, les filles se peignent le visage, c’est une mobilisation festive : il y a une résistance au-delà de la loi, « Mon corps est à moi ». Il y a beaucoup une déconstruction de la sexualité normative ; jusqu’à la négation de l’anatomie. Les filles font beaucoup d’expériences variées, sans avoir besoin de clandestinité d’ailleurs, et c’est un peu la grande révolution du moment. Leurs références ne sont pas aussi catégoriques que ça a pu l’être dans le passé du féminisme, il y avait des règles précises et ces nouveaux groupes qui émergent me paraissent beaucoup plus poreux.
Contretemps : Et que dire des Celeste, les anti-avortement qui arborent un foulard bleu-ciel ?
DB : Parmi les celeste, certains sont complètement sous le joug de l’Église catholique ou évangélique. Et derrière cette lutte pour le droit à l’avortement, il y a également l’enjeu de la séparation entre l’Église et l’État qui s’exprime d’ailleurs déjà avec le foulard orange[13].
***
Martina, 14 ans, élève au Colegio Nacional Buenos Aires – institution prestigieuse d’enseignement secondaire public de la capitale argentine –, Guadalupe et Malena, 15 ans, élèves à l’Ecole de musique Juan Pedro Esnaola à Buenos Aires.
Contretemps : comment t’es-tu impliquée dans le mouvement pour le droit à l’avortement ?
Martina : J’ai commencé à m’impliquer dans les questions féministes et principalement dans le mouvement pour le droit à l’avortement, il y a quelques mois, au moment d’intégrer l’école secondaire. Mon établissement en particulier est très actif sur ces questions-là et nous sommes tous et toutes très conscient·e·s de tous les droits qu’on nous a enlevés, de ceux pour lesquels nous devons nous battre et pourquoi.
Guadalupe : J’étais présente le 8 août et lors de toutes les manifestations qu’il y a eu pour la légalisation de l’avortement. Le 13 juin et le 8 août, nous sommes sorties de notre collège avec les camarades et nous sommes allées passer la nuit devant le Congrès. Le 13 juin, quand les députés ont voté en faveur du projet de loi, ce fut une immense joie, une émotion difficile à expliquer, de voir toutes les camarades luttant pour quelque chose et de voir comment nous faisions l’histoire, ça m’a beaucoup impressionnée. Et le fait même d’écrire cela me donne encore la chair de poule.
Malena : Mon école a participé tant au moment du vote du 13 juin que le 8 août. Chaque fois, nous avons organisé une veille devant le Congrès ainsi que d’autres actions comme des manifestations ou des barrages sur la route.
Contretemps : Comment se sont organisés les débats et le mouvement dans ton école ? Ils sont suivis essentiellement par des filles ou des garçons y participent aussi ? Comment as-tu perçu ces discussions ?
Martina : Dans mon école en particulier les débats sur le féminisme sont organisés par un collectif qui s’appelle “Mujeres empoderadas” (« Les femmes vers l’émancipation »). Tout le monde peut intervenir dans ces débats, mais on donne la priorité de parole aux « corps gestants ».
Guadalupe : Le féminisme me change la vie. Je parle au présent et non au passé car la lutte continue, même s’il reste beaucoup à faire pour déconstruire ce que nous impose ce système, notamment en terme de naturalisation. Je considère le féminisme comme un beau mouvement, le plus beau de tous, l’empowerment, les discussions, les embrassades, les rires et les pleurs. Chaque jour, nous sommes un peu plus fortes et rien ne nous arrêtera.
Malena : Le débat sur l’avortement est une discussion importante non seulement pour que des milliers de femmes (et corps gestants) ne meurent pas ou aient des séquelles importantes du fait des avortements clandestins, mais également pour que les femmes puissent décider à propos de leur propre corps, c’est donc une lutte essentielle pour le mouvement féministe et personnellement, je pense que tu ne peux pas être féministe si tu n’es pas en faveur de l’avortement car être féministe signifie se battre pour l’égalité des genres. Le mouvement féministe est en train d’anéantir le patriarcat. Nous sommes une masse énorme de femmes qui en ont assez d’être opprimées et c’est très enthousiasmant de participer à ce fait historique. Nous ne nous tairons plus.
Contretemps : Comment as-tu vécu les discussions au Sénat et le vote décisif qui a fini par rejeter ce projet de loi pour le droit à l’avortement ?
Martina : Il me semble que nous avons vécu toutes et tous de la même façon la semaine où ce projet a été voté par le Sénat : dans la rue pour nous battre pour cette loi. Certain·e·s sénateurs/trices resteront dans l’histoire parce qu’elles et ils auront défendu le projet de loi comme si c’était une lutte menée par elles et eux, ignorant le mouvement des femmes et toutes celles qui étaient dans la rue et se sont battues pour ce projet. Mais nous avons surtout vu comment plusieurs sénateurs vont rester dans l’histoire comme les responsables de la mort de milliers de femmes du fait des avortements clandestins.
Guadalupe : il me semble que les sénateurs ont voté en regardant leur réalité, leurs problèmes et se sont basés sur leurs principes en oubliant complètement les « corps gestants », en oubliant complètement LA VIE des « corps gestants », une nouvelle fois, l’homme veut et croit qu’il a le pouvoir sur nos propres corps. Je pense vraiment qu’ils sont restés à la préhistoire, à l’âge de pierre, des dinosaures. Mais malheureusement pour eux, je dois leur dire que nous ne nous tairons plus. Le patriarcat VA S’EFFONDRER et le féminisme VA GAGNER.
Propos recueillis et traduits par Fanny Gallot et Bettina Ghio.
Notes
[1] http://www.abortolegal.com.ar
[2] Mariana Carbajal, « Ganamos » le 9 aout 2018, Pagina12.
[3] Luciana Peker, « La révolucion de las hijas », 16 juin 2018, Pagina12,
[4] Malgré la loi initiée en 2006, elle n’est pas partout appliquée ni de la même façon.
[5] Charles Delouche, « Le système patriarcal pèse sur les structures politiques », le 7 aout 2018, Libération.
[7] En mars 2012, la cour suprême a statué que l’avortement en cas de viol ou de risque pour la vie de la femme est légal et qu’une déclaration sous serment d’avoir été violée est suffisante pour autoriser un avortement légal. Elle a également statué que les gouvernements provinciaux devraient écrire des protocoles pour la demande et la prise en charge des avortements légaux en cas de viol ou de risque vital
[8] Ce sont des organisations d’étudiants présentes dans toutes les écoles secondaires et les universités. Leur objectif est de représenter les étudiants au sein de chaque établissement face aux autorités, en assurant leurs droits ainsi que de lutter pour une meilleure qualité éducative. Ils peuvent parfois être associés à des syndicats ou des organisations politiques.
[9] Une sorte de fête massive dans la rue où les manifestantes arborent le foulard vert tout comme des drapeaux de la même couleur.
[10] Lors du débat dans le Sénat, un sénateur de Salta a tenu justement des propos intenables sur ce qu’il faut ou non considérer comme viol, écartant ainsi les situations d’abus au sein de la famille : http://www.perfil.com/noticias/politica/las-declaraciones-mas-bizarras-durante-el-debate-en-el-senado.phtml
[11] Depuis la dictature, les Mères de la Place de Mai se réunissent chaque semaine pour obtenir justice au sujet de leurs enfants « disparus », assassinés pendant la dictature.
[12] Il s’agit de la dernière dictature militaire en Argentine, de 1976 à 1983.
[13] Après le vote du Senat, Dolores Fenoy affirme d’ailleurs que « parmi les conséquences du rejet de ce Projet de loi pour le droit à l’avortement, la réclamation de la séparation de l’Église et de l’État a pris une force majeure. Sans tarder, le même 8 août, des signatures ont été réunies pour demander l’apostasie de l’Église catholique. Il s’agit d’un mouvement qui prend de la force et impulsé par La Coalition Argentine pour un État Laïque- CAEL. »
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