1er septembre 2022 | tiré du Courrier International
https://www.courrierinternational.com/article/penuries-les-geants-de-l-armement-pourront-ils-honorer-l-avalanche-de-commandes
Le mois dernier, le Japon a réussi à obtenir le feu vert du département d’État américain pour l’achat de 150 missiles air-air pouvant être embarqués sur ses chasseurs F-35. L’adjudicataire principal de ce marché de 293 millions de dollars [à peu près autant d’euros] est Raytheon Technologies. La vente prévue de ces missiles AIM-120 “améliorera la capacité du Japon à faire face aux menaces actuelles et futures par la défense de la patrie japonaise et du personnel militaire américain qui y est stationné”, a déclaré le gouvernement américain dans un communiqué.
Le même jour, Singapour a eu la permission d’acheter pour 630 millions de dollars de bombes à guidage laser et diverses autres munitions aux États-Unis. Quatre jours plus tôt, la demande de l’Australie d’acquérir 80 missiles air-sol mis au point par Lockheed Martin pour 235 millions de dollars avait également été approuvée. La Corée du Sud, quant à elle, compte consacrer 130 millions de dollars à l’acquisition de 31 torpilles légères destinées à être utilisées avec ses hélicoptères MH-60R pour la lutte anti-sous-marine.
L’Agence de coopération pour la défense et la sécurité, l’organe du Pentagone chargé de superviser les ventes de matériel militaire à l’étranger, n’a pas chômé ces derniers mois. Au cours des sept premiers mois de 2022, elle a validé la conclusion de 44 transactions du même genre, rendant en particulier possible la vente de 35 chasseurs F-35 à l’Allemagne pour 8,4 milliards de dollars. Le chiffre est en augmentation par rapport aux 25, 43 et 40 affaires validées respectivement durant les trois années précédentes à la même période.
Manque de pièces et de main-d’œuvre
Même si les négociations pour de telles ventes prennent des mois avant d’aboutir, et que cette avalanche de demandes d’autorisation ne découle pas forcément de la guerre en Ukraine ou des tensions à propos de Taïwan, les grandes entreprises américaines de la défense reconnaissent de manière unanime que l’avenir se présente sous de très beaux auspices pour elles.
Il y a quand même un petit bémol : les contraintes liées aux chaînes d’approvisionnement. Ainsi, lors des dernières conférences téléphoniques de présentation de leurs résultats, les dirigeants de Lockheed, Raytheon, Boeing, Northrop Grumman et General Dynamics ont tous évoqué la difficulté de se procurer des pièces et de la main-d’œuvre.
Comme la plupart des fabricants, les fournisseurs des armées ont des chaînes d’approvisionnement très dispersées, car, d’un point de vue économique, il est plus avantageux de faire appel aux sources les moins coûteuses et les plus productives. “Hormis en cas d’interruption, cette pratique profite aux producteurs comme aux consommateurs”, nous a expliqué Bradley Martin, directeur de l’Institut de recherches sur les chaînes d’approvisionnement pour la sécurité nationale à la Rand Corporation [organisme américain de conseil et de recherches].
Le Covid-19 et la guerre en Ukraine sont de bons exemples de ce genre de perturbations. De plus, la situation pourrait se compliquer encore si la Chine s’avisait d’accroître sa pression militaire sur Taïwan – comme elle l’a fait la semaine dernière en réaction à la visite sur l’île autonome de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, en lançant des manœuvres militaires à grande échelle, lesquelles ont entraîné des déroutements de navires et d’avions.
Voilà qui pourrait empêcher les fournisseurs de matériel militaire de voir l’avenir complètement en rose dans un contexte présentant pourtant une accélération de la course aux armements en Asie. “La conjoncture a changé du tout au tout pour notre clientèle ces trois ou quatre derniers mois”, estimait James Taiclet, le PDG de Lockheed, le plus gros groupe de défense du monde, lors d’une conférence de présentation des résultats le 19 juillet.
Une menace bien réelle
En début d’année, l’accroissement des activités de la Chine dans le Pacifique occidental avait été jugé comme un facteur de préoccupation “éventuel”, un élément à surveiller à l’avenir, mais la guerre en Ukraine a fait prendre conscience au Pentagone et aux alliés des États-Unis que la menace de guerre était réelle, a expliqué J
Si, au sommet de Lockheed, on est très enthousiaste à la perspective de vendre des F-35, des F-16, ainsi que des lance-roquettes Himars (high mobility artillery rocket system), très prisés dernièrement, il n’en reste pas moins que persistent les difficultés liées à la chaîne d’approvisionnement, qui sont une hantise pour le fabricant depuis le début de la pandémie.
Avec 15,4 milliards de dollars de ventes, le chiffre d’affaires de Lockheed pour le trimestre qui s’est achevé en juin a été inférieur aux prévisions. James Taiclet a attribué une partie de cette contre-performance aux problèmes rencontrés avec les chaînes d’approvisionnement, en indiquant que l’entreprise s’attendait à ce qu’ils persistent jusqu’à la fin de l’année. “Nous avons réduit nos perspectives pour 2022, afin d’en tenir compte”, a-t-il déclaré.
Un tournant crucial
Le climat est le même chez Boeing. “Nous continuons à être vraiment gênés”, a confié Brian West, le directeur financier de Boeing, lors d’une conférence téléphonique de présentation des résultats le 27 juillet. Il a précisé qu’il existait un risque de pénurie pour les moteurs, les matières premières et les semi-conducteurs – des composants essentiels pour l’entreprise.
De son côté, Gregory Hayes, le PDG de Raytheon, a expliqué que les problèmes de chaîne d’approvisionnement et de main-d’œuvre touchaient surtout les activités Défense de sa société :
Pour Kathy Warden, la directrice générale de Northrop, l’industrie de la défense se trouve à un tournant crucial : “Nous assistons à un changement radical dans la volonté, au niveau mondial, d’engager des ressources pour la défense et la sécurité nationale, en particulier en Europe. L’environnement géopolitique a mis en évidence un besoin accru de matériel de défense et de force de dissuasion. Aux États-Unis, cela s’est traduit par un fort soutien, de tous les bords politiques, aux dépenses de défense.” C’est ainsi que la Chambre [des représentants] et le Sénat ont approuvé une augmentation du budget total de la sécurité nationale pour 2023 de dizaines de milliards de dollars supérieure à ce que le président Joe Biden avait demandé. Et Kathy Warden n’aperçoit pas de point d’inflexion qui inverserait la tendance de sitôt.
Les manœuvres chinoises à Taïwan vont sans doute accentuer le sentiment d’urgence. Le ministre de la Défense japonais, Nobuo Kishi, a indiqué [le 11 août] que cinq missiles balistiques tirés par la Chine semblaient avoir atterri dans la zone économique exclusive du Japon.
Jay Malave, le directeur financier de Lockheed, estime à plusieurs milliards de dollars les possibilités de ventes dans le monde entier pour son entreprise mais celle-ci a, selon lui, besoin “de mieux cerner la capacité de [ses] chaînes d’approvisionnement pour pouvoir dire quand [elle pourra] effectivement procéder aux livraisons”. Bradley Martin met en garde : les problèmes de chaînes d’approvisionnement constituent un danger pour les États-Unis et leurs alliés, qui souhaitent se tenir prêts pour relever les défis posés par la Chine : “Il ne fait aucun doute que cela constitue une menace pour la sécurité nationale, et pas seulement à cause des conséquences que cela peut avoir en particulier sur la production de matériel de défense, mais du fait des larges répercussions éventuelles sur l’économie mondiale. Poussée à un très haut niveau, l’interdépendance est source de vulnérabilités, et ces vulnérabilités peuvent menacer directement le bien-être national.”
Ken Moriyasu
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