Quel est le contexte de l’annonce dramatique sur le fait que Cuba va se débarrasser d’un demi-million d’emplois étatiques ?
Il est important de situer d’abord cet événement dans le contexte du régime cubain en déclin, déclin est accéléré par la situation économique déplorable.
Cette situation résulte de la combinaison de plusieurs facteurs. L’un de ces facteurs est l’irrationalité et les crises provoquées par le système bureaucratique lui-même. Un autre est évidemment la récession mondiale, qui a eu un impact économique très négatif sur l’économie cubaine.
Par exemple, alors que le nombre de touristes à Cuba est resté à peu près stable, les revenus du tourisme sont en baisse. Et les revenus de la production de nickel, qui sont pourtant depuis quelques années encore plus importants que ceux du tourisme, sont tombés dramatiquement à cause de la chute importante des prix des denrées, même si le prix a augmenté un peu depuis.
La crise économique est très sévère, et depuis quelques années le régime revient sur le fait qu’il y a non pas un demi-million, mais un million de travailleurs excédentaires dans des emplois d’Etat. J’imagine donc que ce renvoi d’un demi-million plutôt qu’un million de travailleurs puissent être considéré comme une sorte de « position de compromis ».
Sur ce demi-million, 250’000 devraient recevoir des permis (licences) de travailleurs indépendants, et d’autres 200’000 devraient être placés dans des emplois non-étatiques. Cela signifie que beaucoup d’entreprises d’Etat vont être transformées en coopératives, où les employés seront responsables. C’est ce qui a déjà été fait pour les taxis, pour les coiffeurs et pour les salons de beauté, et ils veulent étendre ce modèle à beaucoup d’autres emplois et industries.
L’annonce officielle des licenciements de la part de la principale fédération syndicale – tiens, cela n’aurait-il pas dû être la tâche de l’employeur ? – a laissé 50’000 travailleurs dans une situation incertaine : peut-être seront-ils mutés à des postes d’Etat différents de ce qu’ils avaient jusqu’à maintenant.
Il ne s’agit certainement pas du premier pas du régime dans cette direction ?
Je dirai que cette mutation représente une étape importante dans un processus qui se déroule depuis un certain temps.
Il y a quelques années, lorsque des terres sont restées en friche après l’effondrement total de l’industrie sucrière, le gouvernement a commencé à louer ces terres à des agriculteurs avec des contrats renouvelables tous les 10 ans. L’idée était que ces agriculteurs deviendraient des agriculteurs privés, qui pourraient utiliser les terres comme ils le voulaient. Mais ces agriculteurs ne devenaient pas pour autant les propriétaires, puisqu’ils doivent payer un loyer à l’Etat pour l’utilisation des terres qui étaient auparavant en friche et vendre la majorité de leurs produits à l’Etat à des prix déterminés par le gouvernement.
Je pense que l’expérience avec l’agriculture permet de prédire qu’on va au-delà d’énormes problèmes concernant la viabilité de ce déplacement d’un demi-million de travailleurs de l’Etat vers des emplois indépendants ou des coopératives.
Dans le cas de l’agriculture privée, la majorité des personnes qui ont reçu des terres n’avaient pas d’expérience préalable en matière d’agriculture. C’étaient des gens des villes qui ont saisi cette occasion parce qu’ils souhaitaient désespérément améliorer leur situation économique.
Néanmoins il leur a été très difficile d’obtenir les outils dont ils avaient besoin. Et quand je dis outils, je ne me réfère pas à un équipement de haute technologie ou des tracteurs ou des choses de ce genre, mais à des outils agricoles très élémentaires. Les résultats n’ont donc pas été très impressionnants.
Je m’attends à ce que ces nouvelles entreprises privées rencontrent des problèmes similaires. Par exemple, l’une des professions qui deviendra indépendante ou qui sera intégrée dans des coopératives, c’est la réparation de véhicules. Ainsi, un ex-employé d’Etat va devenir mécanicien sur autos. Mais où va-t-il obtenir des pièces de rechange ? Où va-t-il obtenir les outils appropriés, sinon de l’Etat ?
Et c’est là qu’entre en scène le problème de la corruption. A Cuba la corruption est universelle, et les gens sont amenés à voler, cela pour survivre. Au niveau le plus élémentaire, cela découle du fait qu’on ne peut simplement pas survivre sur une ration alimentaire gouvernementale, qui ne couvre que deux semaines de besoins. Les livrets de rationnement sont constamment en train d’être réduits, et des diminutions encore plus drastiques sont imminentes.
Les gens volent donc l’Etat pour pouvoir survivre, et je suspecte que celui qui deviendra mécanicien sur autos devra voler encore davantage pour survivre en tant que petit entrepreneur.
L’autre alternative possible ici est d’obtenir l’aide des capitaux cubains de l’extérieur et en particulier de la Floride du sud. Du point de vue états-unien ce serait illégal, même si ce ne serait probablement pas illégal à Cuba, puisqu’ils veulent faire entrer des capitaux dans le pays. Mais le fait de permettre à davantage de capitaux cubains de l’extérieur d’entrer dans le pays peut entraîner des conséquences difficiles à évaluer.
En termes marxistes, le gouvernement cubain se trouve dans une situation contradictoire classique. Il doit prendre ces mesures, mais s’il les prend, cela peut avoir toutes sortes de conséquences qui pourraient subvertir le système. Il se trouve entre le marteau et l’enclume.
Avant ces dernières décisions, 591’000 personnes étaient employées dans des entreprises privées. Ces chiffres comprennent les agriculteurs qui, comme je l’ai déjà mentionné, survivent difficilement, mais aussi 143’000 indépendants dans les villes. Ces mesures vont ajouter 250’000 personnes au secteur des indépendants ainsi que 200’000 personnes dans celui des coopératives. Si on ne tient compte que des entreprises privées à strictement parler, il y aura 450’000 agriculteurs et 400’000 indépendants qui auront le droit d’engager d’autres personnes. Cela fait en tout environ 850’000 personnes sur une force de travail de 5 millions, soit 17%.
Avec ces mesures le gouvernement crée une petite bourgeoisie légale à Cuba – je dis légale, car depuis quelque temps les gens sont nombreux à faire cela en toute illégalité. On ne peut pas savoir quelles en seront les conséquences, puisqu’il n’y a pas eu de situation de ce type depuis les années 1960. On sera en territoire inconnu, surtout si ces gens réussissent à obtenir des investissements d’amis et de proches à Miami.
Comme je l’ai déjà dit, ceci serait illégal selon la loi états-unienne, mais il y a toujours eu un secteur de l’establishment politique états-unien qui pensait qu’il était important de fournir de l’argent à des entreprises privées à Cuba dans la mesure où il pouvait entrer dans l’île. Maintenant le gouvernement cubain va probablement l’autoriser, ce qui fera pression pour modifier le blocus économique états-unien pour que de tels transferts deviennent possibles.
Raoul Castro est-il responsable de cette nouvelle orientation de la politique économique ou est-ce que celle-ci date en partie de l’époque où Fidel Castro était aux commandes ?
Depuis l’initiative concernant l’agriculture privée, toutes ces mesures ont été prises sous la direction de Raoul Castro. Celui-ci dirige de fait depuis 2006, et officiellement depuis 2008, et a donc été le principal personnage qui a dirigé le gouvernement au quotidien. Le rôle joué par Fidel Castro dans les orientations politiques durant cette période est peu clair, comme l’est aussi le rôle qu’il jouera à l’avenir.
Ces mesures ont donc été entreprises depuis que Raoul Castro est aux commandes, ce qui peut s’expliquer en partie par le fait qu’il a toujours été un grand admirateur du modèle chinois, et cela depuis longtemps avant son accession au pouvoir. Mais le facteur le plus important reste, bien entendu, la sévérité de la crise économique qui frappe Cuba.
La plupart des médias décrivent ce qui se passe à Cuba comme un tournant vers le capitalisme et un éloignement du socialisme. Mais est-ce qu’on peut partir de l’idée que ce qui existait à Cuba ces 50 dernières années était du socialisme ?
J’ai toujours maintenu que ce qui existait à Cuba n’avait rien à voir avec le socialisme. Mais malheureusement de larges secteurs de la gauche ont confondu la propriété de l’Etat avec le socialisme.
Pour qu’on puisse parler de socialisme, Il faut que la société soit dirigée par les travailleurs et travailleuses ruraux et urbains et leurs alliés de classe, comme le paysannat. Or, cela n’a jamais existé à Cuba.
Il est vrai que pendant de longues périodes le régime a joui d’une certaine popularité parce qu’il a été capable d’introduire des améliorations significatives du niveau de vie des plus pauvres. ll y a aussi un autre facteur qui explique le soutien populaire au régime cubain – et c’est un aspect qui a souvent été minimisé – et c’est qu’il a également procuré beaucoup d’opportunités de mobilité sociale. En effet, le simple fait de l’émigration massive de Cuba de la petite bourgeoisie, de la grande bourgeoisie et des professionnels, a permis à beaucoup d’autres personnes d’accéder aux postes devenus vacants.
Mais, plus fondamentalement, dans notre perspective le socialisme ne se réduit pas au fait que l’Etat contrôle l’économie, car se pose alors la question : Qui contrôle l’Etat ? Ce ne sont certainement pas les travailleurs de Cuba qui contrôlent l’Etat. C’est plutôt une bureaucratie, organisée autour du Parti Communiste Cubain, qui est aux commandes.
Ce n’est donc pas le socialisme qui est en train d’être remplacé. La classe dirigeante d’un Etat bureaucratique a décidé d’intégrer dans l’économie, en tant que partenaire très subalterne, une petite bourgeoisie récemment créée. Certains de ces petits bourgeois réussiront, et feront peut-être partie d’un nouveau groupe de capitalistes privés, alors qu’un tel groupe n’a pas vraiment existé à Cuba depuis les années 1960.
La bureaucratie partagerait alors le pouvoir – en tout cas le pouvoir économique – avec ce nouveau groupe, et une situation comme celle qui règne en Chine pourrait à terme se développer. Mais il y a aussi la question du pouvoir politique, et la bureaucratie centrale n’a aucune intention de partager ce pouvoir avec ces nouveaux capitalistes, à moins que ceux-ci ne s’intègrent totalement dans la bureaucratie régnante. Mais cela s’est également produit en Chine, où des capitalistes adhèrent au Parti Communiste et s’y intègrent.
Quelles sont les implications de cette analyse pour la position des socialistes à l’égard du blocus étatsunien de Cuba ?
Il y a quelque chose qui doit être répété sans cesse, indépendamment de la crise à Cuba et indépendamment des crimes et des méfaits – et ils sont nombreux – de la bureaucratie. Nous devons continuer à insister sur le fait que le blocus économique criminel de Cuba doit prendre fin.
Il s’agit-là d’une question de principe : les Etats-Unis n’ont aucun droit d’intervenir dans les affaires intérieures de Cuba et de chercher à utiliser leur puissance économique pour instaurer le système capitaliste qu’ils préfèrent à Cuba. C’est là la principale raison de notre opposition permanente au blocus : il s’agit de réaffirmer le principe d’auto-détermination et de stopper la domination de l’impérialisme étatsunien.
Mais il y a également une raison pratique, car le fait est que le régime cubain a utilisé pendant des années et des années le blocus états-unien comme une excuse pour cacher sa propre nature dictatoriale et son incompétence économique.
Je pense donc qu’aussi bien pour des raisons de principe que pour des raisons pratiques, il est temps de mettre un terme à ce blocus criminel qui est imposé depuis plus de 50 ans.
Quelles seront les conséquences des licenciements à Cuba. Peuvent-ils susciter une nouvelle résistance ?
Je pense que beaucoup de gens vont se trouver paumés, parce qu’une grande partie de ces entreprises n’auront pas un accès adéquat aux ressources dont elles auront besoin pour réussir.
En ce qui concerne les soi disant coopératives, elles seront créées depuis en haut. Il ne s’agira pas de coopératives crées à la suite d’une montée du mouvement des travailleurs, comme ce qui s’est passé par exemple au Royaume-Uni et dans les pays scandinaves, où le mouvement de coopératives s’est développé en tant qu’allié du mouvement ouvrier naissant. Les membres des coopératives à Cuba n’auront probablement ni l’accès aux ressources ni la motivation politique nécessaires pour réussir.
Il est donc probable que beaucoup de ces coopératives et entreprises privées échoueront, pour les raisons que j’ai déjà évoquées.
Que deviendront alors ces gens ? L’émigration a été la valve de sécurité de Cuba depuis assez longtemps. Mais l’émigration ne suffira pas : elle reste difficile à cause de la bureaucratie puisque le droit légal de voyager n’existe pas à Cuba, et elle coûte relativement cher.
Jusqu’à maintenant, le mécontentement et le dégoût suscités par le système politique ont été jusqu’à un certain point détournés vers des activités criminelles. Comme je l’ai déjà dit, les vols constituent un énorme problème – pas seulement le vol pour l’entreprise privée mais aussi simplement pour survivre.
En ce qui concerne les alternatives à ce qui est en train de se passer à Cuba il faut noter la très importante défection de la jeunesse, et en particulier des jeunes Noirs. Il existe à Cuba un mouvement hip-hop qui exprime le dégoût des jeunes Noirs, en particulier contre le harcèlement et la brutalité policière.
La frustration et la défection de la jeunesse pourraient donc s’exprimer sous la forme d’une protestation politique. Mais nous ne pouvons pas être sûrs que ce sera le cas. Je ne veux pas faire comme tous ces gens de la gauche qui disent que de telles choses vont arriver simplement parce que nous souhaiterions que ce soit le cas. Malheureusement les choses ne fonctionnent pas comme cela.
Mais la possibilité objective d’une radicalisation et d’un niveau plus élevé de lutte sera considérablement accrue avec le genre de mesures que le régime est en train de prendre. Je n’ai aucun doute à ce sujet. (traduction A l’encontre)
1. Editions : The University of North Carolina Press (2006)
Sam Farber est un « vieux » socialiste né et élevé à Cuba. Il est l’auteur de nombreux articles et livres sur ce pays, y compris The Origins of the Cuban Revolution Reconsidered [1]. Il s’est entretenu avec Alan Maass (membre de l’ISO – International Socialist Organization, Etats-Unis) sur la signification de l’annonce des licenciements et sur l’avenir de Cuba.