Reconnaissance et responsabilités
Pour Joan Martinez Alier, président de la Société internationale pour une économie écologique « Le sujet est d’obtenir le paiement des compensations pour cette dette climatique historique et, plus important encore, qu’on la reconnaisse et ainsi d’éviter qu’elle continue à s’accroitre ».
À Copenhague, Pablo Solon, alors ambassadeur de Bolivie, répondait ainsi au représentant des États-Unis : « Nos glaciers sont en déclin, les sources d’eau sont en train de s’assécher. Qui doit faire face à cela ? Il nous parait juste que le pollueur paye, et non pas les pauvres. Nous ne sommes pas ici pour désigner le coupable, mais seulement la responsabilité. Comme disent souvent les commerçants aux États-Unis, si tu le casses, tu le payes » [1].
La question posée est effectivement celle des responsabilités, mais avant tout celle de la reconnaissance : reconnaissance que le développement économique d’une petite partie de l’humanité s’est réalisé via l’exploitation et le pillage de la majorité, par l’extraction et le gaspillage de ressources non renouvelables (ou à longue échéance). Mais il s’agit également de la reconnaissance que cette situation interdit aux pays du Sud de connaître le même ‘développement’ que les pays industrialisés.
Dans un certain nombre de cas, les responsabilités (la culpabilité) sont claires. Les multinationales responsables de marées noires, de pollutions atmosphériques, d’accidents industriels sont notoirement connues et peu souvent condamnées (et faiblement lorsqu’elles le sont, songeons à Bhopal). D’une manière plus générale, les États du Nord, mais également les Institutions financières internationales qu’ils dominent, ont une responsabilité toute particulière. De la colonisation aux politiques d’ajustement imposées pour continuer le pillage des ressources, ils sont à l’origine de cette dette, au bénéfice d’une minorité (les célèbres 1 %).
Si les populations des pays du Sud sont les premières victimes, pour cause de faiblesse des préventions et, souvent, de situation géographique, les populations du Nord n’échappent pas à ces conséquences. Les phénomènes climatiques de plus en plus marqués, ouragans, inondations, sécheresses... ne connaissent pas les notions de centre et de périphérie. Les pollutions urbaines touchent les grandes métropoles partout dans le monde.
Les pays dits ‘émergents’ ne sauraient être exonérés de toute responsabilité, dès lors que leurs grandes entreprises suivent le modèle extractiviste et prédateur du Nord.
Enfin, tant au Nord qu’au Sud, il ne faut pas oublier les dimensions de classe, de ‘race’ et de sexe. L’ouragan Katrina a apporté la preuve que face à ces phénomènes, toutes les populations n’étaient pas traitées de la même manière.
Réparations
« L’ouragan Katrina a apporté la preuve que face aux phénomènes climatiques, toutes les populations n’étaient pas traitées de la même manière. »
Des réparations concrètes doivent donc être exigées, pour ces désastres écologiques et sociaux, sous forme financière ou non. Nous n’opposons pas les deux formes. S’il ne s’agit pas de tomber dans le piège de la monétarisation de la nature, de sa marchandisation, comme le font les programmes initiés par les Institutions financières (les programmes Redd+ pour les forêts par exemple), ces réparations ont un coût qui doit être pris en charge par les coupables désignés.
Jean Gadrey proposait lors d’un colloque à Paris la réalisation d’audits des dettes écologiques, associant chercheurs et réseaux militants.
Pour lui, « il peut être souhaitable de monétariser ces dettes diverses, comme le demandent des réseaux militants. Ce serait envisageable moyennant des conventions sur la base de tarifs politiques négociés et non en fonction de prix de marché d’émissions et de pollutions. C’est ce que j’appellerai la méthode ‘‘Yasuni’’ » [2].
Il continuait ainsi : « Des compensations seraient dues par les États, y compris, si possible, par les institutions internationales dédiées et dotées de ressources par les États et via des taxes mondiales à créer. Rien n’empêche les États et institutions de demander des comptes aux multinationales. Cela ne revient pas à culpabiliser les peuples au Nord, mais peut contribuer à leur faire prendre conscience que leurs États et leurs entreprises ont conjointement organisé, sans les consulter, le pillage des ressources et la domination sur les pays du Sud » [3]. Les montants versés, fonction des dégâts occasionnés, devront être soit injectés directement dans les zones concernées et à destination des populations lésées, soit concédés aux pouvoirs publics afin qu’ils puissent financer d’autres politiques réparatrices et préventives et assurer la transition vers une économie bas carbone. Les peuples autochtones et les femmes, qui ont accumulé des créances spécifiques, doivent avoir voix au chapitre en la matière.
Mais tout ne peut être chiffré. Comment donner une valeur aux ‘services environnementaux’ ou à des vies humaines ?
Comme l’écrivent Éric de Ruest et Renaud Duterme, dans leur excellent ouvrage, « il est clair qu’une vision non financière des réparations peut et doit être envisagée : elle peut prendre la forme de transfert de brevets ou d’accord de coopération et d’échanges mutuels et équitables (bourses d’étude, programmes de recherches communs, rétrocession des biens mal acquis, …) [4] ». On pourrait ajouter, bien sûr, le transfert gratuit des technologies les plus avancées en matière d’économie d’énergie vers les pays qui ne peuvent les envisager financièrement, sans oublier « la régénération des terres, la dépollution des sites et de l’eau, le transfert gratuit de technologies utiles, la reconnaissance des droits des réfugiés climatiques, l’annulation de la dette du tiers monde et de toutes les dettes illégitimes, etc. » [5].
Tout cela s’accompagne, bien sûr, d’une rupture radicale avec le modèle imposé par les multinationales et les IFI. Ces réparations n’ont de sens que si elles financent un autre modèle, qui réponde aux besoins fondamentaux de toute la population, peuples autochtones, femmes, petits paysans, travailleurs et travailleuses de l’informel, salariés…, que si elles rompent avec les conditionnalités et leurs effets déstructurants et appauvrissants. Cela devrait même se traduire par la traduction en justice des responsables de ces désastres.
Réalisation
Bien sûr la question centrale est celle de la réalisation de ce programme ; la dette écologique, tout comme la dette historique qui lui est liée, n’ont pas de valeur juridique actuellement. Mais depuis la conférence de Durban, en 2001, les choses bougent peu à peu. La question des réparations pour les dommages occasionnés aux populations des pays du Sud a amené des grandes entreprises étatsuniennes à reconnaître qu’elles avaient réalisé des profits avec l’esclavage et à proposer des bourses d’étude à des étudiants afroaméricains.
« Les peuples autochtones et les femmes, qui ont accumulé des créances spécifiques, doivent avoir voix au chapitre en la matière »
Ce sont désormais des États qui prennent en charge cette question, en particulier dans la Caraïbe. L’affaire a été lancée, en juillet 2013, à l’issue du sommet de la Caricom (Caribbean community), composé essentiellement d’États anglophones auxquels se sont joints, par la suite, le Surinam, ancienne colonie néerlandaise, et Haïti pour la partie francophone. Une commission des réparations réunissant universitaires, économistes et avocats des États membres a été mise sur pied, le 17 septembre 2013, à l’issue d’une conférence réunie à Kingstown, la capitale de Saint-Vincent-et-les- Grenadines.
« L’esclavage et le colonialisme dans les Caraïbes ont très durement altéré nos options de développement » a expliqué à cette occasion Baldwin Spencer, le Premier ministre d’Antigua-et-Barbuda, dénonçant la dépendance économique, culturelle, sociale et même politique née de cette situation. « Les nations européennes qui se sont consacrées à la conquête, la colonisation, au génocide et à l’esclavage doivent fournir les moyens requis pour réparer l’héritage actuel de leurs dommages historiques », estime Ralph Gonsalves, Premier ministre de Saint-Vincent.
Sont principalement visés la Grande-Bretagne, la France et les Pays-Bas. Au cas où ces derniers n’accepteraient pas de s’asseoir autour d’une table pour discuter de compensations économiques, la Caricom menace de porter le dossier devant la Cour internationale de justice. D’ores et déjà, le cabinet d’avocats britannique Leigh Day & Co a été choisi comme conseil. C’est ce même cabinet qui avait contraint Londres, en juin 2013, à présenter ses « regrets » et à indemniser les descendants et les rares survivants des quelque 5 000 rebelles de la guérilla Mau Mau torturés par les troupes britanniques au Kenya dans les années 1950.
Les initiatives des petits États insulaires, lors des COP, va dans le même sens. Ces initiatives vont dans le sens de la reconnaissance de ces dettes écologiques et sociales, de faire bouger le droit international et le rapport de force sur ces questions. Même si, on l’a bien compris dans cette revue, la question est celle du modèle de développement et du système capitaliste lui-même.
La reconnaissance d’une dette écologique et le versement de réparations s’inscrit contre la logique de marchandisation des ressources, contre l’intérêt des élites capitalistes locales et donc dans une lutte globale au système de développement actuel.
Article précédemment publié le 13 septembre 2016
Notes
[2] www.scsites/sciencespo.fr.chaire-developpement-durable/files/61_111107_Actes_dette_ecologique.pdfiencespo.fr/chaire-developpement-durable/
[3] ibid
[4] http://cadtm.org/Mettre-un-terme-a-la-dette
[5] J.Gadrey ; cf note 1, page 85.
Un message, un commentaire ?