Herbert Spencer a déjà dit : « le patriotisme est à la nation ce qu’est l’égoïsme pour l’individu ». Chose certaine, plusieurs analogies semblables peuvent être effectuées, dont l’une a été retenue et fera l’objet de cet écrit : « le progrès est à la civilisation (ou à la société) ce qu’est l’émulation pour l’individu ». Au pendant positif associé à ces notions, il existe pourtant un autre d’essence négative. Ce dernier aspect sera d’ailleurs traité ici, en se voulant une réflexion personnelle à la lumière d’où nous sommes renduEs. Mais d’abord, commençons le tout en nous donnant la peine de préciser ce que nous entendons par « émulation » et par « progrès ».
Qu’est-ce que l’émulation et surtout qu’est-ce que le progrès ?
Nous posons, d’entrée de jeu, l’émulation comme correspondant à une caractéristique inhérente chez les personnes humaines qui les amène à vouloir s’égaler ou même à se surpasser. Pour ce qui est du progrès ou plutôt de la notion de progrès, des remarques préliminaires s’avèrent nécessaires, car cette notion a été passablement galvaudée dans le temps.
Du côté du Dictionnaire historique de la langue française et de certains dictionnaires spécialisés en philosophie, on précise qu’en philosophie politique et en science politique le mot vient du latin progressus qui signifie « marche », « pas en avant », « marche en avant », « progression », « avance », « processus », « toute transformation graduelle du moins bien en mieux », « perfectionnement ». Il est même mentionné dans certains dictionnaires consultés ceci : « la marche en avant de la civilisation, particulièrement de nos jours, la civilisation technique ». De « progrès », aurait par la suite vu naître le concept de « progressisme »1. On souligne même que la notion de progrès n’aurait pas été nécessairement étrangère aux penseurs grecs de l’Antiquité. Mais, cette notion n’a pas connu un développement particulier chez ces philosophes qui avaient une conception cyclique du temps. Pour ce qui est de la période de la Modernité, la notion de progrès va connaître un emballement enivrant (Pons, s.d., p. 581).
Ce sera à partir du XVIe siècle que Rabelais et Montaigne utiliseront la notion de progrès dans le sens d’une transformation graduelle vers le mieux. Dans la préface à son Traité sur le vide, Pascal, pour sa part, écrit : « Non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais tous les hommes ensemble y sont en continuel progrès, à mesure que l’univers vieillit ». Par « progrès », il est question ici d’une marche en avant de l’humanité tout entière par l’accroissement des connaissances. Pascal aura la sagesse de préciser ceci dans ses Pensées : « Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès » (Roussel, 2014, p. 612).
La conception et la vision positive de l’idée de progrès seront partagées par plusieurs penseurs du siècle des Lumières. Turgot, dans Discours sur les progrès successifs de l’esprit humain (1750), développe cette idée d’un accroissement collectif du progrès, inégal, par contre, chez les nations2. Condorcet, de son côté, dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795) décrit, dans ses dix tableaux, les phases successives de cet accroissement par progression conjointe de la connaissance et de la liberté : « Ce tableau, écrit-il, doit présenter l’ordre des changements […] et montrer ainsi […] la marche que l’espèce humaine a suivie, les pas qu’elle a faits vers la vérité ou le bonheur. Ces observations sur ce que l’homme a été, sur ce qu’il est aujourd’hui, conduiront ensuite aux moyens d’assurer les nouveaux progrès que sa nature lui permet d’espérer encore. » (cité dans Hermet et al., 2015, p. 252). L’idée de Pascal selon laquelle la génération se clôt inévitablement dans la corruption ou la dégradation disparaîtra complètement chez Auguste Comte. Dans la sociologie positiviste, ce dernier postule et théorise la loi des trois états de l’esprit humain (théologique, métaphysique, positif). Loi qui détermine, selon lui, l’évolution ou la marche de l’humanité menant finalement, par-delà la métaphysique et la théologie, à l’ère positiviste : l’ère de la science, du positivisme triomphant et du progrès, « état fixe et définitif » de « l’intelligence humaine » :
« Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l’état théologique, ou fictif ; l’état métaphysique, ou abstrait ; l’état scientifique, ou positif. En d’autres termes, l’esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé : d’abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophie, ou de systèmes généraux de conceptions sur l’ensemble des phénomènes, qui s’excluent mutuellement ; la première est le point de départ nécessaire de l’intelligence humaine ; la troisième, son état fixe et définitif ; la seconde est uniquement destinée à servir de transition »3.
L’histoire réelle du XXe siècle amènera un démenti sévère à cette conception optimiste4, selon laquelle le progrès mène l’humanité vers le triomphe de la raison, de la science, de la maîtrise parfaite du développement, de la résolution des conflits, etc.. Les années soixante-dix du siècle dernier verront apparaître divers courants scientifiques et des groupes écologistes qui remettent frontalement en question le paradigme de la croissance sans fin, du développement effréné des forces productives, du productivisme, de l’extractivisme et du supposé bonheur grâce au crédit et à l’accès à la consommation. Il faut mentionner avec force ici que ce n’est pas l’idée d’un accroissement continu des connaissances et des techniques qui sont en cause, bien plutôt que cette augmentation soit la condition indéniable et indiscutable du progrès économique, social et éthique. C’est à ce niveau ou plutôt là que le bât blesse.
Faire mieux, être meilleur
À partir du progrès et de l’émulation apparaît l’idée de vouloir non seulement égaler, mais surtout surpasser les individus et les groupes antérieurs ; autrement dit, dépasser son mentor, ses parents, ses homologues, les entreprises, les secteurs d’activités, les sociétés, voire même les civilisations précédentes. Par l’art, la pratique, la technique, le développement du savoir, l’intelligence, les prouesses, les accomplissements, les réalisations, les oeuvres, l’accumulation, la qualité, l’efficacité, l’efficience, les résultats, etc., tout est une question d’aboutir à quelque chose de mieux, de meilleur. Au-delà de cette quête, s’expose une forme d’ambition, d’arrogance, de fierté, d’orgueil, mais aussi une crainte, une peur… Avoir donc de la difficulté à accepter la défaite ou le recul quelquefois nécessaire, pour mieux avancer (progresser). Ce mouvement, souvent à vouloir aller trop vite, dans le souci de se démarquer (d’autrui), de se montrer génie ou plus intelligent, plus brillant, plus fort, d’être une exception (dans le bon sens du terme) et d’autres choses encore. Cette énumération sert autant à qualifier l’émulation que le progrès, autant chez l’individu qu’à l’intérieur de sa société, au point d’acquiescer à la position de Platon selon laquelle l’individu forge sa société, comme celle-ci le forge en retour ; pour ne pas dire : l’individu ressemble à sa société, comme celle-ci lui ressemble. Ainsi, l’homme idéal et la cité idéale vont de pair.
Et l’idée de « forger », de « travailler sur », de « bâtir », de « construire », voire même d’« innover », de « créer », suppose l’emploi de matériaux et un processus. Pour nous, il est question d’une mentalité, d’une façon de voir et d’interpréter le monde, ici un monde individuel et social qui subordonne le monde naturel et matériel à lui. Automatiquement, nous revenons au descriptif de départ ou à nos énumérations mettant en lumière des croyances et des valeurs reconnues et pratiquées. Ce n’est donc pas la matière qui impose l’émulation et le progrès, mais la façon collective de l’imaginer, de la concevoir, de la manipuler, de la travailler, de la forger d’après un dessein organisateur du vivre ensemble au sein de la Nature.
Un trait de caractère devenu commun, en raison d’une mentalité
Ainsi, en osant y revenir encore, le trait de caractère de Donald Trump, cherchant à toujours gagner, ne lui est pas en propre, mais reflète une mentalité caractéristique de la civilisation occidentale actuelle. Celle-ci s’est d’ailleurs développée au cours des siècles, sous cette influence philosophique et religieuse de la perfectibilité nécessaire au développement jadis de l’âme et qui a subi assez récemment une sécularisation, y compris un renversement utilitariste, mercantiliste et enfin capitaliste. Le développement du corps et de sa partie intellectuelle (intellect, au plus l’esprit, mais non l’âme) a pris le dessus et a servi à transformer l’interprétation de la perfectibilité de façon à l’orienter vers l’émulation et le progrès. Autrement dit, vers le dépassement des autres (surtout des prédécesseurs), en plus du surpassement de la Nature, dans une quête donc de qui sait le mieux transformer la matière pour répondre aux besoins et désirs humains. Néanmoins, l’objectif général reste toujours le même chez l’humanité, c’est-à-dire trouver l’aisance et le bonheur.
Au fond, Donald Trump veut la même chose que le commun des mortels. Le problème repose sur une incapacité à se satisfaire, au point même de vouloir prendre ce qui ne lui appartient pas. En ce sens, le summum de l’émulation revient à son élargissement, pour ne pas dire son intérêt à vouloir surpasser toute individualité et à se vanter d’offrir la seule voie de salut au progrès. À partir de ce point, il y a lieu de comprendre que l’allusion à un seul homme n’a aucun sens, car d’autres comme lui aspirent au même résultat. Par conséquent, le gain politique ou de pouvoir implique une mise en commun de plusieurs choses (richesses, savoirs, talents) dans le but justement d’avoir une emprise sur la destinée de la société, au plus, de la civilisation. Voilà pourquoi se produisent des mouvements donnant l’impression de recul, alors que pourtant la direction entreprise reste la même. Il est toujours question d’émulation et de progrès vantés par tous les groupes, en revanche, leur interprétation diffère sur différentes choses.
Progresser peut alors impliquer plus ou moins d’exploitations pétrolières, comme il peut être tout à fait plausible de devenir meilleur et de progresser avec plus ou moins d’éoliennes. Car le véritable enjeu demeure de savoir comment atteindre le bonheur dans l’égalité et la liberté, tout en reconnaissant les restrictions imposées par la Nature. Chose certaine, l’individu-dieu demeure une abstraction, comparativement au concret de la Nature et à laquelle nous, les modernes ou les hyper modernes, sommes toutes et tous dépendantEs. Dès lors, l’exigence première de nous y replacer et de réévaluer notre objectif d’émulation et de progrès ; en d’autres termes, de revisiter ou de « travailler sur » notre mentalité en ce sens, ce qui exige une réorientation visant un équilibre entre nos besoins (véritables) et l’offre de la Nature qui demande du temps à se renouveler. Une prise de conscience nécessaire sur notre place en ce monde, ce qui suppose d’apaiser des pulsions et des ambitions démesurées.
Là où nous sommes renduEs
Les bilans annuels qui nous sont communiqués par diverses organisations ou agences internationales en matière d’environnement, de répartition de la richesse, de la reconnaissance des droits des personnes exploitées, dominées et opprimées, doivent nous inviter à la prudence en matière de développement économique, scientifique et technique et nous inciter fortement à la mobilisation et à la revendication de mesures progressistes en vue d’assurer un avenir viable à toutes et tous sur la planète, de réduire la pauvreté et de soulager la misère sociale. Ce ne semble pas être, en ce moment, la voie privilégiée par les classes dirigeantes et dominantes des pays capitalistes ou des économies socialistes de marché. La présente « poly crise », que nous traversons, semble plutôt inviter celles et ceux qui décident à mettre de l’avant des solutions qui relèvent du progrès à courte vue. Drill, baby, drill, construction d’oléoducs, méga investissements dans des processus de production polluants, etc., ne sont plus, depuis longtemps, des solutions à privilégier. Elles nous conduisent à un avenir sans issue.
Conclusion
Dans une succession d’âges, nous avons abandonné certains enseignements de l’âme ou de l’esprit, c’est selon, pour favoriser le corps et ses nombreux désirs. L’émulation et le progrès, dans leur connotation positive, cachent toutefois un effet pervers qui rend iconoclaste et élève des ambitions. Surpasser ne signifie pas rabaisser et vouloir faire mieux ne justifie pas le désir d’écraser ou d’effacer. Car il s’agit là d’une erreur fatale, puisque nous vivons aujourd’hui dans les idées passées servant à rendre plus heureuse l’humanité. Accepter les bons coups de nos prédécesseurs et apprendre de leurs erreurs doivent représenter des réflexes à conserver pour le long terme. Mais l’enseignement reste toujours le même : rechercher à faire mieux pour une certaine aisance et un bonheur atteignable. Les excès de cette quête provoquent souvent des déséquilibres et surtout des inégalités, voire des échecs répétés. Le progrès s’accompagne, parfois, de régressions, voire même de désastres. Et vouloir l’émulation et le progrès pour ce qu’ils sont en eux-mêmes ne concède nullement les atouts pour y parvenir. Si quelquefois il s’avère avantageux de faire quelques pas de recul, une vision idéologique vantant un retour à l’âge d’or se base souvent sur l’ambition d’un profit favorable à quelques-uns au détriment de la majorité. Cela démontre bien l’incompréhension des rouages véritables de l’émulation et du progrès.
Il serait sage de se rappeler en tout temps que l’espèce humaine, qui porte en elle-même l’émulation, est soumise minimalement à un certain nombre de lois comme celle de l’existence précaire. La production industrielle, les nouvelles technologies d’information et de communication, les satellites qui envahissent l’espace et surtout la propagation d’armes de destruction massive sont la preuve que leur utilisation peut contribuer, tôt ou tard, à l’anéantissement de l’humanité. Par conséquent, il ne faut pas trop se montrer insouciantEs devant les résultats d’ensemble de ce qui apparaît comme l’ajout ou l’addition de simples nouvelles données qu’on identifie au progrès. Le résultat d’ensemble peut nous mettre devant un problème insoluble. Il s’agit ici d’un programme incontournable pour les personnes qui veulent inscrire leurs actions dans la voie du… progressisme !
Guylain Bernier
Yvan Perrier
12 avril 2025
11h30
Références
Bouveresse, Jacques. 2017. Le mythe moderne du progrès. Paris : Cent mille signes, 111 p.
Comte, Auguste. "Cours de philosophie positive". pp. 136-137 ; cité par Delas, Jean-Pierre et Bruno Milly. 1997. Histoire des pensées sociologiques. Paris : Sirey p. 30.
Condorcet. 1988. Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Paris : Garnier-Flammarion, 350 p.
Debbasch, Charles et al. 1988. Lexique de politique. Paris : Dalloz, p. 330.
Foulquié, Paul. 1962 1986. Dictionnaire de la langue philosophique. Paris : PUF, p. 581.
Hermet, Guy, Bernard Badie, Pierre Birnbaum et Philippe Braud. 2015. « Progrès ». In Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques. Paris : Armand Colin, p. 252.
Pons, Alain. s.d. « Progrès ». In Raynaud, Philippe et Stéphane Rials (dir.). Dictionnaire de philosophie politique. Paris : PUF, pp. 580-584.
Rey, Alain (dir.). 1993. Dictionnaire historique de la langue française. Tome 2. Paris : Dictionnaire Le Robert, pp. 1643-1644.
Roussel, François. 2014. « Progrès ». In Jean-Pierre Zarader Dictionnaire philosophique. Paris : Ellipses poche, pp. 612-613.
Turgot. 1750. Discours sur les progrès successifs de l’esprit humain. https://www.institutcoppet.org/turgot-discours-sur-les-progres-successifs-de-lesprit-humain-1750/. Consulté le 11 avril 2025.
Notes
1.Il s’agit du « [n]om donné à un mouvement politico-religieux du milieu du XXe siècle, se recrutant parmi les catholiques et cherchant à intégrer au christianisme certaines conceptions du marxisme communiste » (Foulquié, Paul. 1962 1986. Dictionnaire de la langue philosophique. Paris : PUF, p. 581). Et dans Debbasch, Charles et al. 1988. Lexique de politique. Paris : Dalloz, p. 330, le « Progressisme » est défini comme suit : « […] Caractérise la position de ceux qui, dans un domaine particulier, sont partisans de réformes profondes ».
2.Tiré de https://www.institutcoppet.org/turgot-discours-sur-les-progres-successifs-de-lesprit-humain-1750/. Consulté le 11 avril 2025.
3.. Comte, Auguste. "Cours de philosophie positive". pp. 136-137 ; cité par Delas, Jean-Pierre et Bruno Milly. 1997. Histoire des pensées sociologiques. Paris : Sirey p. 30.
4.Dans l’intention d’écrire « optimistique » ici, au sens de conception selon laquelle « tout va bien ».
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