Édition du 17 septembre 2024

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Revue de livres : Arun Kundnani propose une extension innovante du marxisme - Qu’est-ce que le racisme et l’antiracisme ?

WHAT IS ANTI-RACISM ? And Why It Means Anti-capitalism ? (Qu’est-ce que l’antiracisme ? Et pourquoi il est synonyme d’anticapitalisme) expose une analyse radicale du racisme fondée sur les travaux de plusieurs théoriciens, écrivains et éducateurs importants. L’auteur met en évidence deux récits qui s’affrontent sur les origines et la reproduction du racisme, mais s’il considère que l’un en perce les mystères , il considère que l’autre est une simple diversion.

Tiré d’Europe solidaire sans frontière. Paru en anglais sur Against the current no 230 mai-juin 2024.

What Is Anti-racism ? And Why It Means Anti-capitalism, par Arun Kundnani, Verso Books, 2023, 24,95 $ papier.

Arun Kundnani est l’ancien rédacteur en chef de Race and Class, le magazine de l’Institute of Race Relations en Grande-Bretagne, un groupe de réflexion sur le racisme et l’impérialisme. Il est également un militant de longue date des mouvements antiracistes en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Auteur de The Muslims Are Coming ! Spooked et The End of Tolerance, Kundnani écrit en antiraciste passionné.

Dans « Qu’est-ce que l’antiracisme ? » Kundnani se penche sur les théories tant libérales qu’émancipatrices qui portent sur la manière dont les sociétés catégorisent les personnes comme « inférieures » en raison d’une différence partagée et identifiable.

La théorie libérale combat l’idéologie raciste avec l’objectif d’enseigner aux gens comment repérer et éliminer les préjugés cachés et les peurs.

Kundnani présente Magnus Hirschfeld, un opposant aux nazis, comme le premier à avoir utilisé le mot « racisme » pour identifier ces croyances non scientifiques. Dans Rassismus (Racisme), Hirschfeld, un psychiatre radical qui était à la fois juif et homosexuel, a dressé la liste des hypothèses non scientifiques sur l’ethnicité/la couleur de la peau depuis l’aube des Lumières jusqu’au 20e siècle, en mettant en évidence leur caractère irrationnel.

Hirschfeld et son œuvre ont été qualifiés de dégénérés par les nazis. L’Institut des sciences sexuelles qu’il a fondé est fermé, ses 10 000 livres sont brûlés et il s’exile. Face à cette réalité bouleversante, Hirschfeld considère le racisme comme une doctrine à laquelle on peut croire ou ne pas croire. Il propose donc un programme éducatif qui permettrait d’apprendre aux gens à surmonter ces préjugés grossiers.

Peu après la publication de Rassismus, les anthropologues américains Franz Boas et son élève Ruth Benedict ont présenté le mot « racisme » au public américain. Dans son ouvrage Race : Science and Politics (1940), Benedict définit le racisme comme « ...le dogme selon lequel un groupe ethnique est condamné par la nature à une infériorité congénitale et un autre groupe est destiné à une supériorité congénitale ». (35)

Kundnani attache une grande importance au fait que Benedict ait regroupé trois questions qui étaient auparavant considérées comme distinctes : le sort réservé aux descendants des esclaves noirs aux États-Unis, celui des Juifs en Europe et celui qui a été infligé par le colonialisme occidental aux peuples d’Afrique, d’Asie, des Amériques et des Caraïbes. Benedict a souligné la similitude des arguments irrationnels invoqués pour justifier l’oppression.

Kundnani relève que ces éléments ont été dilués lors de la campagne que le gouvernement américain avait menée pour opposer à l’idéologie suprématiste nazie une apologie de la prétendue diversité des États-Unis. Bien que la ségrégation ait prévalu dans l’armée pendant toute la durée de la guerre, Washington a voulu donner l’image d’un pays démocratique et intégrateur.

Si la publication en 1944 de l’ouvrage de Gunnar Myrdal, An American Dilemma (1944), a révélé l’écart entre la réalité de l’époque Jim Crow et la proclamation de cet égalitarisme américain, c’est que le racisme était une contradiction fondamentale à laquelle il convenait de trouver une solution. Une fois de plus, le postulat de départ était que les valeurs égalitaires triompheraient grâce à l’éducation.

Racisme et Empire

Considérant cette floraison de textes comme une réponse à la montée du fascisme en Allemagne, Kundnani en vient à ce qu’il considère comme le cœur du problème, citant C.L.R. James : « Il n’y a pas une seule forme de discrimination raciale pratiquée par les nazis à l’encontre des Juifs qui ne soit pas pratiquée par les Européens au Kenya à l’encontre des Africains. » (66)

Comme le note également Kundnani, Aimé Césaire est parvenu à la conclusion que l’idéologie raciale nazie était le résultat de l’étude et de l’application des leçons employées dans les colonies lointaines de l’Europe et dans le Sud des États-Unis.

Les crimes d’Hitler ne sont uniques, a déclaré Césaire, que dans la mesure où il a a mis en œuvre des méthodes coloniales qui ne s’appliquaient auparavant qu’aux non-Européens. (75) Césaire, comme James, considère que le racisme est un phénomène enraciné dans la domination coloniale. Cette perspective est le fondement de « Qu’est-ce que l’antiracisme ? »

Kundnani étudie les travaux de plusieurs théoriciens et militantss issus de la tradition marxiste ou qui s’en sont inspirés. Il s’agit notamment de W.E.B. DuBois, Lénine, M.N. Roy, C.L.R. James, Claudia Jones, Aimé Césaire, Franz Fanon, Oliver Cromwell Cox, Stuart Hall, Cedric Robinson et A. Sivanandan. Tous considèrent que le racisme est relié à l’exploitation de classe, mais qu’il possède sa propre dynamique.

Kundnani commence par l’activiste anticolonialiste Anton de Kom. Il qualifie son livre de 1934, We Slaves of Suriname (Nous, les esclaves du Suriname), d’« œuvre phare de la littérature anticoloniale des Caraïbes ». (9)

De Kom raconte que l’école lui a appris « qu’un Noir doit toujours et sans restrictions être l’inférieur de n’importe quel Blanc ». Alors que les Néerlandais ont aboli l’esclavage avant sa naissance, de Kom a montré comment le système d’organisation esclavagiste des plantations n’a pas pris fin, mais a au contraire perduré sous des formes nouvelles et tout aussi oppressives.

Après avoir organisé une manifestation de travailleurs noirs et asiatiques devant le bureau du gouverneur, de Kom a été arrêté, emprisonné et plus tard exilé, pour finalement mourir de la tuberculose dans un camp de concentration allemand.

La réflexion de De Kom est omniprésente dans le livre de Kundnani, tandis que d’autres figures s’avancent pour analyser le racisme, pour conclure en mettant l’accent sur la manière dont il peut être éradiqué. Tout en mettant en valeur ces personnalités, les différents chapitres présentent le contexte historique, à partir de 1400, lorsque l’Inde et la Chine étaient les deux pays les plus riches du monde. Grâce à leur grande capacité de production, ils ont ouvert et entretenu des routes commerciales lucratives.

Encore au début des années 1800, l’industrie textile du Bengale employait un million de travailleurs et dominait le marché mondial. Mais la Grande-Bretagne et les autres puissances européennes ont su combiner le pillage de leurs colonies américaines avec leur puissance militaire pour développer leurs routes commerciales et finalement détruire l’industrie textile du Bengale. Comme le souligne Kundnani, « contrairement au mythe selon lequel le colonialisme a apporté la modernité à une société préindustrielle, la révolution industrielle de la Grande-Bretagne a été rendue possible par le déclin industriel de l’Inde ». (45)

La clé du colonialisme est l’assujettissement des peuples et de leurs terres à la « mère » patrie, ce qui favorise « un capitalisme inégal et déséquilibré ». (46) Le processus de conquête brutale trouve sa normalisation par l’exacerbation des différences ethniques et culturelles. Kundnani montre clairement que le gouvernement britannique (et le français tout autant !) était passé maître dans l’art de privilégier une caste ou un groupe ethnique par rapport à un autre afin de maintenir sa propre domination. Le colonialisme entraîne famines, épidémies, violences sexuelles, surveillance, répression et appauvrissement.

Le racisme est structurel

En mettant en évidence la façon dont le colonialisme cimente le racisme, Kundnani est amené à rechercher comment son poison peut être éradiqué. Pour Kundnani et les auteurs qu’il évoque, le racisme est structurel.

Il rend hommage à Marx et Engels qui ont su voir dans la classe ouvrière l’agent révolutionnaire à même de renverser le capitalisme dans les pays industrialisés. Toutefois, quelle est la solution pour le monde colonial, où vit la majorité de la population mondiale ?

Les masses doivent-elles attendre que le prolétariat industriel fasse des révolutions dans les pays capitalistes avancés, ou doivent-elles, dans la lutte contre le colonialisme subordonner leurs revendications à celles de leurs propres capitalistes émergents ?

Ces scénarios excluent les travailleurs réduits en servitude et les paysans de la carte de l’histoire. Il est même probable qu’ils ne soient même pas une réponse au racisme qui s’est incrusté dans les pays industrialisés.

Si Kundnani reconnaît que les questions coloniales sont appréhendées avec une certaine déséquilibre par Marx, il ne prend pas le temps de se plonger dans les réponses partielles qu’il a apportées aux cas de l’Irlande, de l’Inde, de la Russie ou des États-Unis, et préfère se tourner vers un débat qui a eu lieu en 1907 au sein de la Seconde Internationale.

Le congrès de Stuttgart avait adopté une résolution selon laquelle « la mission civilisatrice revendiquée par la société capitaliste ne sert que de prétexte pour couvrir sa soif d’exploitation et de conquête ». Le vote fut cependant serré. Délégué au congrès, Lénine fut troublé par la discussion, au cours de laquelle Eduard Bernstein, l’un des dirigeant de la social-démocratie allemande, avait objecté qu’« une certaine tutelle des peuples civilisés sur les peuples non civilisés est une nécessité ». [Sur cette question, voir le compte rendu de Wiliam Smaldone dans Reform, Revolution, and Opportunism. Debates in the Second International, 1900-1910 dans notre précédent numéro, ATC 229 -ed.].

Autodétermination et anticapitalisme

Lorsque Lénine a commencé à analyser ce qu’il a qualifié de « chauvinisme colonial », il est arrivé à la conclusion que les capitalistes de certains pays tiraient davantage de profits des colonies que de la production intérieure. Cela fournissait donc une base matérielle et économique pour contaminer les travailleurs de ces pays avec ce chauvinisme. (56-57).

En appuyant le droit des nations à l’autodétermination, Lénine était arrivé à la conclusion qu’une lutte menée par des forces bourgeoises telles que le Congrès national indien pourrait renverser la domination européenne.

Mais, étant donné leur composition, elles ne chercheraient pas à supprimer les structures hiérarchiques. L’exploitation se poursuivrait, au moins jusqu’à ce qu’une nation indépendante, dotée de droits politiques et civils, établisse la base requise pour le développement de la direction de la classe ouvrière nécessaire au renversement du capitalisme.

En même temps, conclut Lénine, les socialistes doivent soutenir les luttes anticoloniales, et dans le cadre du mouvement unifié plus particulièrement aider les ouvriers .

Il soutenait que la lutte pour la libération nationale, malgré ses limites, affaiblirait le capitalisme. Kundnani commente : « Pour Lénine, l’oppression nationale, y compris l’antisémitisme et la domination blanche, était un domaine de lutte distinct de l’exploitation de classe, mais qui lui était lié. L’oppression nationale n’était pas simplement le reflet de la lutte des classes - elle avait sa propre dynamique autonome. Mais elle était également rattachée à la lutte des classes de diverses manières ». (59)

Kundnani explique comment, pendant les débats de l’Internationale communiste en 1920, M.N. Roy a remis en question l’hypothèse de Lénine sur la manière dont la lutte pour la libération nationale pouvait se dérouler. Il a mis en avant son expérience de militant révolutionnaire en Inde, aux États-Unis et au Mexique.

Roy en tirait la conclusion qu’à la suite de la révolution mexicaine de 1910, les paysans étaient politiquement plus avancés que les travailleurs européens. Kundnani écrit :

« [Roy] pensait que l’Est et l’Ouest seraient des acteurs de premier plan sur la scène mondiale. Les travailleurs révolutionnaires des nations colonisatrices devaient agir de concert avec les travailleurs et les paysans révolutionnaires des nations colonisées. Ces deux forces doivent être coordonnées si l’on veut garantir le succès final de la révolution mondiale. »(62)

Au cours de la discussion, le point de vue initial de Lénine sur la nécessité d’un processus révolutionnaire en deux étapes dans le monde colonial a été abandonné au profit d’une approche qui envisageait une interrelation entre les luttes anticoloniales et les luttes anticapitalistes. En conséquence, les Thèses sur les questions nationales et coloniales arrivaient à la conclusion que la révolution n’était pas seulement possible dans les pays industrialisés, mais aussi dans ceux que l’Europe avait sous-développés.

Malheureusement, Kundnani ne traite pas des discussions qui ont eu lieu chez les révolutionnaires russes avant 1917. Alors que les socialistes s’accordaient sur la nécessité d’une révolution « démocratique bourgeoise » dans la Russie despotique, trois théories ont vu le jour.

Selon les mencheviks, les forces bourgeoises prendraient le pouvoir, ouvrant ainsi une période prolongée de garantie des droits démocratiques au cours de laquelle les conditions indispensables à une révolution socialiste pourraient se développer. Les bolcheviques, sous la direction de Lénine, ont élaboré le mot d’ordre de « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », une formulation ambiguë : quelle force devait diriger la révolution ?

Trotsky avait un troisième point de vue : puisque la bourgeoisie était trop faible, corrompue et lâche pour résister à l’impérialisme, la révolution serait dirigée par les travailleurs en alliance avec les masses urbaines et rurales. Même si cette alliance devait réaliser des réformes démocratiques, elle se verrait obligée de prendre des mesures plus radicales. Ce processus révolutionnaire, connu sous le nom de théorie de la « révolution permanente », exigerait finalement une extension de la révolution à l’Europe occidentale, où le mouvement ouvrier était puissant.

Après la Première Guerre mondiale et la révolution russe, le débat a été tranché et transcrit dans les « thèses » du Comintern de 1920. En plus des références à la révolution « bourgeoise » française de 1789 et à la révolution socialiste de 1917, Kundnani relève que la révolution haïtienne éclaire cette compréhension.

Un troisième modèle révolutionnaire

Les Jacobins noirs de C.L.R. James (1938) est une étude de la révolution haïtienne (1789-1803), la seule rébellion d’esclaves victorieuse au monde. Il décrit comment le système d’oppression esclavagiste des plantations se maintenait « par la soumission en associant abaissement et dégradation avec la marque distinctive la plus évidente de l’esclave : la peau noire ». Les riches propriétaires étaient des entrepreneurs soucieux de maintenir leurs profits et leur pouvoir.

Pour James, le racisme n’est pas constitué d’un simple ensemble de croyances, mais de « règles sociales et politiques » qui rendent possible l’exploitation. Il est l’effet de la structure et non sa cause. En d’autres termes, James considère les préjugés racistes comme une variable, et non comme la cause première. (65, 68)

James en concluait que ce ne sont pas de simples préjugés qui permettent à ces propriétaires de plantations de terroriser et de déshumaniser leur main-d’œuvre, mais que pour que le travail soit rentable, les esclaves devaient être soumis à la coercition et privés de leur humanité. Il soulignait que c’est l’ordre social qui déshumanise la population d’esclaves. Cela renvoie à la prise de conscience par De Kom du fait qu’il était issu d’une souche subalterne.

Mais si les esclaves amenés d’Afrique étaient traités comme des êtres inférieurs, leur souvenir d’un monde d’avant la capture leur permettait de construire un récit alternatif. Cette culture, forgée à partir du besoin de maintenir une humanité collective dans l’avilissement, a permis aux esclaves haïtiens de se forger une idée de la liberté qui a soutenu leur résistance collective. Kundnani note que ce processus révolutionnaire fait écho au récit de W.E.B. DuBois sur la « grève générale » que les esclaves noirs ont menée contre les esclavagistes confédérés. Par cette lutte, ils ont non seulement obtenu leur libération, mais aussi contribué de manière décisive à la victoire dans la guerre de Sécession.

En conquérant leur liberté, les Haïtiens se sont inscrits dans un front commun contre l’aristocratie française. À ce titre, ils ont su tisser des liens avec les jacobins français. Mais lorsque la contre-révolution s’est abattue sur la France, cette alliance a été rompue et les Jacobins noirs ont été contraints de poursuivre leur chemin seuls.

Le modèle de la révolution haïtienne est une source d’inspiration, mais il est aussi porteur d’une mise en garde. La coopération entre les masses opprimées et les jacobins français a été interrompue. Kundnani ne mentionne pas le prix payé par les Haïtiens, mais le pays a été boycotté et contraint de payer 150 millions de francs français en guise d’indemnité pour des réclamations de propriété. Il a fallu plus d’un siècle à la nation pour rembourser cette dette, ce qui explique en partie pourquoi Haïti est aujourd’hui un pays déshérité et désorganisé.

Kundnani évoque brièvement les années passées par C.L.R. James aux États-Unis, où, en tant que membre dirigeant du SWP, il a rédigé la résolution de 1939 sur la lutte des Noirs. James considérait que le mouvement noir se situait au-delà de la lutte des travailleurs et qu’il possédait une dynamique propre. Kundnani explique qu’il ne s’agissait pas d’un raisonnement de nationaliste noir, mais que James considérait que « la lutte pour le socialisme et la lutte contre le racisme s’entrecroisent ». (72)

Lorsque Kundnani aborde la période des révolutions coloniales réussies qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, il ajoute à sa boîte à outils l’analyse d’Aimé Césaire sur la manière dont les colonisateurs imposent leur violence aux sujets colonisés.

Dans le Discours sur le colonialisme, Césaire souligne que les colonisateurs, pour se donner bonne conscience une fois leurs sévices accomplis, qualifient souvent d’« animaux » ceux qu’ils ont colonisés. Mais par là même, le colonisateur devient un animal. Césaire souligne que « c’est le système qui a fait le raciste et non l’inverse ». (75)

En outre, pour Césaire comme pour son élève Frantz Fanon, la violence est nécessaire pour conquérir et maintenir la domination sur autrui. Mais elle a pour conséquence d’empoisonner l’ensemble de la société. Si Hirschfeld n’a pas tiré cette conclusion de ses examens psychologiques de soldats allemands revenus d’Afrique,traumatisés par leur participation à la déportation des Hereros dans le désert de Kahari et la mort de 80% d’entre eux, Fanon, lui, l’a tirée de son expérience. Sa clinique en Algérie soignait aussi bien les torturés que les tortionnaires.

Fanon a compris la nécessité d’utiliser les outils de Marx pour analyser le colonialisme tout en tâchant d’« étirer légèrement » l’analyse qui en résulte. Si pour Marx et Engels, le prolétariat industriel était bien l’agent révolutionnaire, le colonialisme modifie cette conclusion sur plusieurs points.

Tout d’abord, Marx a analysé comment la base économique d’une société détermine sa superstructure idéologique. Pour Fanon, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit dans les colonies. Le colonialisme a imposé sa superstructure idéologique pour façonner la base économique de la colonie.

L’oppression va plus loin que la discrimination, c’est toute une « constellation sociale » qui dissimule la véritable nature de l’économie. Le racisme ne sert pas seulement à masquer les inégalités et la déshumanisation, il est une réalité matérielle à lui tout seul. Fanon a estimé que cette boucle de rétroaction peut se maintenir lorsque les sociétés coloniales accèdent à l’indépendance formelle.

En second lieu, le colonialisme a mis en place un moins grand nombre d’institutions éducatives et culturelles destinées à lubrifier les relations entre les classes, de sorte que la classe dirigeante doit dépendre davantage de la force directe de la police et de l’armée.

Troisièmement, la classe ouvrière des sociétés coloniales est peu nombreuse et relativement privilégiée. Cela minimise sa capacité à être un agent de changement. Fanon note également que les éléments bourgeois sont principalement liés au marché de l’exportation et n’ont donc que peu d’intérêt à développer la production pour nourrir, vêtir et loger la population.

En outre, Fanon a constaté que le capitalisme, en tant que système mondial, était en train de changer. Comme il était engagé dans un processus de restructuration, sa base économique et sa superstructure idéologique subissaient des altérations. Dans un monde post-colonial, le racisme et la violence qui l’accompagne devraient être dissimulés derrière des mécanismes économiques plus discrets.

L’évolution du capital racial

Kundnani s’intéresse à la manière dont le racisme évolue, depuis ce que Fanon appelle des croyances « vulgaires, primitives et simplifiées » (par exemple, la prétendue différence biologique) jusqu’au racisme caché derrière des lois et des règlements apparemment neutres. Dans l’Amérique de l’après-Jim Crow, les campagnes du gouvernement américain telles que la « guerre contre la drogue », la « guerre contre le terrorisme » et la guerre de plus en plus importante contre les immigrants sont des phénomènes où la couleur de la peau ou l’appartenance ethnique ne sont pas explicitement en cause, mais où un nombre disproportionné de personnes de couleur sont tuées, emprisonnées, exclues et expulsées.

Pour Kundnani, ce sont les travaux de James, Césaire et Fanon qui expliquent le racisme structurel. Celui-ci peut être considéré comme un ensemble de lois et de procédures qui opèrent à « un niveau plus profond et caché que les lois consignées dans les codes juridiques que les humains ont élaborés de manière consciente ».

Kundnani fait référence à des auteurs américains - de W.E.B. Du Bois à Martin Luther King, en passant par Coretta Scott King et Jamil Al-Amin (anciennement connu sous le nom de H. Rap Brown) - qui considèrent eux aussi que le racisme est structurel. Il note qu’en parlant des villes du Nord, Martin Luther King décrivait les communautés noires comme des « colonies internes » et préconisait des méthodes qui rappelaient les luttes africaines : boycotts, grèves des loyers, blocage de routes.

Mais aujourd’hui, nous prévient Kundnani, l’idée même que le racisme pourrait être structurel est rejetée par la droite, qui prétend que la discrimination ne peut être prise en compte que si son caractère « intentionnel » est prouvé.

Kundnani traite également du problème théorique que les marxistes ont rencontré lorsque le gouvernement du Parti national sud-africain a fait de l’apartheid sa politique officielle en 1948. Comme les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud était un pays indépendant dirigé par des descendants de colons blancs. Mais contrairement à ces autres pays industrialisés, la majorité de la population y était noire.

Lorsqu’ils ont étudié la structure économique et politique de l’Afrique du Sud après la Seconde Guerre mondiale, un groupe de marxistes indépendants a mis en évidence un mode de gouvernement qui organisait une société capitaliste moderne pour la minorité blanche mais imposait des « réserves » à la majorité de la population . La surveillance, appuyée sur les « lois sur les laissez-passer », permettait de faire respecter l’apartheid.

Les hommes noirs étaient employés dans les usines modernes de construction automobile, de production d’acier ou de textile, ils étaient également un demi-million à travailler dans les mines, mais leurs familles restaient dans les zones rurales. La ségrégation raciale et la propriété « n’étaient pas une manœuvre idéologique destinée à manipuler les travailleurs blancs, mais constituaient plutôt l’infrastructure matérielle de l’ensemble des systèmes politiques et économiques sud-africains ». (131)

L’apartheid sud-africain était différent de l’oppression nationale qui bloque une économie colonisée - c’était une forme différente de colonialisme interne. L’apartheid, ont estimé ces marxistes dans les années 1970, « était la conséquence du développement capitaliste ».

Une brochure rédigée par Martin Legassick et David Hemson, intitulée Foreign Investment and the Reproduction of Racial Capitalism in South Africa (1976), affirmait que l’apartheid n’était pas le produit de préjugés irrationnels, mais l’aboutissement logique d’un système qui contrôlait les Africains et maximisait les profits. (Neville Alexander, qui a passé dix ans sur l’île de Robinson, Bernard Magubane et Harole Wolpe faisaient eux aussi partie du groupe de ces marxistes indépendants).

Dans les régions où vivaient les Africains, des communautés reposant sur des réseaux familiaux exploitaient les terres communales. La répartition s’effectuait selon les règles de la parenté et non selon les mécanismes du marché. L’existence de ces deux modes de production faisait en sorte que l’économie de subsistance subventionnait l’économie capitaliste. Ainsi que Kundnani a résumé leurs conclusions, l’apartheid était « la frontière idéologique et matérielle entre les deux systèmes distincts ». (132-137)

Contrairement à la façon dont l’économie capitaliste s’est développée en Angleterre, le capitalisme n’a pas éliminé la production précapitaliste, mais l’a placée dans une position subordonnée au sein de la structure capitaliste. L’échec de la généralisation du travail salarié est le produit d’institutions étatiques qui perpétuent le racisme, la violence et la coercition.

Le racisme n’était pas tant un héritage du passé qu’une force matérielle opérant dans le présent, « qui divisait le travail des Noirs et des Blancs sur le plan matériel comme sur le plan idéologique ». La conclusion qui en découle est que, selon les termes de Kundnani :

Il y avait donc peu de chances que les Noirs et les Blancs prennent conscience de leurs véritables intérêts communs, conformément au vieux mot d’ordre « unissez-vous pour lutter ». C’est plutôt une lutte autonome des Noirs contre le capitalisme racial qui s’imposait". (137)

Analyses complémentaires

Passant ensuite à l’analyse de l’œuvre de Cedric Robinson, Kundnani souligne son intérêt pour la manière dont le capitalisme utilise une variété de formes économiques pour contraindre sa force de travail. Le capitalisme n’était pas une force uniformisante, il était capable de mélanger des aspects préexistants avec les plus modernes, y compris l’esclavage, la servitude pour dettes, le travail « libre », le travail « contractuel » et le travail « occasionnel ».

Les divers types de relations au travail impliquaient des droits et des privilèges différents et augmentaient la profitabilité pour les capitalistes. Il y avait des barrières entre les citoyens et les non-citoyens, entre le travail libre et le travail non libre, entre ceux qui avaient des emplois protégés et ceux qui n’en avaient pas.

Robinson a avancé la thèse selon laquelle le racisme et le capitalisme n’étaient pas des systèmes autonomes dotés de leur propre dynamique, mais qu’ils se rejoignaient au sein d’une seule et même explication. Il en résulte que « le capitalisme n’a pas fait disparaître ces structures racistes préexistantes, mais les a au contraire intégrées dans un processus de médiation ». (143) Cela signifie que le capitalisme sud-africain n’était pas exceptionnel, mais révélait la réalité universelle du capitalisme racial. Cette analyse souligne le rôle de l’État dans le maintien des barrières.

Kundnani récapitule ainsi les deux questions centrales qui préoccupaient Robinson : trouver les origines du racisme et déterminer comment le racisme continue à se reproduire. En situant les « sensibilités racistes » dans le regard que les Européens portent sur les Slaves, les Irlandais, les Juifs et les Musulmans, au moins depuis le XIIe siècle, Robinson a retracé l’évolution du racisme. Il a identifié son impact à la fois sur les relations de production et sur les formes de conscience.

Pour Robinson, le racisme ne naît pas avec le capitalisme mais précède la traite transatlantique et le colonialisme. L’histoire des origines du racisme met en lumière sa capacité à conserver son emprise dans la durée.

Si Robinson a pu montrer que l’évolution de l’économie capitaliste modifiait les formes de racisme, il a également observé que le racisme était capable de se régénérer. Il en déduisait que le racisme ne pouvait s’expliquer en termes de relations de propriété et de travail, mais qu’il trouvait son origine dans « la transmission des normes culturelles occidentales ». (145)

Mais considérer le capitalisme racial comme un système homogène ne conduit pas à mettre en veilleuse la lutte contre le racisme. Pour Robinson, une voie vers la révolution passait par la « tradition radicale noire ». Cette solution était envisageable dans la mesure où la façon dont elle concevait la « propriété » était différente de celle qui dominait à l’Ouest.

Pour Stuart Hall, un Jamaïcain qui a émigré très tôt en Angleterre, le capitalisme est une construction complexe qui doit composer avec des modes de production et des systèmes juridiques variés. Le racisme a pour fonction - au moins de manière temporaire - de faire paraître naturel le fait que certains groupes ne soient pas libres, en occultant le processus historique qui a conduit à leur déficit de liberté.

Contrairement à Robinson, Hall ne considérait pas que le racisme était ancré dans la culture occidentale, mais il pensait qu’il lui était nécessaire pour survivre de se remodeler à chaque nouvelle génération. L’histoire ne fournit pas la réponse à la persistance du racisme. Il faudra la faire apparaître dans les relations interraciales qui sont directement liées à des processus économiques bien précis : « Les attitudes et les croyances racistes découlent de la division raciale du travail dans le capitalisme ; elles ne la produisent pas. » (151)

En d’autres termes, Hall - l’un des fondateurs et rédacteurs en chef de la New Left Review - n’était pas intéressé par l’identification du « moment fondateur » du racisme, qu’il s’agisse de la défense de l’esclavage par Aristote ou des conséquences de la rébellion de Bacon dans la Virginie du XVIIe siècle (th ). Le passé ne peut servir d’alibi au présent. Nous devons nous pencher sur la manière dont le racisme fonctionne dans le monde d’aujourd’hui.

Hall a examiné les niveaux de discrimination auxquels les immigrants afro-caribéens et sud-asiatiques étaient confrontés au sein d’une classe ouvrière britannique stratifiée et intérieurement antagoniste. Cela pourrait avoir pour conséquence qu’eux-mêmes ou leurs enfants fassent partie de la population « excédentaire » qui fait l’objet d’une surveillance policière. Dans ce cas, les relations raciales pourraient remplacer la classe sociale en tant qu’élément structurel du travail segmenté. Comme l’écrit Hall dans Policing the Crisis : Mugging, the State, and Law and Order (1978) : « La race est la modalité dans laquelle la classe est vécue ». (154)

Quelques conclusions

Dans sa conclusion, après étude de ces écrivains militants, Kundnani constate que le racisme a la capacité de se modifier lui-même. Il commence par citer A. Sivanandan, le fondateur et rédacteur en chef de Race and Class :

« Le racisme ne reste pas figé ; il change de forme, de dimensions, de contours, d’objectifs, de fonctions - avec les changements dans l’économie, la structure sociale, le système et, surtout, les remises en question, les résistances au système ». Le racisme n’a survécu qu’en s’adaptant et en se reconfigurant constamment en fonction des résistances. Comme les traces de ces résistances se retrouvent toujours inscrites dans les structures, le racisme ne peut être bien compris sans prendre en considération ses ruptures autant que ses continuités. Pour avoir quelque chance de succès, l’antiracisme ne peut ni se contenter de discours abstraits, ni refaire les batailles du passé ; il doit se confronter à la singularité du contexte dans lequel il s’inscrit". (151-152)

Que je sois ou non d’accord avec la façon dont Kundnani retrace une partie de l’histoire qu’il retrace, son approche représente une perspective matérialiste bien étayée. Il va de soi que, même si la race peut être étroitement assimilée à la classe, les antiracistes sont bien avisés de faire la distinction.

En tant qu’ancien membre du SWP, j’ai constaté que les écrits de Trotsky et de C.L.R. James m’aidaient à considérer que la classe et la race étaient liées, mais pas identiques. Les discussions qui ont eu lieu en 1939 au Mexique entre Trotsky et les dirigeants du SWP (dont James) ont non seulement clarifié ce lien, mais en ont aussi aussi conclu que les Afro-Américains étaient « potentiellement l’élément le plus révolutionnaire de la population ».

Malgré la rapide évocation des écrits de Claudia Jones sur l’oppression des travailleuses noires, Kundnani n’intègre pas la dynamique de l’oppression de genre dans ce récit. Même si cela aurait donné un livre beaucoup plus long, cela laisse de nombreuses questions sans réponse.

Les derniers chapitres du livre décrivent comment le capitalisme dirige le monde et remodèle le racisme pour répondre à ses besoins propres. Ce caractère inégal et combiné peut être résumé par la géographe radicale Ruth Wilson Gilmore comme suit : « Le capitalisme exige l’inégalité et le racisme la consacre. » (149)

Comme le souligne Stuart Hall, le capitalisme déguise le racisme à travers ses règles apparemment neutres. Il est encadré par des limites, qu’il s’agisse de frontières ou de prisons, ce qui nécessite un appareil de sécurité pour les faire respecter.

Avant que le « siècle scientifique » des Lumières n’apporte des explications rationnelles, l’inégalité était simplement une réalité vécue. Mais une société où tout le monde semble avoir les mêmes droits se doit d’expliquer les exceptions. Quoi de plus « naturel » qu’une explication enracinée dans une différence physique ou ethnique ?

Kundnani reproche à l’antiracisme libéral son incapacité à comprendre ce piège. Il relie cette compréhension limitée du racisme aux anciens programmes sociaux-démocrates du New Deal américain et du gouvernement travailliste britannique de l’après-Seconde Guerre mondiale. Ces programmes ont soit créé des exceptions, soit ignoré purement et simplement les « structures juridiques et politiques, ainsi que les pratiques économiques et institutionnelles plus généralement répandues ». (250)

On pourrait toutefois se demander quelle est la force de l’agent révolutionnaire aujourd’hui. Nous pouvons certes mettre en avant le rôle de premier plan que jouent les populations autochtones dans les luttes environnementales à travers le monde. Et comme les esclaves haïtiens, ils ont eux aussi un passé qui leur permet d’imaginer un avenir non capitaliste.

Si les exploité.e.s et les opprimé.e.s ont la capacité de transformer le monde, le slogan qui continue à sauter les frontières est celui de Lénine et de Roy : « Travailleurs du monde et peuples opprimés, unissez-vous ».

L’auteur appelle de ses vœux « un rouge plus foncé » et rappelle le propos de Césaire selon lequel il existe deux pièges : la ségrégation par des murs et la dilution dans l’universel. Au lieu de cela, Césaire imagine un universel « enrichi de tout ce qui est particulier ». (251) Le dernier paragraphe du dernier chapitre dresse le tableau d’une immense marche où des contingents distincts rejoignent la même destination.

« What Is Anti-racism ? And Why It Means Anti-capitalism » constitue une récapitulation de la manière dont le racisme est ancré dans la culture de l’impérialisme et remodelé à chaque génération. L’objectif de cette analyse est de mettre en lumière les lois et les politiques « neutres » qui lui permettent de prospérer. Plus que toute autre chose, cela veut dire qu’il faut se donner les moyens appropriés pour en finir avec lui.

Dianne Feeley

• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec DeepLpro.

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