Tiré du blogue de Christine Delphy.
Kate Allen, la directrice britannique d’Amnesty International, s’est dite, à l’antenne du magazine Woman’s Hour, « choquée » par le scandale des exactions perpétrées par les travailleurs humanitaires d’Oxfam en Haïti. Elle a réclamé une enquête – pour que « des leçons en soient tirées ». J’espérais que l’animatrice Jenni Murray allait lui répondre : « Alors que pense Amnesty des travailleurs humanitaires qui, dans les pays pauvres, paient des femmes pour des rapports sexuels ? » Mais comme elle ne l’a pas demandé, je l’ai fait moi-même.
Pourquoi la question est-elle importante ? Parce qu’en 2015, Amnesty International, une organisation mondiale comptant sept millions de membres, a modifié sa politique en matière de prostitution pour en réclamer la décriminalisation intégrale. Les féministes ont été consternées : 3 000 personnes, dont Gloria Steinem, ont signé une pétition exprimant leur horreur qu’Amnesty légitime non seulement la location des corps des femmes, mais aussi les proxénètes et les tenanciers de bordels qui les exploitent.
Leurs pressions sont restées lettre morte. Amnesty a été détournée par des partisans de la politique d’identité libertaire qui considèrent la prostitution non pas comme un système de violence sexuelle qui mise sur l’adversité économique et l’inégalité, mais comme un choix personnel ou une identité sexuelle, à l’instar du fait d’être gay. Même, semble-t-il, dans des zones sinistrées comme Haïti.
« La pauvreté ou la marginalisation peuvent inciter une personne à décider de vendre des services sexuels », affirme en page 17 le nouveau document de politique d’Amnesty. « Toutefois, ces situations n’affectent en rien la valeur de son consentement ». Les seules exceptions reconnues par l’organisation sont les « circonstances particulières s’apparentant à de la contrainte, à savoir si cette personne subit des menaces, des violences ou un abus d’autorité ». Mais la position générale d’Amnesty est qu’elle « ne soutient ni ne condamne le commerce du sexe ».
Que pense alors l’organisation du débarquement de Roland van Hauwermeiren et ses compères d’Oxfam à Port-au-Prince, en vestes safari et lunettes de soleil griffées, leurs 4×4 bourrées d’antibiotiques et de lait maternisé ? Est-ce pour eux un « abus d’autorité » que de rassembler quelques prostituées en ville, les amener à leur villa et s’amuser un peu en échange de quelques dollars et d’un T-shirt d’Oxfam ? Ou devons-nous respecter l’idée que ces jeunes femmes vivant dans un pays dévasté, avec des parents malades ou des bébés affamés, ont, selon les termes d’Amnesty, « la décision libre et éclairée de prendre part à une activité sexuelle » dans le cadre du « travail du sexe » ?
Où finit l’exploitation et où débute le consentement ? J’ai appelé Amnistie pour obtenir des éclaircissements. La réponse que m’a faite Kate Allen est un chef-d’œuvre en matière de langue de bois. « Le cas épouvantable des travailleurs humanitaires qui paient pour du sexe dans un contexte où ils travaillent et fournissent des services à des personnes extrêmement vulnérables dans des situations de crise est distinct de la question du statut juridique du travail du sexe. »
Mais l’est-il vraiment ? En Haïti, 316 000 personnes étaient mortes, il y avait des millions de sans-abri, toute l’infrastructure était détruite. Oxfam « fournissait des services » à tout un pays. Amnesty pense-t-elle oui ou non qu’il était mal pour van Hauwermeiren de prostituer une femme rencontrée, par exemple, dans un centre de distribution d’aide, mais qu’il était correct pour lui de sélectionner des femmes tout aussi appauvries au bordel local ?
Compte tenu de la position neutre d’Amnesty à propos du sexe tarifé, est-elle à l’aise avec le recours de son personnel à des personnes prostituées, ai-je demandé ? « Les contrats d’emploi d’Amnesty stipulent clairement que ses employés ne doivent pas se comporter de manière à discréditer l’organisation », m’a-t-on répondu, « et à la lumière de l’affaire Oxfam, nous avons amorcé un examen complet de toutes les politiques pertinentes ». Cette réponse ressemble moins à une véritable position de principe qu’à un effort bâclé de relations publiques : en d’autres mots, nous avons senti l’humeur publique et nous ne voulons pas perdre de dons. Ce n’est que face à mon insistance que l’on m’a finalement dit : « Tout membre du personnel qui utiliserait des travailleuses du sexe dans le cadre de son travail ferait l’objet d’une enquête immédiate et d’éventuelles mesures disciplinaires ». Ce qui contredit mot pour mot la propre politique d’Amnesty ! Qu’en est-il de leur neutralité, de la « décision libre et éclairée » de ces femmes et de la non-pénalisation des prostitueurs ?
Amnesty n’est pas la seule à s’emmêler dans ses pinceaux néolibéraux. Le Parti travailliste a été particulièrement silencieux sur le scandale du recours d’Oxfam à la prostitution. Leur secrétaire au développement international, Kate Osamor, a défini cet esclandre comme un défaut de « sauvegarde » ce qui réduit le problème à ne pas avoir protégé des filles mineures ou empêché la coercition, en contournant la question centrale, plus délicate. Pourtant, en 2016, Jeremy Corbyn a déclaré : « Je suis en faveur de la décriminalisation de l’industrie du sexe ». Approuve-t-il alors les ébats de Roland au bord de sa piscine ?
Aux yeux de Corbyn, la décriminalisation est une approche « plus civilisée ». C’est un fait qu’aucune des féministes ayant signé la pétition contre la nouvelle politique d’Amnesty ne souhaite punir des femmes aux abois. La plupart d’entre elles préconisent plutôt le modèle nordique, qui a maintenant force de loi en France, en Suède, en Irlande et dans d’autres pays (dont le Canada), où l’on a légalisé la vente de sexe mais criminalisé son achat (NDT : et l’exploitation de celle d’autrui). La décriminalisation totale entraîne toujours l’expansion du commerce du sexe. Et alors qu’Amnesty distingue le trafic (coercitif = mauvais) du travail sexuel (consensuel = bien), quand la demande masculine monte en flèche, le marché réclame plus de « produit » et l’on sait que des camionnettes verrouillées et emplies de filles albanaises affluent dans les mégabordels d’Amsterdam ou du quartier Reeperbahn à Hambourg.
J’ai entendu le lobby de la décriminalisation affirmer qu’Haïti est un cas spécial : ces raclures d’Oxfam échangeaient du sexe contre de l’aide. Les femmes étaient particulièrement vulnérables : les hommes, trop privilégiés. Donc serait-ce OK s’ils avaient payé en argent plutôt qu’en lait maternisé ? Ou s’ils n’avaient pas été des travailleurs humanitaires mais de simples touristes occidentaux ? Quelqu’un peut-il préciser la dynamique de pouvoir exacte, les circonstances économiques et géopolitiques où un homme payant une femme pour du sexe n’exerce pas un abus de pouvoir ? Est-ce le cas face aux mères célibataires assistées sociales du quartier de Leeds, ou auprès des junkies désespérées de Brixton Hill ? Des hommes de gauche m’ont dit qu’il était cruel de les empêcher de gagner leur croûte. Mais comme le dit Rachel Moran, survivante de la prostitution et autrice, quand une femme a faim, mettez-lui dans sa bouche des aliments, pas un pénis.
J’observe l’affrontement de deux idées. Celle validée par le mouvement #MoiAussi que, du Parlement au Presidents’ Club, les hommes ne doivent pas tirer parti de leur pouvoir et de leurs privilèges pour extorquer des faveurs sexuelles à des femmes vulnérables, et l’idée que le « travail du sexe » est bien, et même habilitant, même si celles qui sont poussées à la prostitution comptent parmi les femmes les plus vulnérables d’entre toutes.
Comme l’illustre le scandale d’Oxfam, ces deux idées ne peuvent être vraies simultanément.
Janice Turner
Version originale : https://www.thetimes.co.uk/article/paying-for-sex-is-always-an-abuse-of-power-nnr3np5lm
Traduction : TRADFEM
https://tradfem.wordpress.com/2018/02/21/janice-turner-payer-pour-du-sexe-est-toujours-un-abus-de-pouvoir/
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