Faites nous connaître :
Francophonie en Amérique : entre rêve et réalité
Emiliano Arpin-Simonetti
« Mais donne la main à toutes les rencontres, pays
ô toi qui apparais
par tous les chemins défoncés de ton histoire
aux hommes debout dans l’horizon de la justice
qui te saluent »
Gaston Miron, « Compagnon des Amériques »
L’Amérique a toujours été cette terre où la civilisation occidentale a projeté ses fantasmes de puissance, de richesse, de conquêtes, d’exotisme, de recommencement du monde... La Nouvelle-France et le grand projet d’une Amérique française se déployant des rives du Saint-Laurent aux Antilles en passant par le Midwest et la Louisiane furent une des incarnations de ce dessein civilisationnel et colonial. Ce que nous appelons aujourd’hui le fait français en Amérique découle de ce grand rêve et de ses avatars – qui fut en même temps un cauchemar pour bien des peuples –, et plus particulièrement de son échec, qui a laissé dans son sillage un archipel de collectivités aux destins fort contrastés.
Cette seule évocation, très générale, rappelle à quel point le terme francophonie surnage à la confluence de multiples courants de fond s’agitant dans la mémoire collective. Des courants souvent violents, dont les remous font rejaillir les débris de rêves, de traumatismes et d’espoirs, mais aussi l’écume d’un brassage culturel constant et fécond entre les populations qui ont le français en partage sur ce continent.
C’est de cette francophonie plurielle – de ces francophonies, pourrions-nous dire – dont nous avons voulu témoigner dans ce dossier. Loin de plonger tête baissée dans la quête fantasmée d’une unité fondée sur les restes d’une continuité historique lointaine, il s’agit plutôt, ici, de tendre l’oreille à la polyphonie. Car la langue a ses ressorts : ses accents, en chantant leur différence, nous interpellent, forcent l’écoute. Ce faisant, ils nous invitent à repenser notre propre histoire et, surtout, nos relations avec les porteurs de ces voix plurielles qui sont autant de chemins entre les nombreux îlots de l’archipel francophone américain.
Au Québec et au Canada, où sont concentrés la majorité des francophones du continent, ces relations sont trop souvent marquées d’ambiguïté, de méfiance. Le Québec représente certes un centre culturel incontournable et dynamique, en tant que principal foyer de population francophone en Amérique. Toutefois, l’affirmation d’une identité québécoise distincte, à partir des années 1960 – et du projet indépendantiste ensuite –, sont encore perçus par bien des francophones « hors Québec » comme un abandon, un rejet du Canada français, voire comme la marque d’un nombrilisme québécois. Si un regard historique approfondi permet de remettre en question cette vision des choses, celle-ci n’en structure pas moins aujourd’hui les relations entre le Québec et les francophonies canadiennes. Relations, par ailleurs, qui sont déjà compliquées par la segmentation et la division imposées par les structures de l’État fédéral, qui mettent régulièrement à l’épreuve la solidarité entre le Québec et les autres peuples et collectivités francophones.
À cet égard, les rapports avec l’Acadie – elle-même écartelée entre les quatre provinces de l’Atlantique – sont révélateurs. Lieu de fondation de l’Amérique française, en 1604, sa trajectoire historique, marquée par la grande déportation de 1755, la démarquera du Canada français dès le XIXe siècle. Mais, malgré son caractère national indéniable et une vitalité culturelle unique, elle reste mal connue au Québec ainsi que dans le reste du Canada et souvent perçue comme l’avant-poste de l’assimilation. Son destin de peuple minoritaire dans un océan anglophone et les débats qu’elle connaît sur la qualité du français, pour ne donner que ces exemples, ne sont pourtant pas étrangers aux Québécois, ni aux Franco-Ontariens ou aux Franco-Manitobains, d’ailleurs.
Le rapport qu’entretient chaque collectivité avec la langue française en terre d’Amérique est en effet souvent très compliqué, mais il est un enjeu déterminant dans la nature des rapports inter-francophones à tisser sur ce continent. Héritage fragile à protéger et/ou à célébrer pour les uns, le français est aussi un legs colonial douloureux pour les autres : les Antillais et les Haïtiens en savent quelque chose, de même que certains peuples autochtones qui l’ont adopté sous la contrainte jusqu’à la quasi-extinction de leur propre langue. Dans cet espace culturel commun né d’une expérience différenciée de la colonisation française en Amérique, il devient donc impératif de s’ouvrir à de nouveaux imaginaires. Les poètes et écrivains ont à cet égard un rôle important à jouer, eux qui tordent et triturent la langue pour y faire entrer leur univers. Pour cette raison, le présent dossier leur donne une place importante. Qui de mieux qu’eux, en effet, pour secouer les charpentes et les colonnes de la langue afin d’y faire résonner l’appel à la justice et à la fraternité qu’il nous faut entendre si nous voulons que le français (sur)vive sur ce continent ?
À travers leurs voix, nous saisissons les défis auxquels est confrontée l’idée d’une francophonie américaine qui serait plus que la somme de ses identités fragmentées. Par-là, il ne s’agit pas d’en appeler à la création d’une réplique, à l’échelle des Amériques, d’une Organisation internationale de la Francophonie dans laquelle le Québec prendrait le relais de la France comme métropole, rejouant ainsi le drame impérialiste sous la forme d’une farce. Le Québec a certes un rôle important à jouer, mais il ne peut l’exercer sans embrasser réellement son américanité, qui est consubstantielle de sa fragilité sur ce continent. Au cas où nous l’aurions oublié, il n’est pas loin le temps où nous nous disions des nègres blancs d’Amérique.
Prenant acte de son caractère périphérique, le Québec pourrait être le moteur d’un nouveau modèle d’interrelation entre les peuples francophones. Et – puisque c’est aussi de rêve dont il est question dans ce dossier – cesser une fois pour toutes de se regarder d’abord à travers les yeux de la France pour enfin proposer un véritable modèle postcolonial de coopération entre peuples minorisés – et fiers de l’être.
La réalité, bien sûr, est tout autre. Le Québec ne semble pas près de sortir d’une vision coloniale du monde – l’annonce de la nouvelle mouture du Plan Nord, en avril dernier, le confirme –, et il est dirigé par un gouvernement pour qui le français est au mieux une occasion d’affaire, au pire une nuisance qu’on s’empresse de cacher lors des visites officielles à l’étranger... Mais malgré les difficultés sur le plan politique ; malgré la hantise, toujours lancinante, de l’assimilation qui entretient la méfiance ; et malgré, il faut le dire, des relents tenaces de colonialisme, les solidarités se tissent néanmoins entre les peuples, à travers les nombreux échanges, métissages et migrations qui s’accélèrent depuis quelques décennies. Les liens de solidarité entre le Québec et Haïti, par exemple, sont nombreux et vont en se resserrant, notamment grâce à l’initiative d’une diaspora haïtienne dynamique qui compte dans ses rangs des passeurs qui font un travail inestimable de rapprochement entre les cultures. Les éditions Mémoire d’encrier, dirigées par Rodney Saint-Éloi (qui signe un texte dans ce dossier), sont une de ces initiatives qui contribuent à rapprocher non seulement le Québec et la francophonie antillaise, mais aussi à faire entendre la voix des oubliés parmi les oubliés, les Autochtones d’ici. Si beaucoup reste à faire pour voir naître un réel rapport de nation à nation avec ces derniers, une ouverture se développe entre autres à travers le travail patient de sensibilisation de mouvements comme Idle No More (Fini l’inertie) et grâce aux amitiés, aux fraternités qui se nouent. Ce sont ces relations, qui se tissent d’abord « par le bas », qui jettent aujourd’hui les bases du monde de demain.