Décidément, rien ne nous sera épargné ! Emmanuel Macron dans son style « cool en marche », jeune premier en mode « start-up », est un adepte forcené de Guizot : Après les ouvrières « illettrées » des abattoirs Gad, après le refrain éculé sur les jeunes qui rêvent de devenir « milliardaires », voici la séquence « Rolex » du fringant ministre de l’Economie. En déplacement vendredi à Lunel, dans l’Hérault, il a donc insulté un chômeur en fin de formation et en lutte contre la loi EL Khomri, en lui rétorquant : « vous n’allez pas me faire peur avec votre tee-shirt. La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler ».
Cette réplique n’est malheureusement pas un « accident », mais le révélateur d’un changement de paradigme social de la gauche, remontant aux années 80, quand l’entrepreneur remplaça l’ouvrier en bleu de chauffe dans son album d’images d’Epinal. La célèbre maxime de Jacques Séguéla, publicitaire de François Mitterrand, puis soutien de Sarkozy : « Si tu n’as pas une Rolex à 50 ans, c’est que tu n’as pas réussi ta vie », reste le clou de cette dérive.
Le seul fait nouveau tient à l’emballement de la présidence Hollande sur ce terrain. En mettant en place comme jamais ses amis de la promotion Voltaire de l’ENA et leurs successeurs aux postes clefs du pouvoir d’Etat, il a généré une culture du mépris que ses prédécesseurs n’avaient osé pousser à ce point. Dans les années 70 et 80, l’ENA formait une noblesse d’Etat au service de la France ou, du moins, des autorités politiques du moment. Aujourd’hui, avec la systématisation du « pantouflage », des aller-retour entre la haute fonction publique et la haute finance, dont Emmanuel Macron est le cas emblématique, il n’y a plus de limites à l’indécence. Tous ces « Messieurs » de la nouvelle oligarchie, dont l’obsession est la réussite, sont hors sol et en oublient l’intérêt général qu’ils sont censés servir.
La genèse de la Loi Travail et la brutalité de l’affrontement social en cours en sont la quintessence. Au départ, c’est l’intervention conjointe des deux cabinets, d’Emmanuel Macron et de Manuel Valls, chacun dans son style, l’un ultra-libéral, l’autre autoritariste, qui ont détourné ce qui devait être la vitrine sociale du quinquennat, avec un CPA ressemblant à l’ébauche de la sécurité sociale professionnelle soutenue par la CGT et reprise par les partis de gauche. A la dernière minute, Macron et Valls ont décidé de transformer ce texte en utilisant l’article 2 comme arme de destruction massive du syndicalisme et des corps intermédiaires. Cette vision s’est imposée à l’un comme à l’autre parce que, tous les deux vivent dans une bulle, l’un dans le monde de la finance, l’autre comme apparatchik du PS depuis des années. Prisonniers de l’entre soi, ils n’ont pas anticipé la colère sociale que leur projet allait susciter face au désespoir qui s’est emparé de larges parties de la population n’en pouvant plus de ses conditions de vie, de travail, de la précarité et du chômage. Le mépris social est le catalyseur de la colère. Deux mondes s’affrontent, mais qui ne se connaissent plus. La vieille bourgeoisie nationale était paternaliste, connaissait ses ouvriers, quand elle les affrontait, les combats étaient rudes mais tous appartenaient à une maison commune : la nation, dans laquelle l’Etat pouvait intervenir pour imposer de la régulation dans la lutte de classes. Aujourd’hui, rien de tel. Le pouvoir précède le patronat dans sa volonté de détricotage du modèle social et va même jusqu’à exercer un chantage implicite. Avec nous, affirme-t-il, vous avez la version « soft » de la fin du compromis social, mais si vous nous rejetez en 2017, au profit de la droite, vous aurez la version « hard ». Ce discours, incroyable pour des gouvernants dits de gauche, est possible depuis que cette gauche-là s’est laissée contaminée par les idées des néoconservateurs. Elle a fait voler en éclats ce qui séparait la gauche de la droite dans le domaine social : le respect des travailleurs et de leurs organisations syndicales. En devenant le partenaire privilégié du Medef, Hollande, Valls et leur bébé Macron, ont franchi le Rubicon et effacé les frontières qui, depuis Jaurès et le Front Populaire, constituaient la différence fondamentale entre les partisans de la justice sociale et les tenants des privilégiés.
Ils ont pu opérer cette trahison en s’abritant derrière les effets de la mondialisation libérale, qui a affaibli les Etats-nations où se construisaient les compromis sociaux et en raison de la fragmentation de classes qui a multiplié les statuts d’un salariat pourtant en progression. La classe ouvrière traditionnelle s’en est trouvée fragilisée.
Le mépris n’est donc pas un élément anecdotique, mais au centre des rapports nouveaux entre ceux d’en-haut et ceux d’en bas. Contre le mépris, s’affirme désormais un besoin essentiel : la reconnaissance. La majorité sociale de ce pays, les « 99 % », a besoin de retrouver sa capacité d’agir, son autonomie, l’affirmation de soi face à ceux qui prétendent détenir le savoir de la « science économique » pour mieux délégitimer leur révolte contre l’injustice sociale. Au cœur des inégalités se trouve la question du mépris social qui engendre les pires souffrances pouvant aller jusqu’au suicide comme on l’a vu dans de nombreuses entreprises, ces dernières années. Dans la plupart des cas, cette souffrance sociale est la conséquence du mépris de son supérieur hiérarchique, du patron qui licencie ses salariés en inventant des « fautes », sans justification autre que le profit. Dans une société où l’image domine tout, comment ne pas s’étonner que l’on perde l’estime de soi quand on est insulté par ceux qui se prétendent les maitres du monde ?
« Choisir sa vie », tel était le slogan de ma campagne présidentielle de 2002. Il est toujours d’actualité. Mais, en 2017, il faudra y ajouter : « contre ceux qui nous méprisent et leur monde ». Tout rassemblement de nature politique devra tenir compte de ce fait majeur. Ce n’est pas une nouveauté pour les écologistes. Félix Guattari parlait à ce propos d’écologie « mentale » et d’écologie « sociale », indissociables de l’écologie environnementale.
Le mental et le social, c’est précisément le refus de la domination et de la hiérarchisation des choses sur les hommes et les femmes, comme l’a démontré un autre écologiste, Murray Bookchin. Pour sortir de ce capitalisme, qui dévore les hommes et la planète, remettre en cause les modes de production et de consommation ne suffit pas, il faut aussi en contester sa logique fatale de la domination sociale.
Il y a donc bien un combat autour de l’identité, mais ce n’est pas celui que nous vendent les marchands de peur, de l’Autre, du musulman ou de l’immigré, de l’Arabe ou du Noir… C’est un combat autour de l’identité sociale, contre ce mépris de classe et de caste, qui s’est mué en un racisme social touchant les jeunes issus de l’immigration coloniale, les habitants des quartiers populaires, comme les ouvriers et les employés jetables et corvéables à merci. Nous avons toutes et tous un même adversaire : la bourgeoisie financière, fusionnée avec ses mandants d’Etat et renforcée par les grands médias au service de la même morale ambiante, fondée sur le mépris social.
Nous revendiquons d’être ringards au côté de Ken Loach, contre les ministres de la Star Academy, qui aiment les costards, les Rolex, la Loi Travail et son monde.
Noël Mamère
Le 30/05/2016.