27 février 2023 | Tiré de A l’Encontre
http://alencontre.org/europe/portugal/portugal-quand-le-ps-fort-depuis-un-an-dune-majorite-absolue-se-heurte-aux-mobilisations-sociales.html
Lisbonne, 25 février 2023
Majorité absolue, crise sociale et instabilité politique
Fin 2021, en rejetant les revendications de la gauche sur la législation du travail et l’investissement dans le secteur de la santé, Antonio Costa [premier ministre depuis le 26 novembre 2015, suite à diverses élections] a réussi à avancer les élections au nom d’une promesse de stabilité politique. Ce fut une tactique électoralement gagnante. La majorité absolue qu’il a obtenue aux élections de janvier 2022 est devenue, après un an, une sorte de plancher parlementaire d’un gouvernement qui, en constante secousse interne, ne répond pas à la situation qui s’aggrave. Au cours de la première année de la législature, trois éléments se sont conjugués : la dégradation des règles de fonctionnement politique au sein du gouvernement [voir ci-après], l’alignement sur le patronat dans le « pacte social » sur les salaires (signé par le patronat et l’UGT-União Geral de Trabalhadores) et l’engagement à protéger les bénéfices extraordinaires de l’élite économique en période d’inflation. Une hausse des prix qui frappe durement une population dont – sans tenir compte des aides sociales – près de 40% vivent dans la pauvreté [en 2021, 1,9 million de personnes vivaient sous le seuil de pauvreté, soit avec moins de 554 euros net par mois et la situation s’est péjorée en 2022-réd].
Une succession d’affaires et de scandales a ébranlé le gouvernement, même si beaucoup d’entre eux n’avaient pas de conséquences judiciaires. En seulement neuf mois, le gouvernement a connu 13 démissions (11 secrétaires d’Etat et deux ministres). Lorsque le Premier ministre décide de nommer comme secrétaire d’Etat adjoint [Miguel Alves] un ancien maire [de Caminha, dans le district de Viana do Castelo dans le nord du pays], accusé dans deux affaires judiciaires, en commençant par refuser toute clarification et en finissant par être contraint d’accepter sa démission [en novembre 2022], cela devient une question politique.
Ce n’était pas non plus un crime de nommer comme secrétaire d’Etat au ministère des Finances une ancienne administratrice de la compagnie aérienne TAP [Alexandra Reis] qui avait quitté en février 2022 la firme (majoritairement publique) avec une indemnité d’un demi-million d’euros [puis avait été nommée à la tête de la NAV, entreprise publique chargée du contrôle aérien]. Or, le ministre des Finances qui l’a choisie n’a pas voulu prendre en compte l’indemnité que le gouvernement lui-même a autorisée. Ce n’est peut-être pas un crime, mais c’est une violation flagrante des normes éthiques qui devraient guider le gouvernement. [Il a fallu une « révélation » du quotidien Correio da Manha pour que l’affaire éclate publiquement – réd.]
L’embauche d’un autre membre du gouvernement par une entreprise à laquelle le gouvernement avait accordé des avantages fiscaux est un exemple du pantouflage entre le centre du pouvoir politique et les grandes entreprises.
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Ces cas ne sont pas des peccadilles ou de simples bévues, ce sont des symptômes de pourriture dans une majorité absolue qui, après seulement un an d’existence, présente la même culture d’arrogance et d’opacité qui a marqué les majorités parlementaires précédentes du même type, y compris celles du PS [2]. En 2022, l’inflation a dépassé tous les records depuis trente ans (7,8%) et les récentes projections d’une légère modération de sa trajectoire en 2023 (5,4%) confirment la prolongation de la perte de pouvoir d’achat des salaires et des pensions. Les prix continuent d’augmenter avec des oscillations, le plus fortement pour ce qui a trait aux produits alimentaires, où l’inflation dépasse 20%. Autrement dit, les plus pauvres sont particulièrement touchés.
La majorité absolue « socialiste » insiste sur la thèse selon laquelle l’actualisation des salaires et des pensions au taux d’inflation aggraverait le cycle inflationniste [la dite spirale salaires-prix non démontrée – réd.], ce qui est soutenu par les autorités de Bruxelles. L’augmentation moyenne des salaires des fonctionnaires n’est que de 3,6% (et elle diminue le long de l’échelle des salaires). L’accord gouvernement/patronat/UGT n’a fixé qu’une référence de 5% pour les augmentations facultative dans le secteur privé, en fait bien en dessous de l’inflation, tout en offrant une récompense fiscale aux entreprises, sous la forme de réductions d’impôts. Dans la pratique, la plupart des entreprises gèlent les salaires ou pratiquent des augmentations salariales inférieures à ce taux.
La thèse de la spirale salaires-prix est contredite par la réalité : le cycle inflationniste ne trouve pas son origine dans les salaires, étant avant tout le résultat d’un mouvement spéculatif qui accélère le transfert au capital du revenu des travailleurs et travailleuses, à partir de leur situation de consommateurs et de débiteurs [taux d’endettement personnel élevé – à quoi s’ajoute le transfert de la valeur ajoutée par les salarié·e·s en direction du capital – réd.].
Au Portugal, cet appauvrissement de la classe laborieuse et cette aggravation de l’inégalité sociale n’ont qu’un parallèle récent avec l’austérité imposée par la Troïka, au début de la dernière décennie. Les bénéfices des plus grands groupes économiques s’envolent, et une quinzaine de grandes entreprises cotées à la bourse de Lisbonne ont versé 2,5 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires, un record absolu.
Le gouvernement se dit victime des crises internationales successives. En refusant de contrôler les prix ou de limiter les marges bénéficiaires dans la commercialisation des produits, il choisit de protéger les spéculateurs de l’énergie, des grands distributeurs et des télécommunications. Face à tout cela, les annonces triomphales sur la croissance économique (6,7% en 2022, un taux record depuis 1987) et le déficit budgétaire (inférieur à 1,5% du PIB) ne font que montrer l’incapacité du gouvernement à faire face à la situation réelle du Portugal, préférant une arithmétique comptable à l’investissement [médiocre], aux salaires [bas] et à l’emploi [précaire]. Sans accepter des réformes progressistes fondamentales pour le travail et les services publics, sans même un plan pour atténuer les impacts de la vague spéculative, le gouvernement de la majorité absolue enlace au plan politique l’opposition de droite dont il partage l’orientation de fond, donc sans éléments pour marquer une différence dans le débat ayant trait à la politique gouvernementale.
Enseignant·e·s : en un mois, des grèves et trois grandes manifestations
Les enseignant·e·s et tout le personnel du secteur éducatif se révoltent pour des raisons impérieuses. Ils souffrent d’une réduction des salaires en termes réels, d’une progression de carrière bloquée par l’imposition de quotas, du non-respect du calcul de l’ancienneté, de la précarité et de l’absence d’indemnisation des frais de déplacement pour les écoles éloignées du domicile. La situation n’est pas nouvelle, mais la perte réelle de salaire sous l’effet de l’inflation a mis le feu aux poudres dans les écoles. La dégradation de la carrière d’enseignant a éloigné les jeunes générations de la profession alors que des milliers d’enseignant·e·s partent à la retraite. Le manque d’enseignant·e·s se fait déjà sentir dans de nombreuses disciplines, classes et régions du pays. Des milliers d’enfants et de jeunes étaient déjà déscolarisés avant les grèves en raison du manque d’encadrement. Et la situation s’aggrave chaque année. Au lieu de trouver des solutions en prenant en compte pleinement le temps de service, en payant les frais de déplacement ou en créant des incitations pour les zones paupérisées (comme c’est le cas pour les policiers ou les médecins), le gouvernement a décidé de s’attaquer au droit de grève des enseignant·e·s et d’exiger d’eux un service minimum pour l’accueil et l’alimentation des élèves, ainsi que pour les cours. L’évolution des négociations laisse entrevoir des réponses très partielles et insuffisantes et la prolongation d’une bataille où la mobilisation du secteur de l’éducation est à son comble [3].
Le logement au centre des luttes
La BCE (Banque centrale européenne) a annoncé une nouvelle augmentation du taux d’intérêt directeur, qui atteint désormais 3% [début février]. Cette augmentation pousse l’économie vers la stagnation, nuit à l’emploi et aux salaires sans toucher aux principales causes de l’inflation – les goulots d’étranglement de l’offre et la spéculation. La hausse des taux d’intérêt a un effet direct sur les revenus des personnes ayant contracté des emprunts immobiliers. Les taux d’intérêt hypothécaires du secteur bancaire ont augmenté jusqu’à 50%, sans aucun mécanisme de protection efficace. Au Portugal, le droit fondamental à un logement n’est toujours pas satisfait. En moins de dix ans, les prix des logements ont doublé et les montants des loyers ont augmenté de 50%. Le logement absorbe un pourcentage brutal des revenus du travail, résultat de politiques publiques qui ont encouragé la spéculation et le tourisme résidentiel de luxe. En 2015, lorsque le PS est arrivé au pouvoir, le logement était déjà une bombe à retardement, mais rien n’empêchait le nouveau gouvernement de maintenir les lois qui favorisent la vente de biens immobiliers aux capitaux étrangers. Avec le soutien de la droite, il a même misé sur la création de nouvelles formes d’exploitation financière du secteur immobilier. Profitant de la politique de taux d’intérêt bas (voire négatifs), les capitaux internationaux ont afflué vers la rentabilité garantie de l’immobilier [4].
A Lisbonne, la campagne en faveur d’un référendum sur le logement prend de l’ampleur, dans le but de limiter sévèrement les facilités accordées à la transformation de logements en hébergements touristiques. Dans le même temps, une série de manifestations pour le droit au logement se préparent dans les principales villes, avec la perspective de grands rassemblements le 1er avril, ainsi que d’autres formes de protestation sur les salaires ou la crise climatique. Le printemps va être chaud. (Article publié sur le site Viento Sur, 19 février 2023 ; traduction et édition rédaction A l’Encontre)
Jorge Costa est membre de la direction du Bloco de Esquerda. Le Bloco va présenter lors de son prochain congrès des 27 et 28 mai Mariana Mortágua, économiste, députée, pour remplacer Catarina Martins, animatrice du parti et de sa représentation parlementaire. Mariana Mortágua déclare vouloir « affirmer une alternative » au gouvernement qui a abandonné le pays et favorisé de facto l’extrême droite. (Réd.)
[1] Y compris Le Monde doit titrer dans son édition du 26-27 février : « Portugal : mouvements sociaux contre les bas salaires et l’inflation. Formé il y a un an, le gouvernement d’Antonio Costa est fragilisé. » (Réd. A l’Encontre)
[2] Selon le sondage fait par l’Université catholique pour la télévision (RTP) et Antena 1, ainsi que pour Publico, le président du Parti social-démocrate (PSD, droite), Luis Montenegro, obtient 31% des intentions de vote, alors que le candidat du PSD lors des dernières élections, Rui Rio, ancien maire de Porto, n’en avait obtenu que 28%. La hausse du PSD est significative et ouvre la voie à une possible majorité de droite. Selon divers sondages, la baisse des intentions de vote pour le PS ressort. Chega, extrême droite, obtient 11% des intentions de vote – contre 7,38% lors des élections de 2022 – et Iniciativa Liberal 8% (contre 5,05% lors des dernières élections. Le Bloco de Esquerda est crédité de 7% des intentions de vote, contre 4,52% lors des dernières élections. (Réd. A l’Encontre)
[3] Pour ce qui est des enseignant·e·s, le quotidien portugais Publico du samedi 25 février relate : « “Nous continuons le deuil dans la lutte” : les enseignant·e·s ont “enterré”, symboliquement, ce samedi, l’école publique de qualité devant l’Assemblée de la République, à Lisbonne. Avant cela, ils ont défilé depuis le Palais de justice, occupé la Rua Ferreira Borges, se sont arrêtés devant la résidence officielle du Premier ministre, à São Bento, et ont hué le gouvernement. “C’est très difficile, je suis venue aujourd’hui pour lutter pour de meilleures conditions pour celles et ceux qui sont encore dans les écoles”, a expliqué Pureza Silva, une enseignante retraitée de 70 ans, alors que la manifestation se poursuivait. Peu après 14h, enseignants, éducateurs, personnel non enseignant, enfants et leurs parents ont quitté le Palácio da Justiça, toujours par centaines – qui se sont rapidement transformés en milliers – en direction de l’Assemblée de la République, où ils se sont dispersés seulement à 19h, sous une pluie déjà abondante. La manifestation a été organisée par le Syndicat de tous les travailleurs de l’éducation (Sindicato de Todos os Profissionais da Educação-Stop). » (Réd. A l’Encontre)
[4] Les gouvernements ont décidé, par le passé, de distribuer des « visas dorés », soit des titres de séjour offerts aux étrangers qui investissement plus de 500’000 euros dans un bien immobilier. A cela s’ajoutent les autorisations de logements touristiques, dans les grandes villes et en particulier à Lisbonne, qui stimulent de multiples opérations spéculatives, allant d’achats et ventes en cascade (avec un grand nombre de logements vides, « en attente ») au développement de Airbnb. Les « visas dorés » devraient connaître une fin. Les plus petites mesures du gouvernement Costa font face à la mobilisation du pouvoir social des professionnels de la rente foncière. (Réd. A l’Encontre)
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