tiré de : CADTM infolettre
Illustrations de Elsa Perry réalisées pour l’émission Karambolage, diffusée le 16 janvier 2011 sur Arte
D’après les données officielles, il semblerait que l’Afrique soit le continent le moins touché par la covid-19. Malgré cela, la pandémie a déjà eu des répercussions négatives dans plusieurs pays africains, surtout en termes économiques. Peux-tu nous en dire plus sur ton pays, le Sénégal ?
Oui c’est vrai. À ce jour, 26 mai 2020, dans tout le Sénégal on a enregistré 3 161 cas de covid-19 confirmés, 1 565 personnes guéries et 36 décès (ndlr : D’après le compte Twitter de l’OMS Afrique, le 19 octobre 2020, le Sénégal avait enregistré 15 419 cas et 317 décès). La situation est donc visiblement moins grave qu’aux États-Unis, qu’en Europe ou que ce qu’elle a pu être en Chine.
Toutefois, les conséquences économiques et sociales de cette pandémie risquent d’être désastreuses pour les pays du Sud global, en particulier pour l’Afrique de l’Ouest, déjà fortement déstabilisée par les violences de nombreux groupes djihadistes et les crises humanitaires diverses. De plus, malgré les résistances sociales des jeunes, des femmes et des travailleurs-euses dans les villes et campagnes, les deux à trois décennies de politiques d’ajustement structurel ont relégué la santé et l’éducation au dernier rang des préoccupations gouvernementales, ce qui fait que notre pays est peu résilient face aux chocs externes de type coronavirus. Nous allons revenir sur ce dernier aspect.
Quand le coronavirus a commencé à se diffuser au mois de mars, le gouvernement a pris des mesures de confinement pour éviter la propagation du virus : les frontières terrestres, maritimes et aériennes ont été fermées, un état d’urgence a été proclamé et a été accompagné par un couvre-feu, l’interdiction de rassemblements, ainsi que la fermeture des églises, mosquées, marchés et des commerces informels.
L’interdiction de voyager entre régions et la fermeture des commerces ont eu des répercussions négatives sur les travailleuses et travailleurs du secteur informel et plus généralement sur l’économie du pays, malgré les mesures d’assistance alimentaire et de solidarités de l’État auprès des plus démunis : distribution de riz, huile, savon et autres denrées alimentaires pour une valeur d’environ 100 euros par ménage recensé. Au-delà de ces aspects, ces deux derniers mois ayant coïncidé avec le Carême et le Ramadan, la fermeture de magasins a été difficile à supporter socialement.
Le coronavirus a en somme été un accélérateur de pauvreté, étant donné que l’épargne des ménages était très faible avant la diffusion de la pandémie et que 90 % de la population disposent de revenus issus de l’économie informelle et vivent donc au jour le jour. Une interdiction de ces activités signifie donc une perte de revenus directe et difficile à affronter dans les quartiers populaires et dans les villages où ne pas pouvoir travailler signifie un manque de revenus et une incapacité d’achat des produits de base en quelques jours. La saison des pluies s’approchant, il y aura très probablement un risque supplémentaire lié à la productivité agricole.
De plus, le gouvernement comptait sur des recettes en provenance d’importantes découvertes en pétrole, mais avec la crise beaucoup d’investisseurs ont dû partir. Le taux de croissance du pays a baissé de 6 à 3 %.
Quel est l’état du système sanitaire dans ton pays après des décennies d’austérité ? Penses-tu que le système pourrait supporter une vague forte de la pandémie ? À l’heure actuelle comment le système sanitaire réagit-il à la pandémie ?
« Les conséquences économiques et sociales de cette pandémie risquent d’être désastreuses pour les pays du Sud global »
Sur le continent africain, le Sénégal possède l’un des meilleurs systèmes de santé. Toutefois, le budget consacré à ce secteur reste faible, autour de 4 % du PIB, et cela est une conséquence des politiques imposées par les bailleurs de fonds dans les dernières décennies.
Même si nous n’observons pas une diffusion du virus comparable à celle de l’Europe, avec le temps, la situation devient de plus en plus grave. Tant que les personnes contaminées restaient en nombre limité, le système a pu tenir. Aujourd’hui nous avons passé le cap de 3 000 personnes contaminées : il n’y a plus de lits suffisants pour tout le monde et les autorités ont dû avoir recours aux hôtels, à des sites de l’armée et même à des zones aéroportuaires destinées anciennement à des pèlerins se dirigeant à la Mecque. Sans compter les risques auxquels le personnel médical s’expose.
À cela s’ajoute le fait que, comme le budget lié au secteur de la santé n’est pas suffisant, les médecin-e-s et les infirmier-e-s sénégalais-e-s émigrent pour aller travailler en Europe. Le gouvernement sénégalais ne recrute pas en effet. Et comme trop souvent, le prix est payé par la population. Notre système de santé n’est pas capable de garantir une bonne protection sociale pour tous et toutes.
Un dernier élément joue dans ce manque de protection sanitaire : l’échec de l’initiative de Bamako, mise en place par plusieurs pays africains à partir des années 80, promue par l’OMS et censée promouvoir un accès à la santé pour tous et toutes qui, de fait, laisse une partie de la population (la plus démunie) sans accès aux soins puisque incapable de les payer.
Quelle est la réponse des femmes à cette crise ? Sont-elles en première ligne comme dans les autres pays pour faire face à la pandémie ?
Oui la majorité du personnel soignant est constitué par des femmes avec tout le risque que cela comporte pour leur santé.
« Ce sont les femmes, en tant que mères de familles et responsables de l’éducation de leurs enfants, qui revendiquent la garantie des conditions de sécurité pour les enfants à la rentrée de l’école »
Malgré cela, elles sont très actives dans la lutte contre la pandémie au sein des associations féminines et groupes citoyens.
En guise d’exemple, dans les grandes villes, des femmes marraines ont entrepris des actions de protection des enfants de la rue et participent au retour de ces enfants dans leurs familles.
On a constaté également que dans différentes municipalités, les associations de femmes participent aux activités de sensibilisation sur les gestes barrières et plus généralement sur les mesures de sécurité contre la contagion (port du masque, gants, mesures d’hygiène etc.). Dans certains quartiers elles participent aussi à des caravanes de sensibilisation dans la lutte contre la covid-19.
En zone rurale, elles prennent part à des initiatives de valorisation des périmètres agricoles permettant de lutter contre la malnutrition des enfants.
Avec le déconfinement partiel et la réouverture des écoles prévue pour le 2 juin, ce sont les femmes, en tant que mères de familles et responsables de l’éducation de leurs enfants, qui revendiquent la garantie des conditions de sécurité pour les enfants à la rentrée de l’école.
Une grande majorité d’entre elles reste employée dans le secteur informel et victime des taux usuraires appliqués aux microcrédits. La crise économique déclenchée par le coronavirus les rend encore plus dépendantes de ces prêts et donc toujours plus vulnérables.
Ces femmes se font également porte-paroles d’alternatives en matière d’économie, surtout au sujet du microcrédit. Peux-tu nous en dire plus ?
Depuis des années, mon association, le Réseau Droit au Développement pour d’autres Alternatives (REDA), membre du CADTM depuis 2016, tout comme le Carrefour de la solidarité, mettent en avant des alternatives au microcrédit octroyé par les IMF (Institutions de microfinance).
Tout comme dans d’autres pays comme le Maroc ou le Bénin, ce sont les femmes les principales destinataires de ces prêts. Elles sont donc davantage impactées que les hommes par les conséquences négatives des taux d’intérêt élevés de ces prêts et des pratiques abusives de ces institutions [1].
Au Sénégal, en cas de retard de paiement, ces institutions vont par exemple envoyer des convocations intempestives à la police, ou afficher publiquement les photos des débitrices insolvables, ou encore procéder à la saisie de leurs biens (bijoux, meubles, etc.).
Et quand ce ne sont pas les IMF, interviennent les usuriers, très présents dans les marchés de poissons (ou autres), là où les femmes ont le plus besoin de petits montants d’argent pour pouvoir joindre les deux bouts. Il s’agit parfois de prêts journaliers mais qui coûtent très cher aux débitrices à la fin de la journée, que leur pari ou investissement ait réussi ou non.
Ces microcrédits, censés réduire la pauvreté des femmes, ne font que l’accentuer, puisque comme dans les cercles d’endettement plus classiques, pour rembourser leurs dettes élevées, les femmes recourent à de nouveaux prêts auprès de plusieurs IMF ou des usuriers. Certaines ont même été emprisonnées en cas de non-paiement.
C’est pour cela que des initiatives comme le REDA ou le Carrefour de la solidarité, portées quasi exclusivement par des femmes, revendiquent une politique de prêts à des taux d’intérêt zéro.
« Le Président du Sénégal, Macky Sall, a plaidé pour la baisse des taux d’intérêt des microcrédits, mais un vrai changement dans ces politiques de prêt est nécessaire »
D’autres alternatives, comme les tontines, soit des caisses d’épargne autogérées par les femmes, prennent leur place également. Elles sont basées sur le principe du don (on donne de l’argent ou des produits comme des tissus ou des bijoux à celles qui en ont besoin) et de l’égalité (tous les membres ont un droit de vote).
Il s’agit de véritables alternatives par le bas, de survie et qui ont besoin de soutien. Puisque la demande des femmes d’être appuyées par ces initiatives est forte, la réponse doit aussi être forte !
Dernièrement, le Président du Sénégal, Macky Sall, a également plaidé pour la baisse des taux d’intérêt des microcrédits, mais un vrai changement dans ces politiques de prêt est nécessaire, aujourd’hui plus que jamais vu la phase d’émergence sanitaire et économique.
Plus globalement, la baisse des revenus des pays du Sud (et du Sénégal dans ce cas spécifique) liée à la crise post-coronavirus a fait apparaître comme évident et urgent quelque chose qui était déjà clair auparavant : une annulation des dettes publiques ne doit pas être considérée comme une concession, une solution parmi d’autres, une hypothèse de travail, mais comme une question de survie. Il s’agit également d’une question de justice sociale : ces dettes ont été d’abord héritées de régimes dictatoriaux (contre le droit international), puis prétextes pour appliquer les pires mesures anti-sociales et pour finir maintes fois remboursées. Pour toutes ces raisons elles doivent être annulées entièrement, inconditionnellement et immédiatement !
Article extrait de l’AVP n° 78 « Dette, coronavirus et alternatives », magazine semestriel du CADTM disponible gratuitement en pdf, en vente unique (5 €) et en abonnement annuel.
Notes
[1] Pour plus d’info sur le sujet voir Attac CADTM Maroc, Le microcrédit au Maroc : quand les pauvres financent les riches, avril 2017
Bambi Soumaré est membre du Réseau Droit au Développement pour d’autres Alternatives (REDA) et du CADTM Sénégal
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