Il gagne les élections bien sûr, avec 50,2% des voix. Il demeurera au pouvoir. Il continuera à dominer le Parlement en y conservant une majorité absolue (238 sièges de députés sur 450, selon des résultats presque définitifs). Mais Russie Unie a perdu près de 15 % des voix par rapport aux élections de 2007. Preuve que les électeurs russes ont leur mot à dire et savent se faire entendre.
C’est une dangereuse illusion d’optique, qui permettra aux chancelleries européennes de continuer à entretenir leur fiction préférée : oui, le régime Poutine est autoritaire. Mais il sort, vaille que vaille, gagnant d’élections à peu près propres, autant qu’elles peuvent l’être dans cet immense pays (onze fuseaux horaires) à faible culture démocratique après quelques siècles de tsarisme despotique puis soixante-dix ans de tyrannie communiste...
Telle est la ritournelle servie par la quasi-totalité des diplomates pour justifier la collaboration bienveillante entretenue avec Moscou, malgré les deux guerres de Tchétchénie, une corruption institutionnalisée, des meurtres en série et une impunité de chaque jour. Vladimir Poutine ne s’y trompe pas qui, dès dimanche soir, a alimenté l’argumentaire : « C’est le meilleur résultat que nous puissions obtenir dans la situation actuelle, sur cette base nous pouvons garantir un développement stable du pays. »
Or persister dans ce discours, c’est vouloir ignorer les transformations profondes conduites par Vladimir Poutine en douze années de pouvoir quasi absolu (il fut nommé premier ministre à l’été 1999 par Boris Eltsine et élu président en mars 2000). « Mais comment peut-on encore parler de démocratie dans un pays où le premier ministre annonce lui-même, et six mois avant, qu’il redeviendra président en mars 2012, dans un pays où l’on connaît à quelques pourcentages près le résultat des élections avant même leur tenue ? », s’exclame Sergueï Kovalev, ancien dissident, ancien proche d’Andreï Sakharov, et qui poursuit inlassablement son combat, dans l’URSS hier, dans la Russie néosoviétique aujourd’hui.
Il y a certes une petite surprise dans cet ébranlement du parti Russie Unie. Car dès le mois de juillet, il était déjà de notoriété publique à Moscou que le Kremlin avait fixé les objectifs à atteindre, via ce qu’il est convenu d’appeler « les ressources administratives » : le parti du pouvoir devrait faire 65% des voix. A l’automne, il fut décidé que ce serait finalement 60%. Les « ressources administratives » sont cet héritage de l’URSS qui permet aux chefs d’administration mais aussi aux chefs d’entreprise et à toute la pyramide de gradés à tout niveau et de tous secteurs d’exiger de leurs employés qu’ils votent « comme il faut », sous peine de rétorsion. Chaque échelon administratif se voit ainsi fixer des objectifs à atteindre.
Vladimir Rijkov, qui fut pendant quinze ans député et un des rares parlementaires plaidant pour une démocratisation accélérée du pays avant d’être éliminé en 2007 par la machinerie du Kremlin (son enregistrement comme candidat a été refusé), a dans plusieurs tribunes dénoncé « les élections les plus sales depuis la fin de l’URSS ».
Il n’a sans doute pas tort tant, au fil des scrutins de ces dernières années, s’est reconstitué l’appareil de fraude de la période soviétique. Taux de participation gonflé (d’environ 5% en 2007, sans doute plus cette fois puisque la commission électorale annonce une participation de plus de 60%), votes contraints, votes achetés, urnes bourrées, listes truquées... La seule association indépendante d’observation des élections, Golos (dont le site internet a été bloqué ces derniers jours), avait déjà, fin novembre répertorié plus de 7.000 violations des règles électorales. Près de 2,000 impliquaient directement des officiels usant justement des « ressources administratives ».
« Un véritable outrage »
Mais plus que la fraude, c’est bien la mise sous contrôle de l’ensemble du champ politique qui interdit aujourd’hui de parler de démocratie en Russie. Au fil des ans, les refontes des lois électorales et des lois sur les organisations et partis ont permis d’éliminer toutes les formations libérales et démocratiques. Vladimir Poutine a toujours revendiqué cette « réorganisation », expliquant que la multiplication des partis « affaiblissait et divisait » le pays et qu’il fallait se diriger vers un système à deux grands partis. Propos de bon sens, pourrait-on penser, mais qui a d’abord servi à interdire l’enregistrement des petites formations d’opposition comme des candidats indépendants.
Le Kremlin a ainsi pu choisir ses opposants et formater tel qu’il l’entendait le paysage politique. Autorisé, le parti communiste (19% des voix), dont chacun sait qu’il ne parviendra jamais au pouvoir et dont l’opposition au Kremlin est à géométrie variable. Autorisé, le LDPR de Vladimir Jirinovsky (12% des voix), cette formation ultranationaliste et xénophobe dont les voix s’achètent aisément et qui n’a jamais menacé Vladimir Poutine. Favorisé, le parti Russie juste (13% des voix), dont la création a justement été encouragée par le Kremlin pour capturer les électeurs définitivement rétifs à Russie Unie. Les deux autres partis participant à ces élections, dont un seul est vraiment dans l’opposition – Iabloko –, n’ont pas franchi le seuil des 7% des voix, seuil nécessaire pour obtenir des députés.
Voilà donc le paysage : le parti du pouvoir et quelques formations satellites, opposants en peau de lapin qui ne gênent en rien le pouvoir. Toutes les autres formations ont été éliminées, avant ou pendant le scrutin : ainsi le parti créé par l’ancien premier ministre Mikhaïl Kassianov, l’ancien vice-premier ministre Boris Nemtsov et le député Rijkov n’a même pas été autorisé à présenter des candidats. L’écrivain et activiste Edouard Limonov pouvait, dimanche, depuis son appartement de Moscou et avant d’aller se faire arrêter une énième fois place Maïakovski, dénoncer « cette stupidité » à laquelle seul peut croire « l’Occident ».
« 20 à 30% maximum des citoyens de Moscou, de Saint-Pétersbourg et des autres grandes villes approuvent Russie Unie, écrit encore Vladimir Rijkov. Ce régime n’a pas seulement perdu sa crédibilité, il devient obscène. » « C’est un véritable outrage », ajoute Sergueï Mitrokhine, président du parti libéral Iabloko, qui demande l’annulation du scrutin.
De fait, le plus frappant est que le constat d’une « démocratie confisquée » ne fait plus débat dans les nombreuses familles de l’opposition russe. Ces dernières années ont été passées à scruter les possibles ouvertures démocratiques du régime. A peser les velléités supposées de libéralisation de Dmitri Medvedev. A supputer sur l’exaspération de milieux d’affaires confrontés à une corruption galopante. A espérer conflits et ruptures au sommet de l’appareil d’Etat, où s’affrontent les siloviki (les hommes venus de l’armée et des services) et les Pétersbourgeois (censés être réformateurs).
Toutes ces attentes ou ces espoirs se sont évanouis le 24 septembre, lorsque Vladimir Poutine a benoîtement annoncé lors du congrès de Russie Unie qu’à la demande de Dmitri Medvedev, il reprendrait son poste de président à l’occasion de la présidentielle de mars 2012 et qu’il nommerait le même Medvedev au poste de premier ministre. « Nous formons un tandem opérationnel qui garantit la stabilité au pays », concluait Poutine. Deux nouveaux mandats de six ans à l’horizon : Poutine, 60 ans aujourd’hui, jusqu’en 2024 ! Plus fort que Leonid Brejnev, qui dirigea l’URSS de 1964 à 1982...
Un système parfaitement verrouillé
Et c’est bien le thème de la stagnation brejnévienne qui revient aujourd’hui en boucle, pas seulement dans les petites formations dissidentes mais aussi au sein de milieux d’affaires inquiets d’une croissance ralentie et seulement portée par la rente du gaz, du pétrole et des matières premières. Pays classé par Transparency International comme l’un des plus corrompus au monde (143e rang sur 183), aux côtés de l’Ouganda, de la Biélorussie et de l’Azerbadjian, la Russie, son économie et sa politique sont de fait tenues par quelques dizaines d’hommes.
L’hebdomadaire moscovite Novoe Vremia/New Times (dont le site internet a lui aussi été bloqué dimanche) a récemment publié la liste nominative des maîtres de la Russie : mélange d’oligarques, d’anciens du KGB et de l’armée, de hauts fonctionnaires et d’apparatchiks recyclés dans les affaires. Un système clos, parfaitement verrouillé et profitant à plein, quand il n’en est pas l’instigateur, d’une fuite de capitaux vers les paradis offshore qui a repris de plus belle.
Cette mise sous chape du pays explique aujourd’hui la colère grandissante de l’opinion russe. Celle, nouvelle, de classes moyennes, urbaines et formées, qui avaient pu apprécier dans le Poutine des premières années une stabilisation du pays, une relance économique et un espoir de modernisation. Ces avancées ont été stoppées net et l’horizon est aujourd’hui bouché par une bureaucratie affairiste bloquant tout partage des postes et des richesses. Les désillusions sont particulièrement fortes dans la jeunesse universitaire qui, quand elle ne cherche pas à partir à l’étranger, multiplie les critiques sur les réseaux sociaux ou sur la grande plateforme de blogs du pays, le Live-Journal (plateforme bloquée ces derniers jours...).
« L’absence de toute morale dans les relations internationales est extrêmement grave et la Russie est un exemple malheureux », dit Sergueï Kovalev, qui ne cesse de dénoncer les complaisances multiples de l’Europe à l’égard du Kremlin. Alexandre Podrabinek, ancien dissident qui fut interné en hôpital psychiatrique à l’époque soviétique, aujourd’hui journaliste et cible régulière du pouvoir, s’indigne lui aussi des silences de l’Occident. « L’Europe dépend du gaz et du pétrole russe, nous dit-on. Mais l’inverse est vrai également : que se passerait-il si l’Europe limitait ses achats ou les conditionnait à de vraies avancées démocratiques ? Alors, ce pouvoir ne pourrait pas tenir », assure-t-il.
Militante des droits de l’homme et journaliste elle aussi, Zoïa Svetova s’est spécialisée dans les enquêtes sur le fonctionnement de la justice et des prisons. Année après année, elle dit constater la mise sous contrôle d’un appareil judiciaire corrompu ou dépendant, jouant d’un inextricable maquis juridique et législatif pour rendre des services aux plus puissants.
« L’absence d’Etat de droit et d’un système judiciaire indépendant en Russie est une catastrophe, insiste Zoïa Svetova. Nous avons deux juristes au pouvoir pourtant, Poutine et Medvedev, mais la situation se dégrade de jour en jour. Il ne s’agit pas seulement de l’affaire Khodorkovski, qui est emprisonné depuis huit ans au terme de procès scandaleux, il s’agit de l’ensemble du pays, de sa vie sociale et économique. Imaginez : plus de 100.000 hommes d’affaires sont mis sous la menace de poursuites judiciaires chaque année. Il s’agit très souvent, via des juges ou des officiers corrompus, de les racketter ou de leur confisquer leur business. »
Ce pouvoir peut-il bouger ? Sans doute pas, tant les intérêts des uns et des autres sont étroitement imbriqués. Mais la fuite en avant autoritaire de Vladimir Poutine et de son premier cercle est aussi le signe d’une certaine fébrilité, disent les observateurs russes les plus optimistes. Une partie des milieux d’affaires serait excédée par l’immobilisme corrompu du pouvoir.
Certains dirigeants redouteraient par-dessus tout un scénario « printemps arabe », ce qui explique la mise sous surveillance d’internet et des réseaux sociaux. En attendant, depuis bientôt un an, et comme à l’époque de la dissidence soviétique, quelques groupuscules d’opposants ont repris le chemin des manifestations symboliques.
Tous les deux mois, le jour du 31, ils se rendent à quelques dizaines place Maïakovski pour protester et crier « Liberté ». Le 31, comme l’article 31 de la constitution, celui qui garantit le droit de manifester. Un droit aujourd’hui foulé aux pieds par les autorités sous les prétextes les plus divers. Et comme au bon vieux temps de l’URSS, le pouvoir a trouvé la parade : depuis cet été, des fouilles archéologiques ont opportunément été ouvertes place Maïakovski, fouilles qui rendent ainsi quasiment impossible la tenue de tout rassemblement..