Le 75e anniversaire de Relations nous convie à nous remémorer et à célébrer le souffle qui nous anime et porte à se placer du côté des exclus pour imaginer ensemble un monde meilleur – plus humain, plus juste, plus beau. Ainsi, les trois premiers dossiers de l’année 2016 prendront la forme d’un triptyque sur les thèmes de l’amour du monde, la résistance et la création, et chercheront à tracer l’esprit d’une revue qui conspire, à travers l’analyse critique, l’art, les questions de sens, à humaniser le monde dans toutes ses dimensions – sociale, politique, éthique, esthétique, spirituelle…
Pourquoi commencer par l’amour du monde ? D’abord parce que par sa polysémie – le monde peut désigner à la fois les gens, l’espace qui les relie, la nature, la Terre –, cette notion exprime à la fois le dévouement à l’égard des affaires humaines, le souci du commun et l’expérience sensible d’appartenir au monde, d’en être partie intégrante. Mais ensuite, parce qu’elle renvoie aussi à l’émerveillement devant sa beauté et celle de la vie que nous partageons avec le vivant sur la Terre, notre maison commune ; l’ouverture saisissante à quelque chose qui nous dépasse et nous porte, une transcendance au cœur de l’immanence.
C’est la philosophe Hannah Arendt qui a introduit dans la pensée contemporaine la notion d’amour du monde ou amor mundi. Elle soulignait par là l’attention particulière que portent les êtres humains à leurs semblables en tant qu’êtres libres, parlants et agissants, et à l’espace commun qu’ils partagent, qui les relie et les sépare à la fois : le monde. Entre eux, le monde devient « objet de dialogue » ; ensemble ils débattent, agissent et luttent en vue de construire un séjour humain sur Terre.
En appeler à l’amour du monde, c’est ainsi invoquer la pluralité humaine, qui implique les désaccords et les conflits, les alliances et les solidarités, l’action citoyenne, les luttes sociales et politiques. Aimer le monde, c’est dès lors assumer la responsabilité d’un monde commun, au-delà de nos différences et divergences, à travers des espaces publics de débat et de confrontation, mais aussi à travers des institutions cristallisant dans le temps cette liberté en acte contre le conformisme, la soumission du grand nombre à quelques-uns ou le règne des intérêts privés. Le monde commun disparaît quand cesse cette liberté politique, quand chacun est renvoyé à sa vie privée, sans plus, quand l’espace commun est confisqué par des experts ou des tyrans, le débat public, muselé, ou encore la société, tout occupée à consommer et à produire. Quand le commun cesse d’être sujet de dialogue, alors, nous alerte Arendt, la désolation et l’immonde s’immiscent dans cet espace abandonné aux forces impersonnelles du marché ou de la technique.
L’amour du monde évoque dès lors une posture de résistance fondamentale face à la démesure technoscientifique et à l’appât insatiable du gain qui gouvernent notre époque et ordonnent nos manières de vivre et de penser en se posant comme un destin inéluctable. Car ce qui ne sont que des moyens au service de la communauté humaine sont devenus de véritables idoles : l’Argent, la Marchandise et le Progrès technique. Sur leurs autels sont sacrifiées des multitudes, jetées comme rebuts, et la nature, pillée et ravagée. Ce culte sans trêve ni espérance est celui de la religion capitaliste qui régit nos vies – par la spéculation boursière, le consumérisme, le productivisme, la marchandisation du monde… – du matin au soir, du berceau au cercueil, d’une génération à l’autre. Devant ces dieux de la mort, il nous faut être athées.
Car le temps n’est pas que de l’argent et du calcul, et l’histoire qu’une expansion sans fin de l’accumulation du capital ou de la mainmise financière et technique sur la vie. On voudrait nous faire croire que tout est monnayable, que tout n’est qu’intérêt égoïste. Que nous sommes une île. Non, nous sommes archipels, et ce qui semble nous séparer, en fait, nous réunit si l’on recentre le regard, si regardant son nombril on perçoit la trace du lien qui libère et donne vie. L’amour du monde est la reconnaissance de ce lien natif, existentiel. Des liens intimes, invisibles, symboliques, mémoriels nous unissent, qu’explorent à tâtons, à leur manière, l’amitié et la parole partagée, la tendresse et le don, la vie communautaire et le travail des mains, l’art et la spiritualité, la philosophie et la religion. Il est accueil de notre fragilité dans l’entraide, de nos limites dans le partage, de la finitude dans l’ouverture à l’expérience sensible et à la beauté de la vie.
Une voix qui sourd du fond des temps nous rappelle la promesse rattachée à la faiblesse vécue : « Vous traiterez l’étranger en séjour parmi vous comme un indigène du milieu de vous ; vous l’aimerez comme vous-mêmes, car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte » (Lévitique, 19, 34). Nous savons à quoi conduit de préférer la force : le pouvoir et la richesse scandaleuse d’une oligarchie ; le colonialisme ; la dictature ; le terrorisme d’État ; la course aux armements ; la dévastation de la Terre ; le transhumanisme qui fantasme d’en finir avec les médiations langagières, symboliques et culturelles inhérentes à la condition humaine, jugées, au mieux, comme des obstacles archaïques à dépasser, au pire, comme des tares à éradiquer.
L’immonde est en chacun et en chacune. Mais l’amour du monde tout autant. Nous sommes à tout moment dans la liberté qui nous fait. Aujourd’hui est toujours le temps du choix où se joue l’avenir du monde. La brèche de notre humanité. La vie, en se déployant dans la conscience, fait du sens non pas une réponse à trouver mais l’« oxygène » de notre être, qui nous pousse à répondre par notre vie à une question éprouvante, audible de l’intérieur de soi : « Suis-je le gardien de mon frère… de ma sœur ? » La sagesse biblique l’a exprimé ainsi dans la première épiphanie de Dieu : « J’ai vu la misère de mon peuple… J’ai entendu son cri devant ses oppresseurs … Je viens le délivrer » (Exode 3). Écouter le cri de la misère, de l’injustice, de l’oppression, et s’en laisser ébranler ; oser voir au-delà des masques des pouvoirs en place ; éprouver la vérité nue du sang versé et consentir à y répondre, malgré sa propre misère, malgré la force de l’immobilisme et de la peur qui vantent les vertus de la servitude volontaire, voilà qui relève au plus haut point de l’amour du monde. Celui-ci alors s’apparente à un don, à une grâce : quelque chose de plus grand que soi, qui sourd de soi comme d’ailleurs, et pousse à donner en retour, à se donner soi-même jusqu’à risquer sa vie et même parfois la perdre, comme signe de fidélité amoureuse à la vie.
Habiter la contingence devient dès lors l’expérience d’une transcendance, d’une béance mystérieuse qui nous lie les uns les autres, d’où émane la bonté qui libère... Où l’existence devient chant et louange.
Le sommaire du nouveau numéro (janvier-février 2016 No 782) de la revue Relations : www.revuerelations.qc.ca