Édition du 12 novembre 2024

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Féminisme

Polytechnique, 30 ans plus tard : un premier attentat antiféministe, enfin nommé comme tel

En fin d’après-midi le 6 décembre 1989, Marc Lépine, âgé de 25 ans, se présente à l’École polytechnique de Montréal armé d’un semi-automatique. Il entre dans une classe et ordonne aux hommes de sortir. Seul avec les étudiantes, il déclare « J’haïs les féministes », avant d’ouvrir le feu. Six femmes ne se relèveront jamais.

Tiré de The conversation.

Le tueur circule ensuite dans l’établissement, tirant sur des femmes, puis entre dans une seconde classe où il vise encore des femmes. Il retourne finalement son arme contre lui. Quand la police intervient, il est trop tard. Quatorze femmes sont mortes, soit 13 étudiantes et une adjointe administrative : Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault, Annie Turcotte, Barbara Klucznik-Widajewicz.

Trente ans plus tard, de jeunes hommes commettent des meurtres de masse contre des femmes, cette fois sous prétexte d’être privés des rapports sexuels. Ces « célibataires involontaires » (Incels) sont célébrés sur des médias sociaux où se croisent des appels au meurtre et au viol de femmes, ainsi que des propos racistes.

Alek Minassian, le présumé auteur du carnage à la voiture bélier, survenu en avril 2018, à Toronto, s’est réclamé des Incels. La très grande majorité des victimes étaient des femmes.

Marc Lépine visait des femmes qui se destinaient à un métier non traditionnel, sous prétexte qu’elles prenaient la place des hommes. Ces nouveaux terroristes veulent punir et terroriser les femmes parce qu’elles leur refuseraient des rapports sexuels auxquels ils prétendent avoir droit. Tous ces meurtres de masse constituent, en définitive, du terrorisme contre les femmes et les féministes.

Mais cela a pris 30 ans avant d’oser utiliser ces termes, en dehors des milieux féministes, pour décrire et analyser le massacre de Polytechnique. En effet, la Ville de Montréal vient tout juste de le reconnaître comme un « acte antiféministe ».

Bataille d’interprétation

Le soir même de la tuerie de Polytechnique, Radio-Canada révèle au public que le « tireur fou » n’a tué que des femmes, alors que des hommes expliquent sur les lignes ouvertes radiophoniques qu’ils comprennent le tueur et rêvent de l’imiter.

De leur côté, les féministes organisent une marche à la chandelle. La semaine suivante, une foule se recueille devant 13 cercueils exposés dans le Hall d’honneur de l’Université de Montréal (une famille a opté pour des cérémonies privées). Les murs des couloirs sont couverts de messages envoyés par télécopieur par les écoles et les firmes de génie du monde entier.

Des funérailles sont célébrées à la Basilique Notre-Dame de Montréal, malgré des voix qui dénoncent cette récupération par l’Église catholique, une institution contrôlée par des hommes.

Dès les premiers jours s’engage une bataille mémorielle pour déterminer comment expliquer cette attaque, déjà qualifiée d’« historique » par plusieurs journalistes. On s’interroge à savoir si le tueur était simplement fou ou plutôt misogyne.

Une étude de trois quotidiens (Le Devoir, La Presse, Globe & Mail), portant sur les années 1989-1990, 1999-2000 et 2009, a permis de distinguer plusieurs discours mémoriels qui se complètent ou se confrontent.

Du côté féministe, il s’agit d’un crime misogyne et antiféministe, puisque le tueur ciblait des étudiantes en génie. Cet attentat s’inscrit aussi dans le continuum des violences contre les femmes. Enfin, quelques hommes proféministes en appellent à une autocritique. D’autres voix rendent responsables soit la violence à la télévision ou le protocole d’intervention de la police (ce protocole sera revu complètement par la suite, comme on l’a vu lors de la fusillade du collège Dawson, en 2006).

Un groupe de pression, formé de survivantes et de parents de victimes, demande que l’on interdise le type d’arme utilisé par le tueur, tout en exigeant un meilleur contrôle des armes à feu. Un « registre des armes à feu » sera instauré en 1995 par le gouvernement fédéral (le Parti conservateur l’abolit en 2012).

L’événement stimulera aussi l’expression d’un antiféminisme plus ou moins virulent. Des catholiques demandent aux féministes de garder le silence pour respecter les proches des victimes.

Sans jamais avoir consulté le tueur ni son dossier médical, des psychologues prétendent qu’il souffrait de troubles de la personnalité. Cette psychologisation du meurtre avait pour effet de le dépolitiser.

Un processus similaire a été observé à la suite de l’attentat contre la Mosquée de Québec, en janvier 2017, où six musulmans ont été assassinés. Ici aussi, la parole des victimes est réduite à leur seule souffrance, tandis que leur expertise sur le racisme et l’islamophobie est le plus souvent déniée au profit d’expertises qui s’élaborent sur le dos des principaux concernés.

Dans le cadre des commémorations des 30 ans de la tuerie, des féministes ont renouvelé les analyses de cette violence institutionnelle et épistémique, dont les femmes racisées font particulièrement les frais.

D’autres voix – dont celle du psychologue Guy Corneau – ont prétendu que le massacre de Polytechnique était la conséquence de « l’absence du père » et l’expression d’une « crise de la masculinité ». Pour certains, il s’agissait même d’une réaction masculine normale, après tant d’avancées des femmes grâce au féminisme.

Les médias ont aussi relayé l’information (fausse) que l’École polytechnique aurait refusé la demande d’admission de Marc Lépine (il y avait alors moins de 20 pour cent d’étudiantes).

Onze mois après la tuerie, la journaliste Francine Pelletier a reçu une copie de la lettre de suicide retrouvée sur le corps du tueur. Il y expliquait ses motivations politiques et fournissait une liste de 18 femmes (et d’un groupe d’hommes antisexistes) qu’il désirait tuer, soit des personnalités féministes, ainsi que la première policière, la première pompière, etc. Se qualifiant d’« érudit rationnel », le tueur avait même anticipé qu’on le qualifierait de « tueur fou », alors qu’il exprimait très clairement ses motivations politiques.

Enfin, le courant antiféministe « masculiniste » a reproché aux féministes d’avoir « récupéré » et même tiré profit de l’attentat. Quelques individus se sont même identifiés au tueur, par exemple dans des menaces adressées à des femmes. Cette référence au tueur se retrouve encore aujourd’hui dans plusieurs cyberattaques par exemple contre des féministes travaillant à l’UQAM. Un site Web ouvertement antiféministe a même été dédié au tueur, qualifié de « héros et martyr ».

Terrorisme

En décembre 2009, des féministes ont alors proposé de penser la tuerie de 1989 comme un « attentat terroriste » antiféministe, puisque le tueur ne visait pas seulement les étudiantes (victimes directes), mais cherchait aussi à terroriser toutes les féministes (cibles ultimes).

Il aura donc fallu vingt ans pour parvenir à parler d’un « attentat terroriste antiféministe ».

À l’UQAM, l’évènement « Se souvenir pour agir », proposait à la fois une colloque international, une pièce de théâtre de Pol Pelletier, un spectacle de musique, une exposition d’art des Guerrilla Girls, une exposition thématique et un rassemblement organisé par la Fédération des femmes du Québec (voir le DVD du livre Retour sur un attentat antiféministe.

En 2014, la 25e commémoration a été l’occasion d’organiser une grande cérémonie à laquelle assistaient nombre de dignitaires, et le collectif Moment Factory a créé une œuvre lumineuse composée de 14 faisceaux s’élevant à la verticale du belvédère du mont Royal.

Comme on l’a vu, la lutte pour imposer une interprétation de l’événement du 6 décembre 1989 se poursuit au fil des décennies, mais la distance qui se creuse semble permettre aux féministes d’être mieux entendues dans l’espace public.

Trente ans après, plusieurs évènements commémoratifs sont organisés afin de garder vivante la mémoire des 14 femmes tuées. Grâce au Réseau québécois en études féministes, l’UQAM, l’Université de Montréal et l’Université Laval se sont unies aux groupes communautaires (dont l’R des centres de femmes et le Comité 12 jour d’action contre la violence envers les femmes) pour questionner, mais aussi dénoncer, les attaques antiféministes et les diverses expressions de violence contre les femmes.

En bref, l’ampleur de ces commémorations révèle la détermination des féministes à faire cesser les violences contre les femmes sous toutes ses formes.

À une époque comme la nôtre, obsédée par le terrorisme, il semble cependant qu’il soit encore difficile de considérer l’importance de la haine antiféministe qui déferle sur le Web. Et ce, même si celle-ci relève bien d’une logique antiféministe promue par le tueur de Polytechnique.

Mélissa Blais

Postdoctorante INRS et Institut d’études de la citoyenneté, Université de Genève, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Francis Dupuis-Déri

Professeur de science politique à l’UQAM et auteur de L’armée canadienne n’est pas l’Armée du Salut (Lux, 2010) et de L’éthique du vampire. De la guerre d’Afghanistan et quelques horreurs du temps présent (Lux, 2007)

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