La pensée féministe noire ne doit pas être limitée aux États-Unis. Au Québec, le féminisme est fort de l’influence des femmes haïtiennes. Comment voyez-vous le féminisme noir au Québec ?
R. Au Québec, le féminisme noir s’ancre dans la communauté plutôt que les instances officielles de luttes. Bien qu’il ne soit pas encore très théorisé, il est bien présent, tout comme les femmes noires haïtiennes ont été, pendant la Révolution tranquille, dans les mouvements féministes indépendantistes du Québec, ce que le corpus féministe québécois peine à mentionner. Par ailleurs, peu de recherches sont menées sur l’histoire des Noirs au Québec. C’est paradoxal, car, certaines femmes noires d’ici ont été des pionnières dans la société civile, la justice ou encore la recherche médicale.
Comment réagissez-vous alors face à ceux et celles qui affirment qu’il n’y a pas de « racisme systémique » au Québec ?
R. Cette affirmation vient de la manière dont les stéréotypes sont construits et diffusés. Si une société veut transformer ses représentations sur certains groupes et mieux comprendre leur vécu, elle doit examiner ses discours, les images pour les décrire, les représenter, interroger la manière dont cela les « racialisent » et voir quel système cela produit. Cela signifie qu’il faut partir de l’autodéfinition des racisé.e.s musulman.e.s, noir.e.s ou autochtones. Il n’est pas certain que les Québécois.e.s et plus particulièrement celles et ceux qui sont au sommet des médias soient prêt.e.s à entamer ce travail critique.
Le débat sur le racisme au Québec a pour sujet principal — à tout le moins dans le discours de la majorité euro-québécoise — la femme musulmane qui porte le foulard, et l’homme musulman qui serait un terroriste potentiel. Est-ce que la pensée féministe noire, en principe étrangère à ce débat (même s’il y a des personnes noires musulmanes), peut nous éclairer ?
R. Oui, il le peut ! D’ailleurs, j’ignore les données pour le Canada mais, aux États-Unis, une personne noire sur trois est musulmane. Les femmes voilées noires sont exposées au racisme et à l’islamophobie. Le travail de Patricia Hill Collins est à ce titre très porteur. Elle propose une grille d’analyse de pouvoirs et montre comment leur enchevêtrement opère dans l’expérience des individus tout en s’incarnant également dans leurs relations interpersonnelles. De plus, elle met l’accent sur le rôle de l’auto définition dans l’empowerment. Pour lutter, les groupes opprimés doivent absolument se redéfinir eux-mêmes.
Un des apports de la pensée féministe noire est de nous encourager à penser les rapports de domination et d’exclusion comme s’influençant mutuellement. Si vous et vos amies féministes noires au Québec êtes la cible d’attaques, pouvez-vous distinguer les attaques racistes des attaques misogynes ? Ou distinguer le racisme et l’antiféminisme ? Comment ces deux éléments s’arriment et se renforcent l’un l’autre ?
R. S’il est très difficile, pour une femme racisée, de distinguer les attaques à caractère raciste de celles misogynes, il est clair, en revanche, que le racisme et l’antiféminisme relèvent d’un arrimage très différent. Un.e. antiraciste peut être féministe, un.e féministe peut être raciste. Néanmoins, une véritable transformation sociale ne se fera que par une lutte où les oppressions racistes et féministes ne seront plus hiérarchisées.
D’ailleurs quels sont vos objectifs, quand vous enseignez un cours intitulé « Introduction au féminisme noir », à l’UQAM où la très grande majorité de la population est d’origine européenne, et a la peau beige ?
R. « À la peau beige » ? Voilà une manière originale de désigner les blanc.h.e.s !!! Dans un contexte où les antiracistes racisé.e.s du Québec sont confronté.e.s à la difficulté de parler du racisme systémique, c’est important d’éviter ces périphrases pour nommer la « blanchité » et les privilèges qu’elle apporte.
Le cours « Introduction au féminisme noir » est le tout premier sur ce féminisme en français accrédité dans le monde universitaire canadien et même francophone. J’étais donc honorée que l’IREF me demande de le concevoir et de l’enseigner ! La classe d’étudiant.e.s fut majoritairement blanc.he.s dans une université où l’identité québécoise et son récit national sont très marqués. Mes objectifs furent les suivants : apporter des outils critiques pour stimuler la réflexion sur les enjeux de l’invisibilité de la « race », montrer la profondeur philosophique du féminisme noir et discuter -dans une forme de mise en abîme- des défis de son inclusion dans l’Académie dans un contexte où la « décolonisation des savoirs » est un thème à la mode.
Avez-vous appris sur vous même, par cette expérience d’enseignement ?
R. J’ai énormément appris ! L’espace de classe fut un lieu d’exploration de ma posture pédagogique. Bien qu’étant une femme noire et intellectuelle, mon privilège épistémique ne me protège pas des oppressions. La possession de savoirs ne permet pas, hélas d’échapper à l’exposition au regard blanc ! Certain.e.s étudiant.e.s avaient envie d’entendre le féminisme noir à travers mon expérience plutôt que les textes. Certaines questions furent dérangeantes, voire violentes. Il est vrai que les personnes privilégiées ont tendance à maintenir leur position d’influence plutôt que d’être dans une posture d’écoute.
Si je comprends bien, même en tant que professeure et donc en principe LA figure d’autorité en classe, vous vous êtes néanmoins retrouvée sur la défensive face à une classe majoritairement blanche ?
R. Quel que soit la couleur, le genre, l’orientation sexuelle ou religieuse des étudiant.e.s, je ne suis jamais « sur la défensive » en salle de classe. Ce n’est pas un endroit où je me sens en danger. Mais, quand je vois des mécanismes d’oppressions se mettre en œuvre, je dois être attentive. Paradoxalement, le travail émotionnel pour me protéger m’a obligé à m’exposer. Une de mes stratégies pédagogiques a été de proposer aux étudiant.e.s un exercice d’observation des mécanismes d’oppression autour d’une de mes expériences radiophoniques. Le résultat fut fascinant ! Il s’agissait d’une chronique autour d’un livre à laquelle j’étais invitée et où on m’avait peu laissé parler alors que je connaissais le livre mieux que les autres intervenants. Faire écouter l’émission à mes étudiant.e.s leur a permis de repérer la manière dont les privilèges et les mécanismes d’oppression opèrent dans la prise de parole.
Voilà qui évoque les débats à savoir si les classes sont et peuvent être des « safe spaces ».
R. L’espace de classe n’étant pas neutre, je devais veiller à ce qu’il soit sécuritaire pour les rares étudiant.e.s racis.é.e.s., parfois, confronté.e.s au « whitesplaining » de leurs pairs. Tout cela m’a profondément questionné ! Quelle place donne-t-on aux femmes noires dans l’Académie ? Bénéficient-elles des privilèges épistémiques au même titre que leurs collègues blanc.he.s ? Quel est le rôle de l’inclusion du féminisme noir ? Certaines des réactions en salle de classe venaient du manque de cours où interroger la racisation et l’oppression qu’elle comporte. Si c’est compréhensible, cela m’a imposé aussi une charge morale supplémentaire pour rester attentive au rôle que l’on faisait inconsciemment porter à ce cours comme lieu d’apprentissage de l’antiracisme. Je ne dis pas que c’était l’agenda de l’institution en l’intégrant. Je dis seulement qu’il faut être vigilant pour que le féminisme noir n’y soit pas réduit sous peine de le déposséder de sa substance philosophique et politique.
L’espace de classe n’étant pas neutre, je devais veiller à ce qu’il soit sécuritaire pour les rares étudiant.e.s racis.é.e.s., parfois, confronté.e.s au « whitesplaining » de leurs pairs. Tout cela m’a profondément questionné ! Quelle place donne-t-on aux femmes noires dans l’Académie
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