tiré de : entre les lignes et les mots 2017 22 27 mai
Publié le 22 mai 2017 Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse
Il faisait donc peur aux passants. Aux passants ? Enfin, si on veut, car en fait, cet homme d’une soixantaine d’années faisait ce geste de précipitation enveloppante aux femmes. Aux femmes, jeunes et vieilles, mais non pas aux hommes. Un geste de précipitation enveloppante en effet, et même, pour une jeune femme, il a tenté de lui prendre le sexe. Il a encore bien davantage ri.
Or on ne prend publiquement que ce qui vous appartient ; même les kleptomanes les plus débridés se cachent pour tenter de saisir ce qui n’est pas à eux. Pour les femmes, c’est inutile de se cacher. Elles sont un bien commun, et si la vérité est dans le vin, la bouche des enfants et celle des fous, cette vérité-là nous est claire-ment dite bien souvent.
La publicité même de cette mainmise, le fait qu’elle revête aux yeux de beau-coup, et en tout cas des hommes dans leur ensemble, un tel caractère de « naturel », de quasi « allant-de-soi », est l’une de ces expressions quotidiennes et violentes de la matérialité de l’appropriation de la classe des femmes par la classe des hommes. Car le vol, l’escroquerie, le détournement se cachent, et pour approprier des hommes mâles il faut une guerre. Pas pour les hommes femelles, c’est-à-dire les femmes… Elles sont déjà propriété. Et lorsqu’on nous parle, à propos d’ici ou d’ailleurs, d’échange des femmes, on nous signifie cette vérité-là, car ce qui « s’échange » est déjà possédé ; les femmes sont déjà la propriété, antérieurement, de qui les échange. Lorsqu’un bébé mâle naît, il naît futur sujet, qui aura à vendre lui-même sa force de travail mais pas sa propre matérialité, sa propre individualité. De plus, propriétaire de lui-même, il pourra également acquérir l’individualité matérielle d’une femelle. Et de surcroît il disposera également de la force de travail de la même, dont il usera de la manière qui lui conviendra, y compris en démontrant qu’il ne l’utilise pas.
Si vous n’avez pas peur des exercices amers, regardez dans la rue comment les jeunes amants ou amoureux se donnent la main, qui prend la main de qui ? et marche légèrement devant… oh ! à peine, une esquisse… Regardez comment les hommes tiennent « leur » femme par le cou (comme une bicyclette par le guidon) ou comme ils la tirent à leur bras (comme le chariot à roulettes de leur enfance…). C’est selon l’âge, et les revenus, mais les rapports corporels crient cette appropria-tion, dans chaque accent de la motricité, de la parole, des yeux. Et je finis par me demander sérieusement si ce geste masculin supposé galant, et qui, d’ailleurs, tend à disparaître, de « laisser le passage » à une femme (c’est-à-dire de la faire passer devant) n’était pas simplement l’assurance de ne pas la perdre de vue une seconde : on ne sait jamais, même avec des talons très hauts, on peut courir, et fuir.
Les habitudes verbales nous le disent aussi. L’appropriation des femmes est explicite dans l’habitude sémantique très banale de mentionner les acteurs sociaux femmes prioritairement par leur sexe (« femmes », les femmes), habitude qui nous irrite beaucoup, polysémique bien évidemment, mais dont justement cette significa-tion-là est passée inaperçue. Dans n’importe quel contexte, qu’il soit professionnel, politique, etc., toute qualification en ce domaine est omise ou refusée aux acteurs de sexe féminin, alors que bien entendu ces mêmes qualifications désignent seules les autres acteurs. Ces phrases par exemple, relevées dans les dernières quarante-huit heures : « Un élève a été puni d’un mois d’arrêts de rigueur, une jeune fille a reçu un blâme… » (information sur la répression à Polytechnique) ; « Un président de société, un tourneur, un croupier et une femme… » (à propos d’un groupe réuni pour opiner sur un sujet quelconque) ; « Ils ont assassiné des dizaines de milliers d’ouvriers, d’étudiants, de femmes… » (Castro, à propos du régime Battista). Ces phrases, dont l’imprécision (croyons-nous) quant au métier, quant au statut, quant à la fonction dès qu’il s’agit de femmes nous exaspère tellement, ne sont pas des phrases fautives par omission d’information. Elles sont au contraire informativement exactes, ce sont des photographies des rapports sociaux. Ce qui est dit et uniquement dit à propos des êtres humains femelles, c’est leur position effective dans les rapports de classe : celle d’être en premier et fondamentalement des femmes. Leur socialité c’est cela, le reste est de surcroît et – nous signifie-t-on – ne compte pas. En face d’un patron il y a une « femme », en face d’un polytechnicien il y a une « femme », en face d’un ouvrier il y a une « femme ». Femme nous sommes, ce n’est pas un qualificatif parmi d’autres, c’est notre définition sociale. Folles qui croyons que ce n’est qu’un trait physique, une « différence » et qu’à partir de ce « donné » de multiples possibilités nous seraient ouvertes. Or ce n’est pas un donné, c’est un fabriqué auquel on nous signifie sans cesse de nous tenir. Ce n’est pas le début d’un processus (un « départ », comme nous le croyons), c’en est la fin, c’est une clôture.
Au point même qu’on peut très bien tenter de nous extraire d’une information où nous aurions pu nous glisser sous une marque frauduleuse, de nous en sortir pour nous rendre notre vraie place (nous remettre à notre place) : « Trois agents communistes, dont une femme… » (à propos de l’espionnage en Allemagne fédérale). Et voilà ! Une femme n’est jamais qu’une femme, un objet interchangeable sans autre caractéristique que la féminité, dont le caractère fondamental est d’appartenir à la classe des femmes.
De la sagesse populaire à la grossièreté de bistro, de la théorie anthropologique sophistiquée aux systèmes juridiques, on ne cesse de nous signifier que nous sommes appropriées. Rage de notre part dans le meilleur des cas, atonie dans la majorité des occurrences. Mais ce serait sans doute une faute politique que de rejeter sans examen un propos si constant qui, venant de la classe antagoniste, devrait au contraire susciter chez nous l’intérêt le plus vif et l’analyse la plus attentive. Après tout il suffit pour savoir d’écouter sans l’esquiver le discours banal et quotidien qui dévoile la nature spécifique de l’oppression des femmes : l’appropriation.
Les intellectuels et anthropologues divers opèrent une projection classique, attribuant aux sociétés exotiques ou archaïques la réalité de la réduction des femmes à l’état d’objet approprié et devenu pièce d’échange. Car il n’y a que pour ces sociétés que l’on parle stricto sensu d’échange des femmes, c’est-à-dire du degré absolu de l’appropriation, celui où l’objet est non seulement « pris en mains », mais devient équivalent de n’importe quel autre objet. Le stade où l’objet passe du statut de bétail (pecus, sens premier) au statut de monnaie (pecus, sens dérivé).
« Échange des femmes », « appropriation des femmes », etc. Qu’en savent-ils, disons-nous ? Ils en savent bien quelque chose quelque part, mais il ne s’agit peut-être pas des sociétés archaïques ou exotiques, quoiqu’ils en disent. Sociétés où on échange biens et femmes sur un même pied, bien que, disent-ils aussi, on puisse l’interroger sur le statut d’objet des femmes, car enfin, elles parlent… En effet, nous parlons ; et voyons si sous couvert de l’ailleurs, de l’autrefois, ils ne sont pas en train de parler d’ici et d’aujourd’hui.
Introduction
Deux faits dominent l’exposé qui va suivre. Un fait matériel et un fait idéologique. Le premier est un rapport de pouvoir (je dis bien un « rapport », et non « le » pouvoir…) : le coup de force permanent qu’est l’appropriation de la classe des femmes par la classe des hommes. L’autre est un effet idéologique : l’idée de « nature », cette « nature » supposée rendre compte de ce que seraient les femmes.
L’effet idéologique n’est nullement une catégorie empirique autonome, il est la forme mentale que prennent certains rapports sociaux déterminés ; le fait et l’effet idéologique sont les deux faces d’un même phénomène. L’une est un rapport social où des acteurs sont réduits à l’état d’unité matérielle appropriée (et non de simples porteurs de force de travail). L’autre, la face idéologico-discursive, est la construction mentale qui fait de ces mêmes acteurs des éléments de la nature : des « choses » dans la pensée elle-même.
Dans la première partie, l’appropriation des femmes, on verra l’appropriation concrète, la réduction des femmes à l’état d’objet matériel. Dans une seconde partie, le discours de la nature1, on verra la forme idéologique que prend ce rapport, c’est-à-dire l’affirmation que les femmes sont « plus naturelles » que les hommes.
Il est admis par tout le monde – ou presque – que les femmes sont exploitées, que leur force de travail, lorsqu’elle est vendue sur le marché du travail, est beaucoup moins payée que celle des hommes puisqu’en moyenne les salaires touchés par les femmes ne représentent que les deux tiers de ceux touchés par les hommes. Il est entendu par tout le monde – ou presque – que le travail domestique effectué par toutes les femmes, qu’elles soient par ailleurs salariées ou non, est accompli sans salaire.
L’exploitation des femmes est la base de toute réflexion sur les rapports entre classes de sexe, quelle que soit son orientation théorique.
Lorsqu’on analyse et décrit l’exploitation des femmes, la notion de « force de travail » occupe une place centrale. Mais bizarrement, elle est employée dans la perspective d’un rapport social qui est justement celui dont les femmes en tant que classe sont absentes : la force de travail est, dans cette perspective, présentée comme « la seule chose que l’ouvrier ait à vendre, sa capacité de travailler2 ». Ceci, en effet exact pour l’ouvrier-homme aujourd’hui, n’est pas vrai de l’ouvrier-femme ou de toute autre femme, aujourd’hui. Cette signification de la force de travail comme étant l’ultime chose dont on dispose pour vivre est inadéquate pour la classe entière des femmes.
Ceci rappelle le temps où l’imagination débridée des chercheurs allait jusqu’à envisager en un prodigieux effort que la plus grande proximité possible entre deux individus de race différente était le mariage (ou le rapport sexuel…). Ils démontraient ainsi brillamment à quel point ils étaient eux-mêmes aveuglés par les structures racistes pour ne pas voir que cette plus grande proximité est, tout simplement, la parenté par le sang, le fait d’être parent et enfant (mère et fille, père et fils, etc.). Situation extrêmement courante et banale mais parfaitement ignorée intellectuellement, littéralement déniée.
Il en est exactement de même pour ce qui concerne la force de travail dans les classes de sexe. Une classe entière, qui comprend environ la moitié de la population, subit non le seul accaparement de la force de travail mais un rapport d’appropriation physique direct : les femmes. Ce type de relation n’est certes pas propre aux rapports de sexe ; dans l’histoire récente, il caractérisait l’esclavage de plantation qui n’a disparu du monde industriel que depuis à peine un siècle (États-Unis 1865, Brésil 1890), ce qui ne signifie pas que l’esclavage a disparu totalement. Une autre forme d’appropriation physique, le servage, caractéristique de la propriété foncière féodale, a disparu à la fin du 18e siècle en France (derniers serfs affranchis vers 1770, abolition du servage en 1789), mais a persisté plus d’un siècle encore dans certains pays d’Europe. Le rapport d’appropriation physique directe n’est donc pas une forme qui serait propre aux relations de sexe…
L’appropriation physique dans les rapports de sexe – qu’on va tenter de décrire dans cet article – contient l’accaparement de la force de travail, et c’est à travers la forme que prend cet accaparement qu’on peut discerner qu’il s’agit d’une appropriation matérielle du corps ; mais elle en est distincte par un certain nombre de traits dont l’essentiel, commun avec l’esclavage, est qu’il n’existe dans cette relation aucune sorte de mesure à l’accaparement de la force de travail : cette dernière, contenue à l’intérieur des seules limites que représente un corps individuel matériel, est prise en bloc, sans évaluation. Le corps est un réservoir de force de travail, et c’est en tant que tel qu’il est approprié. Ce n’est pas la force de travail, distincte de son support/producteur en tant qu’elle peut-être mesurée en « quantités » (de temps, d’argent, de tâches) qui est accaparée, mais son origine : la machine-à-force-de-travail.
Si les rapports d’appropriation en général impliquent bien l’accaparement de la force de travail, ils sont logiquement antérieurs et ils le sont également du point de vue historique. C’est le résultat d’un long et dur processus que d’être parvenu à ne vendre que sa force de travail et à ne pas être soi-même approprié. L’appropriation physique s’est manifestée dans la plupart des formes d’esclavage connues : par exemple celle de Rome (où d’ailleurs l’ensemble des esclaves d’un maître se nommait familia), celle des 18e et 19e siècles en Amérique du Nord et aux Antilles. Par contre, certaines formes d’esclavage qui en limitaient la durée (tant d’années de service par exemple, comme c’était le cas dans la société hébreue, la cité athénienne sous certaines réserves, ou dans les États-Unis du 17e siècle…), certaines formes de servage qui fixaient également des limites à l’usage du serf (en nombre de jours par semaine, par ex.) sont des formes transitionnelles entre l’appropriation physique et l’accaparement de la force de travail. Ce qui nous concernera ici est l’appropriation physique elle-même, le rapport où c’est l’unité matérielle productrice de force de travail qui est prise en mains, et non la seule force de travail. Nommé « esclavage » et « servage » dans l’économie foncière, ce type de rapport pourrait être désigné sous le terme « sexage » pour ce qui concerne l’économie domestique moderne, lorsqu’il concerne les rapports de classes de sexe.
L’expression concrète de l’appropriation
L’usage d’un groupe par un autre, sa transformation en instrument, manipulé et utilisé aux fins d’accroître les biens (d’où également la liberté, le prestige) du groupe dominant, ou même simplement – ce qui est le cas le plus fréquent – aux fins de rendre sa survie possible dans des conditions meilleures qu’il n’y parviendrait réduit à lui-même, peut prendre des formes variables. Dans les rapports de sexage, les expressions particulières de ce rapport d’appropriation (celle de l’ensemble du groupe des femmes, celle du corps matériel individuel de chaque femme) sont : a) l’appropriation du temps ; b) l’appropriation des produits du corps ; c) l’obliga-tion sexuelle ; d) la charge physique des membres invalides du groupe (invalides par l’âge – bébés, enfants, vieillards – ou malades et infirmes) ainsi que des membres valides de sexe mâle.
L’appropriation du temps
Le temps est approprié explicitement dans le « contrat » de mariage en ce qu’il n’y a aucune mesure de ce temps, aucune limitation à son emploi, ni exprimée sous forme horaire comme c’est le cas dans les contrats de travail classiques, qu’ils soient salariaux ou non (les contrats de louage, ou contre entretien, spécifient un temps de travail et un temps de liberté – fêtes, jours de repos, etc.), ni exprimée sous forme de mesure en monnaie : aucune évaluation monétaire du travail de l’épouse n’est prévue.
Plus, ce n’est pas seulement de l’épouse qu’il s’agit, mais bien des membres en général du groupe des femmes. Puisqu’en effet, les mères, sœurs, grands-mères, filles, tantes, etc. qui n’ont passé aucun contrat individuel avec l’époux, le « chef de famille », contribuent au maintien et à l’entretien des biens, vivants ou non, de celui-ci. Car le lavage, la garde des enfants, la préparation de la nourriture, etc. sont assurés parfois également par l’une des mères des deux époux, leur ou leurs filles, la sœur d’un des deux époux, etc. En vertu non pas d’un contrat direct d’appropria-tion comme c’est le cas pour l’épouse (dont la nue-appropriation se manifeste par l’obligation légale – de surcroît et première – du service sexuel), mais en fonction de l’appropriation générale de la classe des femmes qui implique que son temps (son travail) est disponible sans contrepartie contractuelle. Et disponible en général et indifféremment. Tout se passe comme si l’épouse appartenait en nue-propriété à l’époux et la classe des femmes en usufruit à chaque homme, et particulièrement à chacun de ceux qui ont acquis l’usage privé de l’une d’entre elles.
Toujours et partout, dans les circonstances les plus « familiales » comme les plus « publiques », on attend que les femmes (la femme, les femmes) fassent le nettoyage et l’aménagement, surveillent et nourrissent les enfants, balayent ou servent le thé, fassent la vaisselle ou décrochent le téléphone, recousent le bouton ou écoutent les vertiges métaphysiques et professionnels des hommes, etc.
L’appropriation des produits du corps
« On ne vendait pas les cheveux de nos Bourguignonnes, on vendait leur lait… » Ces paroles entendues dans la bouche d’un vieil écrivain homme (TV, 16 décembre 1977) disent assez clairement que contrairement à ce que beaucoup d’entre nous croient, ni nos cheveux ni notre lait ne sont à nous car, s’ils sont vendus, c’est par leurs légitimes propriétaires – lesquels d’ailleurs, évoquant leurs propres pères, bateliers transporteurs, précisaient à propos des nourrices (toujours par le même porte-parole interposé : « Ils faisaient un chargement de femmes pour Paris… »
Mais la preuve toujours actuelle de l’appropriation des produits est que dans le mariage le nombre des enfants n’est pas soumis à contrat, n’est pas fixé, ou sou-mis à l’approbation de l’épouse. L’absence pour la majorité des femmes de possibilité réelle de contraception et d’avortement en est la conséquence. L’épouse doit faire et fera tous les enfants que lui voudra imposer l’époux. Et si l’époux outrepasse sa propre convenance, il en fera porter la responsabilité à la femme, qui doit lui donner tout ce qu’il veut mais uniquement ce qu’il veut. Le statut de l’avortement, si longtemps clandestin, existant sans exister, vérifiait cette relation, l’avortement étant le recours des femmes dont l’homme ne voulait pas l’enfant autant que celui de celles qui n’en voulaient pas elles-mêmes3.
Les enfants appartiennent au père, on le sait, et il n’y a pas si longtemps qu’il fallait, pour qu’une mère puisse faire traverser une frontière à l’enfant, qu’elle soit munie d’une autorisation du père, la réciproque ne se posant pas. Ce n’est pas qu’aujourd’hui et dans les pays riches la possession des enfants soit d’un immense intérêt économique, encore que…4 Les enfants restent par contre un très puissant outil de chantage en cas de désaccord conjugal : c’est leur possession que revendiquent les hommes, et non leur charge matérielle, qu’ils s’empressent de confier à une autre femme (mère, domestique, épouse ou compagne) selon la règle qui veut que les possessions des dominants soient entretenues matériellement par une (ou des) possession(s) des mêmes. La possession des enfants, « production » des femmes, relève encore juridiquement des hommes en dernier ressort ; les enfants continuent à appartenir au père, même lorsque leur mère en a la charge matérielle en cas de séparation5. D’ailleurs une épouse ne « donne »-t-elle pas des enfants à son mari alors que la réciproque n’est pas exacte ?
Le corps individuel matériel des femmes appartient, dans ce qu’il fabrique (les enfants), comme dans ses parties sécables (les cheveux, le lait…) à un autre qu’elle-même ; comme c’était le cas dans l’esclavage de plantation6.
L’obligation sexuelle
Nommer cette relation n’est pas si facile. « Service sexuel » ? Comme service militaire ou service obligatoire ? Ce n’est pas mauvais… « Devoir sexuel » ? Comme les devoirs de classe ou le Devoir ? Ce n’est pas mauvais. « Cuissage », comme l’appellent ceux qui sont du bon côté de la relation ? Droit de cuissage, encore un de ces termes qu’on reçoit à la figure ; il a le mérite de dire qu’il s’agit d’un droit et d’un droit exercé contre nous, sans que notre opinion sur la question ait la moindre importance7, mais il a le grave défaut d’être le terme de ceux qui jouissent du droit ; nous, nous accomplissons le devoir. On nous a toujours appris qu’à des droits correspondent des devoirs, ce qu’on ne nous a pas précisé c’est qu’au droit des uns correspond le devoir des autres. Dans ce cas c’est clair.
Lorsqu’on est une femme et qu’on rencontre après un certain temps un ancien amant, sa préoccupation principale semble être de coucher à nouveau avec vous. Comme ça, semble-t-il. Car enfin je ne vois pas que la passion physique ait à voir dans cette tentative, visiblement pas. C’est une façon limpide de signifier que l’essentiel de la relation entre un homme et une femme c’est l’usage physique. Usage physique exprimé ici sous sa forme la plus réduite, la plus succincte : l’usage sexuel. Seul usage physique possible lorsque la rencontre est fortuite et qu’il n’existe pas de liens sociaux stables. Ce n’est pas de sexualité qu’il s’agit ici, ni de « sexe », c’est simplement d’usage ; ce n’est pas de « désir », c’est simplement de contrôle, comme dans le viol. Si la relation reprend, même de façon éphémère, elle doit passer à nouveau par l’usage du corps de la femme.
Il existe deux formes principales de cet usage physique sexuel. Celui qui intervient par contrat non monétaire, dans le mariage. Et celui qui est directement monnayé, la prostitution. Superficiellement ils sont opposés, il semble bien au contraire qu’ils se vérifient l’un l’autre pour exprimer l’appropriation de la classe des femmes. L’opposition apparente porte sur l’intervention ou la non-intervention d’un paiement, c’est-à-dire d’une mesure de cet usage physique. La prostitution réside dans le fait que la pratique du sexe est d’une part rémunérée en quantité déterminée et que d’autre part cette rémunération correspond à un temps déterminé, qui peut aller de quelques minutes à quelques jours, et à des actes codifiés. La caractéristique de la prostitution est principalement que l’usage physique acheté est sexuel et uniquement sexuel (même si ce dernier revêt des formes qui semblent éloignées du strict rapport sexuel et présente des parentés avec les conduites de prestige, le maternage, etc.). La vente limite l’usage physique à l’usage sexuel.
Le mariage au contraire étend l’usage physique à toutes les formes possibles de cet usage, dont précisément et centralement (mais entre autres) le rapport sexuel. Il est obligatoire dans le contrat de mariage, et d’ailleurs son non-exercice est une cause péremptoire d’annulation (non pas « divorce » mais bien « annulation »). Il est donc l’expression principale du rapport qui s’établit entre deux individus particuliers dans la forme mariage – comme dans la forme concubinage, qui est un mariage coutumier.
Le fait de pratiquer cet usage physique hors du mariage – c’est-à-dire pour une femme, d’accepter ou de rechercher la prise en mains, même limitée au rapport sexuel, d’un autre homme – est cause de divorce. Si l’on préfère, une femme ne doit pas oublier qu’elle est appropriée, et que, propriété de son époux, elle ne peut évidemment pas disposer de son propre corps. Le mari également peut être cause de divorce s’il est lui-même « adultère », mais pour cela il ne suffit pas qu’il fasse un usage sexuel d’une autre femme, il faut qu’il s’approprie cette autre femme. Comment ? L’adultère n’est établi pour un homme que dans le cas d’une liaison, c’est-à-dire d’une tentative de briser la monogynie qui est la forme conventionnelle de l’appropriation conjugale des femmes ici et aujourd’hui8. (Ailleurs et autrefois, ce peut être la polygynie.) Mais le recours d’un homme à la prostitution n’est pas adultère et n’est nullement cause de divorce. C’est donc que lorsqu’un homme a un rapport sexuel, son corps n’est pas considéré comme « pris en mains », mais qu’il en garde effectivement la propriété et la liberté d’usage qui en découle ; il peut s’en servir librement, sexuellement comme de n’importe quelle autre façon, en dehors du lien qu’il a établi avec une personne particulière, « sa femme ».
C’est donc seulement au moment où il établit un rapport coutumier d’appropriation sur une autre femme déterminée (et non un rapport épisodique avec une femme commune), au moment où il brise les règles du jeu du groupe des hommes (et nullement parce qu’il « offenserait » sa femme !) qu’il peut se retrouver en face de la sanction du divorce, c’est-à-dire se retrouver privé de l’usage physique étendu (comprenant les tâches d’entretien de sa propre personne) d’une femme précise, ce que lui assurait le mariage9.
Le même mot, « adultère », pour la femme implique au contraire, signifie, que son corps ne lui appartient pas à elle personnellement, mais bien qu’il appartient à son mari, et qu’elle ne dispose pas de son libre usage. Et sans doute est-ce là la vraie raison de l’absence (quelles que soient les exceptions ponctuelles que certains s’évertuent à trouver) de prostitution d’hommes à l’usage de femmes – et non « l’indisponibilité physiologique » des hommes qu’on évoque constamment à ce propos10. Voilà ce que peut suggérer l’inexistence d’une prostitution pour les femmes, contre l’existence d’une prostitution pour les hommes. Il ne peut y avoir de prostitution pour ceux qui n’ont pas la propriété de leur propre corps.
Conclusion
Quels sont les effets de cette appropriation ? Socialement, la production d’un discours de la Nature sur le dos des femmes (ce sera l’objet de la suite de cet article). Individuellement ou psychologiquement, un fantasme tragique, celui de l’autonomie et de l’individualité. Un imaginaire fou nous fait surmonter le fait de notre appropriation par une panoplie de fantasmes qui soutiennent le rêve de notre indépendance : fantasme de « dominer moralement la situation », fantasme d’y « échapper personnellement », fantasme « les femmes c’est les autres : les bonnes femmes, les nanas ». Peut-être, grand fantasme d’être « un homme », c’est-à-dire un individu autonome, une sorte d’être humain si l’on veut. Non, je ne dis pas « libre », les êtres humains, hommes ou femmes, ne sont pas si naïfs ! Mais fantasme de n’être pas, soi, matériellement, individuellement appropriée (eue). Contrainte, certes, exploitée, sans le moindre doute, pas libre, c’est évident, mais pas objet matériel approprié, pas « chose », ça certainement pas ! Voilà le grand fantasme que nous déployons dans notre cinéma inconscient. Pourtant, dans les rapports de classes de sexe c’est exactement ce que nous sommes : des vaches, des chaises, des objets. Non pas métaphoriquement comme nous essayons de le suggérer et de le croire (lorsque nous parlons d’échange des femmes ou de réappropriation de notre corps…), mais banalement.
Et pour nous aider à cultiver ce fantasme et à nous faire avaler sans réagir cette relation, pour la faire passer en douceur et tenter de nous empêcher d’y voir clair, tous les moyens sont bons. Même les histoires. Depuis la passion jusqu’à la tendresse, depuis le silence prudent jusqu’au mensonge caractérisé, et de toute façon, des fleurs, des décorations, toujours disponibles pour couronner le front du bétail les jours de fête ou de foire. Et si cela ne suffit pas (et cela ne suffit pas en effet), de la violence physique à la Loi, il y a encore moyen de tenter de nous empêcher de nous en mêler.
En résumé
1. L’appropriation matérielle du corps des femmes, de leur individualité physique, a une expression légalisée : la relation contractuelle de mariage. Cette appropriation est concrète et matérielle, il ne s’agit pas de quelque « figure » métaphorique ou symbolique ; il ne s’agit pas non plus d’une appropriation qui ne concernerait que les sociétés anciennes ou exotiques.
Elle se manifeste par l’objet du contrat : 1) le caractère non payé du travail de l’épouse, et 2) la reproduction, les enfants sont au mari, leur nombre n’est pas fixé.
Elle se manifeste par la prise de possession physique matérielle, l’usage physique, que sanctionne, en cas de « différend », la contrainte, les coups.
L’usage physique sans limites, l’utilisation du corps, le non-paiement du travail – c’est-à-dire le fait qu’il n’y ait aucune mesure de l’usage de la force de travail qui émane du corps – expriment que le corps matériel individuel d’une femme appartient au mari qui, à l’exception du meurtre, a droit -contractuellement d’en faire un usage sans limites (le viol n’existe pas dans le mariage32, les violences doivent être « graves et renouvelées » pour donner droit de fuite).
Il y a quelques dizaines d’années, l’appropriation se manifestait également par la possibilité qu’avait le mari de vendre, contre salaire, la force de travail de l’épouse, puisqu’en effet le salaire de cette dernière lui appartenait, revenait de droit au propriétaire de l’épouse.
2. Cette propriété est exprimée également par la nature de certaines des tâches effectuées. On sait que certaines tâches sont empiriquement associées au rapport d’appropriation corporelle, au fait que les dominés sont des propriétés matérielles. Ceci est historiquement constatable pour les castes parias en Inde, pour l’esclavage de maison aux États-Unis (aux 18e et 19e siècles). Ces tâches d’entretien matériel des corps, celui des dominants, de chacun des propriétaires dans l’esclavage et le mariage, mais en même temps et également celui des autres propriétés de ces propriétaires, comportent nourriture, soins, nettoyage, élevage, entretien sexuel, soutien affectivo-physique, etc.
Lorsque la vente contre monnaie de la force de travail des appropriés est possible, cette force de travail, pour un temps encore indéterminé et contre salaire désormais, reste pratiquement la seule affectée à ces tâches précises. Les appropriés effectuent certes toutes les tâches possibles, mais ils sont les seuls à effectuer les tâches d’entretien matériel physique. Plus de 80 % des personnels de service est composé de femmes en France, ces mêmes sont aux États-Unis des Afro-américains, femmes et hommes, en Inde des parias, hommes et femmes… Ici, aujourd’hui, la quasi-totalité des femmes de ménage sont des femmes, la presque totalité des infirmiers sont des femmes, de même pour les assistantes sociales, de même pour les prostitués, les trois quarts des instituteurs sont des femmes, etc.
Si la force de travail devient contractualisable, vendable, cela ne signifie pas ipso facto que l’appropriation physique, la cession de l’individualité corporelle, ne persiste pas – ailleurs dans une autre relation.
3. Les contradictions
a) La classe des hommes dans son ensemble approprie la classe des femmes, dans sa totalité et dans l’individualité de chacune, et, d’autre part, chacune des femmes est l’objet de l’appropriation privée par un individu de la classe des femmes. La forme de cette appropriation privée est le mariage, lequel introduit un certain type de contractualité dans les rapports de sexe.
L’appropriation sociale des femmes comporte donc à la fois une appropriation collective et une appropriation privée, et il y a contradiction entre les deux.
b) Une seconde contradiction existe entre appropriation physique et vente de la force de travail. La classe des femmes est à la fois matériellement appropriée dans son individualité concrète (l’individualité concrète de chacune de ses individues), donc non libre de disposer de sa force de travail, et en même temps elle est vendeuse de cette force de travail sur le marché salarial. Les étapes de sa présence sur le marché du travail comme vendeur de force de travail (sur le marché du travail, elle y est depuis longtemps, mais c’était en tant qu’appropriée et non en tant que vendeur : elle était louée par son propriétaire à un patron), ces étapes sont marquées en France par deux tournants juridiques. Le premier : le droit à un salaire propre (propriété de son salaire pour une femme : 1907), le second : le droit de travailler sans autorisation maritale (1965).
Cette seconde contradiction porte donc sur la simultanéité de la relation de sexage (appropriation matérielle concrète de son individualité corporelle) ET de la relation de travail classique où elle est simple vendeur de force de travail.
Ces deux contradictions commandent toute analyse des rapports de classes de sexe, ou si l’on préfère des rapports de sexage. L’appropriation collective des femmes (la plus « invisible » aujourd’hui) se manifeste par et à travers l’appropriation privée (le mariage), qui la contredit. L’appropriation sociale (collective et privée) se manifeste à travers la libre vente (récente) de la force de travail, qui la contredit.
4. L’appropriation physique est une relation de propriétaire à objet (à ne pas confondre avec « de sujet à sujet »). Pas symbolique ; concrète, comme les droits matériels de l’un sur l’autre le rappellent. Les appropriés étant, dans ce rapport, des choses, la face idéologico-discursive de cette appropriation sera un discours exprimant que les dominés appropriés sont des objets naturels. Ce discours de la Nature précisera qu’ils sont mus par des lois mécaniques naturelles, ou éventuellement mystico-naturelles, mais en aucun cas par des lois sociales, historiques, dialectiques, intellectuelles et encore moins politiques.
(À suivre)33
Colette Guillaumin
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