Les émeutes qui ont débuté à Wad Madani le 22 septembre dernier sont une conséquence logique des politiques poursuivies par le régime du Parti du congrès national (PCN), au pouvoir à Khartoum depuis près de vingt-cinq ans. Ce régime, qui s’est longtemps présenté comme islamiste, n’est en fait plus aujourd’hui qu’un regroupement d’intérêts mercantiles — d’où son surnom populaire de « Tujjar ad-Din », « les marchands de religion » — n’opérant que dans le but de défendre ses propres intérêts. Sauf pour une poignée de militants convaincus, l’islam n’est pour les dirigeants qu’une idéologie leur permettant de justifier leur domination politique et économique. Mais celle-ci a été très mal gérée : en refusant de chercher le moindre accommodement avec la rébellion entamée dans le Sud (souvent impulsée par des chrétiens) par le colonel John Garang en 1983, le pouvoir a dû se résigner à un référendum d’autodétermination qui a donné lieu, il y a deux ans, à la sécession du Sud et à la création d’un nouvel État (le Soudan du Sud, couramment dénommé « Sud-Soudan » par emprunt à l’anglais, ndlr). Garang, mort dans un accident d’hélicoptère en 2005, n’était pourtant pas en faveur d’une séparation, convaincu que les problèmes du pays auraient encore plus de mal à être résolus morceau par morceau, région par région. La suite lui a donné raison.
Garang savait que le problème du Soudan n’était pas la division religieuse, mais les contradictions sociales et les inégalités géographiques. Le PCN a cherché à imposer deux objectifs : arracher le contrôle du pays à la bourgeoisie arabe traditionnelle tout en empêchant la promotion sociale des masses africaines exploitées par les Arabes. Les Africains (chrétiens, mais aussi animistes), les plus touchés par les discriminations, se sont d’abord révoltés. Mais la sécession du Sud n’a fait que déplacer le problème puisqu’à leur tour, les Africains musulmans se sont eux aussi soulevés. L’interminable agonie du Darfour, où les combats se poursuivent encore, en est la pire preuve. Et la guerre s’étend désormais à d’autres régions, comme le Kordofan ou le Nil Bleu.
Garang pensait qu’il fallait restructurer le pouvoir politique pour en rectifier les inégalités criantes, à la fois au niveau social et géographique. N’ayant jamais accepté de discuter de la paix avec le Sud sur des bases raisonnables, Khartoum a fini par le perdre et, de fait, a renoncé à 75 % des zones de production pétrolière. Conservant cette même posture arrogante face aux autres soulèvements régionaux, le régime s’est retrouvé face à de multiples conflits qui lui coûtent très cher, alors que ses ressources se sont effondrées suite à la perte des zones pétrolifères. Or il existait au Soudan ce vestige du « socialisme arabe » des années 1960 qui avait créé un relatif État-providence offrant de nombreux bénéfices à la population la moins aisée. Cet État-providence a peu à peu été démantelé par un mouvement « islamiste » dont les vues économiques étaient proches du libéralisme de Margaret Thatcher et Ronald Reagan.
Dans les années 1990, l’éducation est devenue un système à deux vitesses : il fallait payer pour avoir accès à un bon enseignement. Puis la santé a suivi le même chemin dans les années 2000. Toutefois, les subventions alimentaires qui permettaient de fournir les denrées de base à des prix raisonnables avaient été maintenues. C’est précisément leur abolition le 23 septembre 2013 qui a tout fait exploser. Pourquoi ? Parce que cette mesure intervient alors que le pays connait un taux de chômage de 20 %, que l’inflation tourne autour de 40-45 % depuis dix-huit mois et que d’après la chambre de la Zakat (charité islamique liée au gouvernement), le pays compte quatorze millions de pauvres (sur trente millions d’habitants). Le régime se justifie en avançant que leur financement coûte 3,5 milliards de dollars par an alors qu’il faut « réformer l’économie ». Mais ce qu’il omet de dire, c’est qu’au même moment, les dépenses militaires se chiffrent à 70 % du budget — dont 20 millions de dollars par jour pour la guerre.
Les choix du pouvoir sont clairs : les Soudanais doivent se résoudre à ne plus manger à leur faim (y compris les personnes ayant un emploi régulier) pour que le gouvernement puisse poursuivre une politique de militarisation à outrance et de lutte désespérée contre la majorité de la population. On a longtemps dit que la majorité de la population soudanaise était musulmane, et c’est vrai. Mais en le disant, on omettait aussi de préciser qu’elle était majoritairement négro-africaine et pas arabe. Maintenant que le Sud a fait sécession, on demeure devant une réalité brutale : la minorité arabe est une minorité, même si 90 % des Soudanais de l’État du Nord sont couramment arabophones. Or la répartition des bénéfices économiques suit grosso modo le clivage ethnique, même si elle n’y correspond pas exactement.
La situation est encore plus gravement inégalitaire si on regarde le pouvoir politique. Or la majorité africaine, bien que musulmane, refuse de se plier à une domination à la fois sociale, culturelle et économique et à accepter une place de citoyens de seconde classe au nom de l’islam. Le soulèvement pourrait renverser le régime, mais son problème central est le manque d’organisation. Un quart de siècle de totalitarisme « islamiste » a largement éviscéré la société civile laïque et islamique modérée qui existait depuis les années 1930. Si la révolution réussit, son triomphe sera plombé par un lourd héritage. Le manque tragique de soubassement civil obérera toute la réorganisation à venir : les vieux partis politiques — que les islamistes ont laissé vivoter dans leur médiocrité inefficace — n’auront rien, ou presque, à offrir comme capacité de reconstruction.
Gérard Prunier : ancien directeur du Centre français des études éthiopiennes à Addis-Abeba, il est aussi membre du Centre d’études des mondes africains de Paris et auteur de plusieurs articles et ouvrages sur le Soudan.