Édition du 19 novembre 2024

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Amérique centrale et du sud

Pérou. « Une protestation fondamentalement andine et paysanne »

Quarante et un jours après le début du gouvernement de la présidente Dina Boluarte [le 7 décembre 2022, suite à la destitution et à l’arrestation du président Pedro Castillo], 49 personnes ont été abattues par les forces de sécurité dans le cadre de la répression des manifestations antigouvernementales. Une statistique consternante [voir ci-dessous le rapport de la CIDH]. Parmi les victimes, un policier, qui a été tabassé et brûlé vif par une foule en colère après que la police a tué 18 personnes lors de la manifestation dans la ville andine de Juliaca. A cela s’ajoutent sept villageois qui n’ont pas pu atteindre un centre de santé ou qui ont été tués dans des accidents dus aux barrages routiers.

Tiré de A l’Encontre
18 janvier 2023

Par Carlos Noriega (Lima)

Photo : Enterrement du dirigeant paysan Remo Candia Guevara

Plus de 600 personnes ont été blessées, dont beaucoup par des tirs. Les revendications – la démission de Dina Boluarte, accusée des décès causés par la répression, la tenue cette année 2023 des élections prévues pour avril 2024 et le rejet du Congrès contrôlé par la droite – unifient une protestation de nombreux leaders locaux qui ne répondent pas aux partis politiques. Il s’agit d’une protestation fondamentalement andine et paysanne.

La répression sanglante, l’état d’urgence, les arrestations, les accusations de terrorisme visant les manifestant·e·s et la campagne menée par le gouvernement, le Congrès et les médias pour les criminaliser n’ont pas mis fin aux manifestations massives exigeant la démission de Dina Boluarte. Elles ont commencé dans la région andine du sud – la zone la plus pauvre et la plus discriminée, et aussi la plus identifiée à l’ancien président déchu et emprisonné Pedro Castillo – où elles sont massives et ont paralysé la région. Elles se propagent au reste du pays. Une grève illimitée a été appelée dans plusieurs régions. Lundi 16 janvier, les blocages de routes, nombreux dans le sud, ont atteint le nord. L’autoroute panaméricaine Nord a été bloquée dans la région de La Libertad, à quelque 500 kilomètres au nord de Lima. Les régions amazoniennes ont également rejoint les protestations.

La prise de contrôle de Lima

Depuis les Andes, où les mobilisations contre le gouvernement sont quotidiennes, les communautés paysannes et les citadins annoncent « la prise de Lima ». Autrement dit, une marche massive vers la capitale afin d’intensifier et d’élargir la contestation dans le centre politique et économique du pays. Ils ont déjà commencé à se diriger vers Lima depuis différentes régions. Craignant que les manifestations massives à Lima ne constituent le dernier moment d’un gouvernement qui fait étalage de la force répressive mais d’une grande faiblesse populaire et politique, les autorités ont menacé de ne pas les laisser atteindre Lima, où la population de la capitale se mobilise déjà pour exiger la démission de Boluarte. Selon une enquête de l’Instituto de Estudios Peruanos (IEP), la présidente a un taux de rejet de 71% et seulement 19% d’approbation. Le Congrès, qui la soutient et qui fait également l’objet de protestations, a un taux de rejet de 88% et seulement 9% d’approbation.

Dans un climat détresse et d’indignation, les rues des villes andines telles que Juliaca – une ville de la région montagneuse de Puno – et Ayacucho – où les forces de sécurité ont abattu respectivement dix-huit et dix villageois – se sont remplies d’immenses processions funéraires pour dire adieu à leurs morts. Ces derniers jours, à Cusco, on a rendu des adieux massifs au leader paysan Remo Candia Guevara, président de la Fédération paysanne de la province d’Anta. Il a été abattu mercredi dernier lors de la répression d’une manifestation dans cette ville. Des groupes musicaux se sont joints aux manifestations quotidiennes de protestation, lors desquelles les rythmes andins scandent « Dina, asesina, el pueblo te repudia » (« Dina, assassine, le peuple te rejette »).

Le prêtre argentin Luis Humberto Bejar était l’une des personnes présentes lors des adieux massifs aux 18 morts de Juliaca sur la place principale de la ville. C’était sa dernière activité publique à Juliaca après plus de 25 ans de sacerdoce dans cette ville andine. L’Eglise catholique lui a ordonné de quitter sa paroisse pour avoir soutenu les manifestations exigeant la démission de Dina Boluarte et qualifié d’« assassinats » les décès causés par les forces de sécurité. Luis Humberto Bejar affirme que la hiérarchie catholique a commencé à le harceler après ces déclarations. L’évêque de Puno, Oscar Carrión, lui a retiré son statut de curé de Pucará, où il officiait, et lui a demandé de se retirer pendant un an « pour réfléchir ». Dans une lettre adressée à Mgr Carrión, le prêtre argentin remet en cause la répression, affirme que Juliaca « sent la mort » et défend son intervention lors des manifestations en se disant proche des familles des victimes et en défendant « les droits fondamentaux des peuples quechua et aymara ».

Criminaliser la protestation

Dans sa volonté de discréditer et de criminaliser les manifestations, Dina Boluarte a déclaré que les fusils et les munitions destinés aux manifestants avaient été introduits en contrebande depuis la Bolivie. Elle accuse l’organisation bolivienne des « ponchos rojos » (ponchos rouges) de ce prétendu trafic d’armes et le met en relation avec une initiative de l’ancien président bolivien Evo Morales. Une accusation grave lancée sans présenter la moindre preuve, mais reprise en boucle par les médias. Les preuves manquent complètement, ce qui enlève toute crédibilité à l’affirmation de la présidente. Elle n’a pas été en mesure d’expliquer comment – dans l’hypothèse où les manifestants auraient été armés comme le prétend maintenant le gouvernement – tous ceux et celles qui ont été tué·e·s et blessé·e·s par des tirs sont les manifestant·e·s. Et il n’y a pas un seul policier tué ou blessé par des armes à feu. Les autopsies des 18 morts de Juliaca ont permis de retrouver des projectiles dans neuf corps – les neuf autres ont également été tués par des armes à feu, mais aucune trace des projectiles n’a été relevée ! – et les résultats confirment qu’ils ont tous reçu des projectiles provenant d’armes utilisées par la police, dans six cas des fusils AKM-47, dans deux cas des balles de fusils de chasse et dans un cas d’un tir de pistolet. Il existe des vidéos montrant des policiers et des militaires tirant sur des manifestants à Juliaca et ailleurs.

Détentions arbitraires

Des arrestations arbitraires sont signalées. Plus de 300 personnes ont été arrêtées depuis le début des protestations. A Ayacucho, Rocio Leandro, présidente du Front populaire de défense d’Ayacucho, et sept autres dirigeants ont été arrêtés, accusés d’avoir des liens avec le Sendero Luminoso (Sentier lumineux), une organisation armée maoïste active dans les années 1980 et 1990, neutralisée en tant que groupe armé depuis plus de 20 ans – à l’exception d’une colonne dissidente isolée dans une zone montagneuse – et qui a pour héritiers un groupe marginal qui agit désormais sur le plan politique plutôt que militaire. Dans les années 1990, Rocio Leandro a purgé une peine pour avoir fait partie du Sendero Luminoso, mais l’acte d’accusation de la police justifiant son arrestation actuelle ne présente pas de preuves qu’il ait encouragé des actions terroristes pendant les manifestations. Cette affaire vise à établir un lien entre les manifestations dans leur ensemble, le Sentier Lumineux et le terrorisme. La police présente comme « preuve » du terrorisme visant les détenus des livres de Marx, de Lénine ou de Mao qui ont été trouvés chez eux. En cela c’est aussi absurde que dangereux. (Article publié dans le quotidien argentin Pagina12 le 17 janvier 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

***

CIDH : Une ambiance de stigmatisation généralisée et de racisme

La Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) n’a trouvé aucune preuve au Pérou que les manifestants qui occupent les rues du pays depuis la chute du président Pedro Castillo font partie d’« une quelconque organisation », comme le prétend le gouvernement de Dina Boluarte. « Nous n’avons rien trouvé qui confirme une telle chose, mais plutôt une authentique manifestation de mécontentement face à la négligence, au désintérêt dont cette région (Puno) a historiquement souffert », a déclaré le chef de la délégation de la CIDH, Stuardo Ralón, qui s’est rendu à Juliaca, la ville qui a accumulé le plus de décès dus à la répression étatique depuis l’arrivée au pouvoir de Boluarte.

Pour Stuardo Ralón, ce qui se passe à Juliaca est « une véritable démonstration de l’abandon » de la ville, à laquelle la classe politique promet « beaucoup de choses » au moment des élections mais « ne tient pas ses promesses par la suite ». « C’est toujours une région qui semble très déconnectée, avec un niveau de pauvreté très différent de celui que l’on trouve dans la capitale », a déclaré Stuardo Ralón, cité par le quotidien péruvien La República.

Stuardo Ralón a déclaré qu’au lieu de voir une « manipulation » par des « éléments extérieurs » [Evo Morales et les ponchos rojos !], il a constaté « beaucoup de douleur et de tristesse » chez les gens. Il a également perçu « une ambiance de stigmatisation généralisée », dans laquelle « on tente d’indiquer que toutes les personnes qui manifestent leur mécontentement pourraient être qualifiées de terroristes », faisant appel à une ressource discursive qui invalide les manifestants de manière arbitraire.

« Ce qui est dans l’air, c’est une généralisation dans le discours, dans les déclarations de certains fonctionnaires qui alimentent une atmosphère d’agacement, d’indignation, qui ne contribue pas à pacifier la situation, mais alimente au contraire la violence », a affirmé Stuardo Ralón, en opposition au discours du gouvernement. (Note publiée dans le quotidien argentin Pagina 12, le 18 janvier 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

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