Jean Batou – Que peux-tu dire de la dynamique de la révolution tunisienne ? Au-delà d’un processus démocratique qui a su imposer une partie de ses revendications, qu’est devenue l’explosion sociale partie de Sidi Bouzid ? Où en sont actuellement les mobilisations des salariés, des diplômés chômeurs et des plus pauvres, femmes et hommes, et comment les révolutionnaires peuvent ils tenter de les faire converger pour peser sur les événements ?
Fathi Chamkhi – Dès le début, j’ai caractérisé cette révolution comme une révolution démocratique et sociale. Or, après quatre mois, le bilan est assez mitigé. Des progrès ont été accomplis sur le plan politique : démantèlement partiel de l’appareil répressif, abrogation de la Constitution, suppression d’une grande partie des lois liberticides, dissolution du RCD (le parti du régime), éviction des gouvernements qui marquaient une continuité avec Ben Ali, etc. En revanche, les questions économiques et sociales ont été évacuées.
Pour la bourgeoisie et l’impérialisme, il était évident qu’il fallait rapidement stopper le processus et ne pas remette en cause la place de la Tunisie dans la division internationale du travail comme pays dominé. Mais ce qui est plus déroutant, c’est que la gauche, y compris la gauche anticapitaliste, a abandonné la bataille sociale. Même lorsque ses militants sont sur le terrain, dans les régions, les directions ne relaient pas leur action au niveau national. Il y a un consensus, de la droite à la gauche, en passant par les islamistes, pour dire qu’il faut consolider les libertés politiques et que ce n’est pas le moment de lutter pour l’emploi, les salaires, etc.
En 1992, le PCOT avait sorti une petite brochure intitulée : L’étape des libertés politiques. Il considérait déjà que l’objectif central était l’obtention des libertés politiques. Il faudrait selon eux profiter de la construction d’institutions démocratiques pour occuper un espace politique et repousser les confrontations sociales à plus tard. Les élections à la Constituante du 24 juillet prochain sont l’échéance décisive de ce processus. Pour les anticapitalistes, l’enjeu principal est devenu leur place sur cet échiquier : problèmes d’image, d’alliances, de gain de voix et de sièges, etc. C’est de bonne guerre à court terme, mais la méthode est fausse.
Il y a ainsi une contradiction entre le mouvement révolutionnaire qui reste assez mobilisé et combatif, avec un grand nombre de grèves, de barrages routiers, d’actions revendicatives, et sa prise en charge politique qui fait défaut. Le peuple est appelé à ne pas perturber l’agenda politique électoral.
N’y a-t-il pas, au niveau régional, au sein de l’UGTT ou des conseils de protection de la révolution, un certain espace pour combiner luttes démocratiques et sociales ?
Les sommets de l’appareil de l’UGTT, en particulier son secrétaire Abdessalem Jrad, étaient acquis à Ben Ali sous la dictature. Au cours de la révolution, ils ont oscillé en fonction de l’écho croissant dont bénéficiaient les militants les plus combatifs. C’est pourquoi la Confédération a hésité à plus d’une reprise entre des tentatives de compromis avec le pouvoir et des positions plus offensives.
Mais aujourd’hui, puisque les militants anticapitalistes ont accepté de mettre en veilleuse le mouvement social, l’UGTT se tient sur la réserve, alors qu’elle aurait la possibilité de défendre les revendications populaires. Par exemple, le syndicat de l’enseignement secondaire, qui était à la pointe de la lutte pour les salaires à la veille de la révolution – il avait préparé une grève pour le 24 décembre – fait aujourd’hui le mort. Sa direction bloque tout.
Mais qui anime les grèves et les mouvements actuels, contre les consignes de l’UGTT et de la gauche ?
Dans certains secteurs, comme les PTT, les militants restent mobilisés : ils préparent une grève. Mais ce sont surtout des mouvements tout à fait spontanés, non coordonnés, menés par des militant·e·s jeunes, qui rompent la discipline de l’UGTT. C’est « l’effet magique » de la révolution, qui a transformé une masse passive et résignée en un mouvement imaginatif, dynamique et enthousiaste. Mais ces mouvements restent isolés au niveau local, sans véritable impact régional ou national.
Les directions politiques antérieures au 14 janvier ont été « libérées » par la chute de Ben Ali. Mais aujourd’hui, elles jouent un rôle d’écran, empêchant l’émergence d’une nouvelle direction politique issue de l’expérience du mouvement révolutionnaire. Dès le début, elles se sont constituées en « Conseil national de protection de la révolution », avant d’être aspirées – y compris les forces anticapitalistes du Front 14 Janvier – vers la « Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution », récemment désignée par le pouvoir. Parmi les principales organisations, seul le PCOT fait de la résistance.
Au niveau régional, ce schéma s’est répété, retardant la prise de conscience de la nécessité de développer une direction issue du processus révolutionnaire. J’ai assisté à la mise en place de comités locaux de protection de la révolution, où d’anciens militant·e·s se sont imposés, plus du fait de leur notoriété antérieure que de leur participation au mouvement.
Coupés des plus jeunes qui ont porté et continuent à porter le mouvement sur le terrain, ils sont devenus les fondés de pouvoir de la révolution, avec tous les effets psychologiquement corrupteurs que cela suppose (mise en valeur médiatique, négociations dans les coulisses du pouvoir, etc.). Comment construire une nouvelle force anticapitaliste en Tunisie, pleinement en phase avec les nouvelles forces porteuses de l’expérience de la révolution ?
Les problèmes sociaux sont absolument énormes et il va falloir les affronter. Or, les gens ne sont plus les mêmes : les salariés, les chômeurs, les déshérités, femmes et hommes, ont acquis une conscience politique et une conscience de leur propre force au travers de la révolution. Il manque cependant une force consciente, organisée, suffisamment forte et capable de porter le processus en avant.
Je suis pessimiste par rapport aux forces réunies au sein du Front 14 janvier, qui regroupe surtout des rescapés d’avant la révolution. Ce front est animé par des personnalités dépassées par les événements : beaucoup de phrases et peu de contenu révolutionnaire. On s’est mis ensemble sans rien entreprendre en commun. Beaucoup de ces gens ne savaient pas quoi faire et ils ont été soulagés par leur cooptation dans la « Haute instance » désignée par le gouvernement.
Au sein de la Ligue de la gauche ouvrière à laquelle j’appartiens, on retrouve la même situation. Les anciens ne cessent d’invoquer leur expérience, qui comprend aussi beaucoup de conneries, mais il y a aussi une jeunesse magnifique, pleine de promesses. C’est un potentiel inimaginable : sur cette base, on pourrait rapidement fédérer un mouvement large, fondé sur la jeunesse, évitant l’imposition d’une direction qui entrave la prise de responsabilité de forces nouvelles. Il faut respecter l’âme de cette révolution : démocratique, horizontale, très spontanée, et pourtant extrêmement efficace.
Je n’ai pas d’idée préconçue sur le schéma organisationnel d’un tel mouvement. En ce qui concerne son programme, il ne faut pas partir de référents anciens, mais des objectifs que les gens ont en tête, avec leur triple dimension démocratique, sociale et anti-impérialiste. Il suffit d’écouter, d’accompagner, de faire mûrir de larges couches de jeunes en les rendant sensibles à des éléments d’analyse théorique. Mais ce sont eux qui doivent donner le tempo. La Ligue peut offrir un tout premier élan à ce projet en évitant d’ériger quiconque en « sauveur suprême ».
L’Union européenne exige aujourd’hui du gouvernement tunisien qu’il prenne des mesures pour empêcher l’émigration. Comment perçois-tu cet enjeu ?
D’abord, le gouvernement actuel n’a pas les moyens d’empêcher l’émigration. Ce n’est plus l’appareil de Ben Ali ; il ne contrôle pas vraiment l’ensemble du territoire. Ensuite, il n’en a pas la volonté : pour lui, c’est une bonne chose que de se débarrasser de quelques dizaines de milliers de jeunes chômeurs·euses ; ce sont des problèmes en moins.
Enfin, les jeunes ne se laissent plus faire ; ils ne se cachent plus ; ils revendiquent le départ comme un droit, surtout à partir du moment où ils réalisent que ce nouveau gouvernement n’apporte aucune réponse à leurs revendications sociales. Dès que les autorités s’y opposent, c’est la révolte, c’est l’explosion.
Quant aux Européens, de Berlusconi à Sarkozy, en passant par Barroso, ils veulent que la Tunisie s’endette encore pour acheter du matériel de surveillance frontière sophistiqué. Ils multiplient les déclarations contre l’immigration tunisienne. Et en même temps, ce nouvel afflux de migrant·e·s les arrange pour spéculer sur la montée du racisme anti-arabe et faire diversion par rapport à leurs propres problèmes sociaux.