La troïka : c’est ainsi qu’on désigne en Grèce la triple dictature qui a été instaurée par le FMI, la Commission européenne et la Banque centrale européenne, et qui a imposé au pays un mémorandum (1) pleinement accepté par le gouvernement Pasok. Ce mémorandum est jugé par les spécialistes encore plus antidémocratique que celui imposé en 1898 quand, lors d’une grave crise économique, le pays avait été placé sous contrôle international.
En cette fin de l’été, la fameuse troïka, par la voix du très socialiste président du FMI, Strauss Kahn, tient à féliciter son camarade premier ministre, Giorgos Papandreou, pour les progrès considérables accomplis par son gouvernement en si peu de temps.
Ce dernier se rengorge en insistant sur la bataille sévère qu’il mène contre la fraude fiscale, notamment en faisant survoler les riches quartiers du centre d’Athènes pour découvrir des piscines privées non déclarées… La lutte contre la fraude fiscale (qui est une réalité en Grèce) est le leitmotiv mis en avant, mais pas un mot sur le manque à gagner pour l’État de l’installation fiscale des grands armateurs grecs dans des paradis fiscaux ! C’est bien en ce moment un des aspects dramatiques de cette rentrée : alors que le Pasok a totalement tourné le dos aux promesses électorales d’octobre 2009 (2), alors qu’il a pris des mesures antisociales qui renvoient le pays plusieurs décennies en arrière, son discours démagogique (« si j’étais simple citoyen, bien sûr que je participerais aux manifestations contre ces mesures ») réussit malgré une forte chute à lui conserver une certaine popularité : le Pasok reste loin en tête dans les sondages.
Approfondissement de la crise
Comment se traduit la réalité des progrès fulgurants vus par la troïka en ce mi-septembre ? Les soldes d’été, toujours très attendues par les familles populaires, ont connu cette année une baisse de 25 % et jusqu’à 65 % dans certaines villes du nord. L’explication est simple : un couple de travailleurs perd désormais quatre mois de salaires, victime d’une diminution du salaire mensuel net et confronté à l’augmentation des prix (hausse de la TVA à 23 %, hausse des carburants). La perte annuelle de revenus pour un couple de fonctionnaires est estimée à 11 000 euros (-20 %), pour un couple d’ouvriers dans le privé à -5 %… Autre exemple : le tourisme, source traditionnelle de rentrées d’argent, a connu, malgré des offres moins chères que les années précédentes, une baisse du taux d’occupation des chambres d’hôtel jusqu’à 30 % sur certaines îles fréquentées (-29 % pour les campings).
Ainsi, malgré la « chasse à la fraude fiscale », les rentrées d’argent insuffisantes constituent un problème croissant, aggravé par la montée du chômage, officiellement à 11,6 % en juillet, ayant sûrement dépassé les 20 % en réalité. La situation empire dramatiquement, notamment dans les villes d’ancienne industrie du nord de la Grèce : le chômage atteint 25 % à Thessalonique (deuxième ville du pays), 30 % à 35 % à Kozani, Kastoria, Serrès, et même 50 % à Naoussa. Ajoutons la montée en flèche de la précarité : à Kavala, 60 % des contrats de travail ont été transformés en emplois à temps partiel (chiffres publiés dans le quotidien Eleftherotypia). En octobre, le chiffre des chômeurs devrait augmenter de 100 000 (population : 11 millions d’habitants) venus principalement des secteurs du tourisme et de la construction.
Le tableau doit aussi prendre en compte une autre donnée : pour éviter de devoir travailler plus longtemps du fait de la nouvelle loi sur les retraites, des milliers de fonctionnaires ont déposé cet été leur dossier de retraite, notamment dans le secteur de l’enseignement et des hôpitaux. Et cela, bien sûr, sans être remplacés, conformément à la nouvelle règle du non-remplacement quasi total des travailleurs partant en retraite.
Le résultat est une catastrophe : la rentrée scolaire, déjà désastreuse du fait du manque de moyens (dans le nord, le manque de locaux fait que les cours ont lieu le matin pour certains élèves, et le soir pour les autres ; certaines salles de classe sont installées dans d’anciens magasins) est aggravée par le nombre insuffisant d’enseignants et le syndicat Olme (second degré) dénonce l’augmentation des classes à 30 élèves ou plus. Dans les hôpitaux, le manque de personnel entraîne des retards considérables pour toute une série d’actes (jusqu’à 30 jours d’attente pour des examens médicaux).
Et même dans les commissariats, le manque de policiers entrave des démarches administratives simples (demande de papiers). Rassurons la troïka : pour la manifestation de la rentrée sociale à Thessalonique, le 11 septembre, plus de 5000 MAT (CRS) étaient mobilisés ! Et tout ne va pas si mal : deux nouveaux sous-marins seront bien construits par la firme allemande Thyssen Krupp, pour le modeste coût de 1,2 milliard d’euros…
On le perçoit à travers ces quelques exemples : loin d’apporter le moindre progrès économique, « l’aide » des organismes européen et international produit la misère et accentue la crise du système, qui connaît une véritable fuite en avant : on estime que le PIB aura baissé de 4 % pour l’année. Et alors que le FMI vient de donner son feu vert à une deuxième tranche de versement d’emprunt de 2,57 milliards d’euros, le gouvernement semble prêt à accepter toutes sortes d’investissements étrangers, notamment dans le tourisme : des capitalistes russes et le gouvernement israélien semblent fort intéressés par le marché des casinos sur internet, l’achat d’aéroports en province, l’énergie…
Mobilisations fortes, mais insuffisantes
La question qui se pose immédiatement en cette mi-septembre est la suivante : pourquoi, alors que le 5 mai, la grève générale avait été quasi totale dans le public et forte dans le privé, avec la plus massive des manifestations depuis la période de l’après-junte militaire (tombée en 1974), le mouvement ouvrier n’a-t-il pas pu empêcher, au moins partiellement, l’adoption des mesures antisociales ? Et donc, quel est en ce moment l’état de la combativité ?
Les réponses à la première question sont en fait multiples. On a du mal à mesurer l’effet de retrait qu’a eu sur le mouvement la mort des trois employés de banque dans l’incendie provoqué par un cocktail Molotov, dont on ne sait toujours pas si son jet est le fruit d’une provocation policière ou fasciste ou du crétinisme meurtrier d’un groupuscule de la mouvance autonome.
Quoi qu’il en soit — et en prenant note des nombreux textes de groupes anarchistes condamnant par la suite la violence substitutive au mouvement de masse — ce qui est sûr, c’est que les possibilités de grève reconductible avec une dynamique politique anticapitaliste de masse qui existaient alors (des milliers de manifestants restant devant le Parlement pour condamner la fonction anti-sociale de cette assemblée !) ont été en grande partie neutralisées, sans que l’occasion s’en reproduise par la suite.
Bien sûr, la tactique des directions syndicales — GSEE pour la Confédération du secteur privé, Adedy pour le public, toutes deux à direction majoritairement Pasok — a joué dans le sens de l’accompagnement et de l’essoufflement.
Jusqu’à fin juin, les syndicats ont appelé à des journées de grève générale suffisamment espacées pour que les travailleurs ne la reconduisent pas entre deux préavis. Tactique connue, dont les effets ont été très durs, par exemple en France en 2009, où peu de monde avait participé à la dernière grève de juin. En Grèce, la brutalité des mesures et la force de la colère ont fait que jusqu’à la dernière grève le mouvement est resté assez fort, mais malgré tout, avec des manifestations de moins en moins fournies.
Six à sept journées de grèves nationales en six mois, des grèves sectorielles chaque jour, avec comme résultat l’application intégrale des mesures anti-ouvrières, cela produit bien sûr un découragement plus ou moins profond. Et même si le 11 septembre, la manifestation nationale de rentrée sociale à Thessalonique a mis dans la rue entre 15 000 et 20 000 jeunes et travailleurs, la mobilisation n’est pas à la hauteur de la misère engendrée par les mesures actuelles et à venir.
Mais si la bureaucratie syndicale a pu imposer son calendrier d’essoufflement du mouvement aussi facilement, c’est peut-être avant tout en raison des faiblesses du mouvement ouvrier grec.
Pour la gauche anticapitaliste, il ne devrait y avoir rien de plus urgent que d’apporter des réponses concrètes qui redonneront confiance à un mouvement menacé de résignation ou d’explosions sociales sans suites. La priorité, c’est certainement de ne plus laisser les bureaucrates ou sectaires divers diviser le mouvement ouvrier et appeler à des manifestations séparées avec comme justification que les autres seraient des traîtres à la classe. On sait qu’à ce petit jeu, même les plus sectaires peuvent se voir accuser d’être un jour traîtres à la classe.
Il y a donc urgence à lancer une dynamique d’union dans les luttes, et il serait inconséquent de laisser le très sectaire KKE, spécialiste de la division, lancer tout seul une telle dynamique (des propos actuels du KKE pourraient laisser entrevoir une telle inflexion) ! Si le 5 mai a eu une telle force, c’est bien parce que le nombre gigantesque de manifestants ne permettait pas d’imposer des distances entre les différents cortèges : au contraire, il y a même eu ce jour-là un certain brassage… qui n’a pas plu à la direction du KKE.
Mais à côté de la division, la grande faiblesse du mouvement (comme d’ailleurs du mouvement de révolte des jeunes en décembre 2008), c’est l’absence d’auto-organisation. Un progrès très net est apparu en termes de différenciations, avec regroupement dans les cortèges d’un pôle de sections ou même d’unions régionales syndicales sur des positions radicales (pour la grève reconductible), mais de fait, aucune réelle coordination de travailleurs ne s’est jusqu’ici mise sur pied.
De même, la gauche radicale et anticapitaliste (Syriza, Anatarsya) a appelé à créer des comités unitaires contre les mesures mais, à ce jour, de tel comités restent bien trop rares, avec une audience trop restreinte pour peser réellement. Proposer et aider à la création de structures d’auto-organisation ouvertes et démocratiques, voilà une autre priorité. Ajoutons une autre dimension : on peut parfois rester étonné devant la radicalité des mots d’ordre mis en avant tant par le KKE (« contre le capitalisme… et les monopoles ») que par les directions syndicales liées au Pasok (« Nous ne paierons pas ’’leur’’ crise »). Les mots d’ordre et les banderoles de la moindre manifestation montrent une radicalité de masse.
Cependant, derrière eux, les doutes sont profonds, comme pour tout le mouvement ouvrier européen. Rendue encore plus forte par l’importance des enjeux, la possibilité de concrétiser quelques-unes des revendications les plus portées reste pourtant à démontrer pour la très grande majorité des travailleurs. Il en est ainsi pour des revendications de masse comme « Non aux privatisations ! », « Non-paiement (total ou partiel !) de la dette ! », « Non aux dépenses d’armement »… Concernant la dette, la création récente en Grèce d’un comité contre la dette lié au CADTM est une bonne chose, mais il y a urgence à ce que les secteurs les plus avancés du mouvement ouvrier discutent dans l’unité de telles questions pour lancer des luttes de masse efficaces et auto-organisées sur ces revendications.
Pour les semaines à venir…
L’enjeu, c’est la relance de masse des luttes des travailleurs et des jeunes (mobilisations programmées dans l’Éducation nationale) et leur passage à la vitesse supérieure. Car il y a une course de vitesse. La troïka affiche sa satisfaction… pour réclamer d’aller plus loin, bien plus loin, que ce soit pour la déréglementation du droit du travail (mettre fin aux conventions collectives dans le privé), pour les privatisations (la défense du secteur public des chemins de fer est une urgence !). Les patrons grecs veulent obtenir une baisse de leur imposition et Papandreou serait prêt à accorder le passage de 24 % à 20 % de l’impôt sur les bénéfices, c’est-à-dire autant d’argent en moins dans les caisses de l’État ! Bien sûr, dans un tel contexte, un habitant sur deux ne croit pas Papandreou quand il annonce qu’il n’y aura pas de nouvelles mesures contre eux en 2010 !
Le fait que des élections municipales et régionales aient lieu début novembre paraît presque dérisoire dans un tel contexte ! Pourtant, elles représentent quand même un enjeu, d’abord parce qu’elles vont sanctionner la mise en place d’un programme « Kallikratis » de décentralisation accrue de la gestion de l’austérité, avec regroupement forcené de communes. Ensuite, parce qu’elle seront un constat, certes déformé, du rapport de forces, avec la possibilité de très nombreux abstentionnistes, auxquels la gauche anticapitaliste doit savoir s’adresser.
De manière générale, la question politique centrale aujourd’hui est d’œuvrer au renforcement rapide de la gauche anticapitaliste, dans un paysage où, à gauche d’un Pasok (où les forces centrifuges existent potentiellement), le KKE semble se renforcer (à 9 % dans les sondages) et Syriza (2,8 %, à comparer aux 6,8 % de l’extrême droite Laos) éclate, avec un affrontement ouvert entre l’ancien et l’actuel dirigeant de Syriza, se traduisant par deux candidatures sur la région d’Attique, la principale région ouvrière de Grèce.
Nous y reviendrons, ne serait-ce que parce que les évolutions sont rapides et que des bilans de cette coalition réformiste radicale sont nécessaires, mais la question importante dans cette situation est, bien sûr, de savoir si le regroupement anticapitaliste Antarsya (avec entre autres les deux principales organisations de la gauche révolutionnaires et OKDE-Spartakos, section grecque de la IVe Internationale), qui a joué un rôle remarqué dans les mobilisations du printemps, parviendra à élargir ce courant. ■
Athènes, le 15 septembre 2010
Notes
1. Ce mémorandum consiste en un prêt de 110 milliards d’euros à un taux de presque 5 % (même les « marchés » en ce mi-septembre ont demandé moins, 4,85 % !), avec comme contrepartie la réduction des salaires et des pensions, la destruction du droit du travail, la concurrence effrénée en dénationalisant ce qui peut l’être.
2. Aux élections anticipées du 4 octobre 2009, la droite a perdu le pouvoir au profit des socialistes du Pasok. Le parti communiste (KKE) est demeuré stable avec 7,5 % des suffrages. La coalition de la gauche alternative, Syriza, a reculé légèrement avec 4,6 % des voix (NdlR).