Vol de grands chemins
Cette immense arnaque, tout le monde la connaît. On comprend alors pourquoi les citoyens et les citoyennes sont désintéressés (plus de gens ne vont pas voter que ceux qui vont voter) . En fin de compte, ce désengagement n’est pas confiné aux élections européennes. Dans la plupart des États capitalistes, on observe la même tendance. C’est un grand retournement dans un sens. Historiquement, le droit de vote a été arraché aux dominants par des décennies de luttes, de révolutions et de mobilisations. Au Québec et au Canada, il a fallu plus de 200 ans avant que ce droit soit pleinement consenti, notamment aux femmes. Jusque dans les années 1960 à Montréal, seuls les propriétaires pouvaient voter excluant 80 % de la population. On a lutté, et on lutte encore. Mais aujourd’hui, la bataille est plus obscure. Un peu partout dans le monde, des oligarchies de toutes sortes monopolisent le pouvoir politique, la plupart du temps en manipulant les exercices électoraux. Le droit de vote devient une mauvaise joke devant le fait que c’est le 1 % qui contrôle tout. La caricature est la « démocratie » aux États-Unis, une foire d’empoigne des millionnaires eux-mêmes marionnettes des milliardaires. Est-ce normal que dans le Québec « démocratique », presque tous les « cheufs » sont des millionnaires (Couillard, Barrette, Legault et avant eux Charest, Marois, etc.) ? Est-ce normal qu’au Canada, des partis prétendent exercer le pouvoir sans compromis avec moins de 30 % de l’appui de la population ?
Quand le peuple se décide
De temps en temps, de grandes mobilisations populaires surviennent. Presque toujours, c’est dans l’action des masses qui prennent la rue, aussi bien au sens littéral que figuratif. L’espace politique change de nature devant l’essor des Carrés rouges, des Indignados, des révoltés de toutes sortes de « printemps » arabe, africain, argentin, brésilien, etc. Parfois, mais pas toujours, ces mobilisations interpellent le système politique. En Argentine, on disait, « que se vayan todos ! » (qu’ils –les hommes du pouvoir-partent tous) et effectivement, les pourris sont partis. Ailleurs en Bolivie, au Venezuela, on a créé d’autres « outils » politiques, de nouvelles formes de partis, de nouvelles formes de processus. Le peuple a voté ce qu’il avait gagné dans la rue, et a propulsé son pouvoir dans le cadre d’alliances inédites. Il a transgressé les frontières. En réalité, la mobilisation populaire -la base de tout- ,s’est matérialisée dans un projet pour toute la société, et pas seulement pour les secteurs organisés et rebelles. Ce passage est délicat, risqué même. Cette institutionnalisation contient des compromis, voire, potentiellement, des régressions, dont la centralisation du pouvoir autour de nouveaux « cheufs ». Au départ bien intentionnés, des « cheufs » s’enlisent. Ce sont les « cadres et compétents » (l’expression est de Dominique Levy) qui prennent les « bonnes décisions » parce qu’ils (ce sont surtout des hommes) pensent qu’ils sont plus futés que le peuple. On a vu ce « film » mille fois.
Aller plus loin
Dans ces temps de pseudo démocratie (le marocain Abraham Serfati appelait cela la « démocrature), on a raison d’être sceptique et surtout critique. Mais on n’a pas raison d’être cynique. Au Venezuela par exemple, depuis le début des grandes mobilisations à la fin des années 1990, le pays a voté plus d’une quinzaine de fois pour confirmer le projet un peu chaotique et un peu désorganisé de la « révolution bolivarienne ». Les gens, qu’ils soient organisés ou pas, savent très bien que ce pouvoir issu des luttes protège les conquêtes sociales et empêche le retour du 1 %. C’est ce qui enrage les dominants et leurs larbins, notamment les journalistes « de service », qui à longueur de jour traitent le peuple vénézuélien d’imbéciles. Une fois dit cela, l’enjeu électoral devient une partie d’un processus plus large. Dans le cas vénézuélien, cela passe par les conseils communaux et une panoplie d’organisations populaires qui assument des pans importants du pouvoir. En Bolivie, les assemblées populaires se multiplient pour évaluer et mesurer les progrès accomplis. Des élus, voire des responsables, ont été forcés de démissionner parce qu’ils avaient failli à la tâche. Est-ce que les élus sont imputables ou non ? Est-ce que le fait d’avoir été élu est un chemin vers l’oligarchie ou un moyen de servir le peuple ? Les Boliviens sont aux aguets sur cette question. Vous pouvez lire les débats, notamment les interventions d’Alvaro Garcia Linera.
Démocratiser la démocratie
Plusieurs mouvements de gauche ont pris du temps à reconnaître qu’il y avait plusieurs sérieux problèmes dans la construction d’une nouvelle démocratie, plus substantielle, plus réelle dans un sens. On s’est parfois assis sur un pouvoir qu’on avait fini par renverser mais qu’on a accepté un peu comme tel, sans changer les structures. Marx et Lénine avaient expliqué qu’on ne pouvait pas « seulement » s’emparer du pouvoir, mais qu’il fallait le détruire et le réinventer. Les libertaires ont vu cette question avant les autres et leurs critiques très vives contre la « captation » du pouvoir « au nom du peuple » se sont démarqué. Aujourd’hui, on peut et on doit revenir à ce qu’en disaient, souvent de manière prophétique, les Victor Serge, Élise Reclus, Pierre Kopotkine. Même s’ils n’ont pas eu toujours raison, cela n’enlève rien à la validité de leurs efforts pour souligner l’importance de la lutte pour la démocratie, au sein des mouvements de transformation populaire. Aujourd’hui à cet égard, toutes sortes de nouvelles propositions émergent. Il faut trouver le moyen dans ces projets de transformation, de décentraliser le pouvoir, de le ramener à la base. C’est très important, même si c’est difficile. En effet, ce ne sont pas toujours le 99 % qui exerce son influence à la base. D’autre part, un projet de transformation, ce n’est pas seulement le changement dans un quartier ou dans un village (ce qui est irréaliste). En déployant des forces à une échelle plus grande (nationale par exemple), on se donne des moyens, mais si on ne pas prend garde, on reproduit l’accaparement du pouvoir. Autant de signaux qui doivent nous engager dans des explorations vers la décentralisation, les budgets participatifs, le renforcement des institutions locales et communales, etc.
Changer la culture organisationnelle
Une bataille parallèle est de rééquilibrer les pouvoirs au sein des mouvements. Tout en « profitant » de la « sagesse » de ceux qui ont plus d’expériences (ce sont souvent des hommes d’un certain âge pour ne pas dire d’un âge certain), il faut s’imposer une action positive en faveur des femmes, des jeunes, des immigrant-es. Québec Solidaire a fait de grands pas dans ce domaine, mais ce n’est pas toujours évident dans toutes les composantes des mouvements populaires. N’est-ce pas nécessaire, par exemple, de limiter la durée des mandats des élus syndicaux ? On peut penser à toutes sortes de moyens pour répartir les responsabilités et partager l’exercice des mandats, quitte à ce que cela prenne un peu plus de temps et que cela soit un peu moins « efficace ». En fin de compte, de quelle sorte d’« efficacité » avons-nous besoin ? N’est-ce pas plus important de donner davantage de place aux générations qui montent et qui vont donner le ton dans les 5-10-20 prochaines années ? Peut-on inclure dans notre démocratie mouvementiste une plus grande pluralité d’expériences de vie, de perceptions, de points de vue différents ?
Sortir de la boîte
Il y a plein d’autres moyens. Par exemple, on peut sélectionner les personnes appelées à exercer des responsabilités, au moins en partie, au tirage au sort. Cela peut sembler incongru, mais si les conditions sont en place, cela peut être très productif. Ces conditions, bien sûr, impliquent que tous et toutes ont accès aux délibérations, qu’ils soient outillés quant aux aspects techniques (il y a des choses à apprendre), qu’ils s’engagent dans ces responsabilités sur la base de leur volonté de servir le peuple, et non de « monter » dans la bureaucratie. Il se peut que dans la réalité plutôt terre-à-terre de la lutte, il faille encore appeler à ceux et celles qui ont démontré plus de compétence, plus d’intelligence stratégique, plus de maîtrise des moyens. Il ne s’agit pas de les dénigrer et de les isoler, au contraire. Par contre, on n’est pas obligés de continuer à fonctionner avec des petits comités fonctionnant dans l’opacité, même si on a élu ceux et celles qui en font partie. Pour que tout cela se fasse, il ne faut pas être naïf, il faut une réelle conscience de l’importance de cette démocratisation. Concrètement, il faut des moyens, des outils, du temps, et des personnes volontaires pour animer les processus en question, ce qui requiert patience, tolérance, respect et plein d’autres belles qualités (qui ne sont pas celles de tous !)
Égaliberté
Je souhaite bonne chance à nos camarades qui participent aux élections européennes, notamment au copains espagnols (Podemos), grecs (Syriza), français (divers partis), slovènes, etc. Ce sont des combattants et des combattantes des mouvements populaires, ils viennent de la lutte et ils vont y retourner, élus ou non. Sinon, ils deviendront marginaux et au pire, des « fumeurs de cigare remplaçant d’autres fumeurs de cigares » (comme le disait le Manifeste du FLQ en 1970). Nous tous et toutes, dans nos espaces politiques divers et compliqués, nous allons trouver les moyens de changer la culture politique pourrie qui est celle qui sévit dans les institutions et nous allons explorer du côté de tous ceux et celles engagéEs dans la bataille pour l’égaliberté ».