Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Solidarité Charlie Hebdo

Marche d'union nationale ? Non, lutte pour la démocratie radicale

Pourquoi marcher en masse au nom de Charlie ? Faire le deuil et rendre hommage. Rencontrer d’autres gens qui s’engagent. Porter un message politique. Mais lequel ? La liberté de la presse ? Elle est davantage menacée par Dassault et ses autres propriétaires, que par les assauts des sectes militaires. Quel message alors ? La forme dicte le fond. L’union nationale contre la peur impose le message : "soyons unis et forts face au djihad". Derrière le réflexe de protection, c’est le projet autoritaire d’une république forteresse. Pourtant aujourd’hui, il faut porter le projet adverse : Démocratie radicale, égalitaire et libertaire. Difficile à faire dans la masse unanimiste même si on a envie d’y être pour faire l’Histoire. Ce n’est que le début de la continuation du combat.

Le gratin national et international de l’exploitation raciste et des guerres coloniales veulent que tout le monde dise "Je suis Charlie" et fusionner avec la nation retrouvée. L’union sacrée des nationalistes pour Charlie, et Charlie pour une union sacrément réactionnaire ?? Cette aberration en fait crier beaucoup. Le gratin ne sera pas en tête de cortège à Paris. Merci à Charlie et au syndicat des journalistes d’avoir négocié au moins ça. Faisons abstraction de ces gros bonnets politicards. Certains de mes amis iront aux manifestations pour défendre un message d’égalité et de lutte sociale face au message implicite de cette marche d’union républicaine. Quant à moi, je n’irai pas du tout à la manifestation de demain, au profit d’autres lieux, d’autres temps, d’autres actions.

J’ai eu l’occasion le 7 au soir d’exprimer et partager ma profonde peine avec d’autres, cela sans vouloir porter un quelconque message tout comme celles et ceux qui étaient venues. Je n’ai donc pas besoin d’aller marcher pour faire ce travail de deuil. Certes une manifestation d’envergure me semble très importante pour porter un message politique fort, aussi fort que ce que nous imposent les tueurs et leurs terrifiants échos policiers et médiatiques. Quel message alors ? Y aurait-il un message qui justifierait une union nationale à laquelle je participerais ? En fait, l’union nationale impose un certain message que je réprouve, à savoir : "soyons forts et soudés face aux djihadistes".

Vous me direz que nous réaffirmerons ensemble la liberté d’expression et la liberté de la presse. Même si celle-ci est surtout malmenée par l’auto-censure des journalistes et la censure de leurs propriétaires (par exemple au journal Le Monde). J’espère que cette liberté restera limitée par l’interdiction de l’incitation à la haine raciale même si ce point est forcément litigieux notamment pour Charlie Hebdo avec son obsession à taper sur une religion de dominés en France.

Mais tout le monde est d’accord sur le principe de la liberté de la presse. Sauf quelques tueurs-tapis-dans-l’ombre-des-mosquées. On aurait donc besoin de leur dire ça à eux : "Même pas mal, même pas peur, on continuera à faire des caricatures du prophète" ? Non, on sait qu’ils s’en fichent qu’on fasse les fiers alors que la planète entière est bouleversée et mobilisée à "être Charlie". Si on veut se mettre à des millions pour dire quelque chose aux tueurs-tapis-dans-l’ombre-des-mosquées, c’est pour dire qu’on est soudés et forts et les menacer.

Sous l’impulsion affective de faire son deuil, de pleurer ensemble et de rendre hommage aux victimes disparues ou traumatisées, au prétexte d’affirmer une liberté de la presse et d’expression que tout le monde dit défendre tout en la maltraitant, nous laissons libre cours à notre besoin de nous rassurer. Très bien. Sauf que nous nous rassurons en nous disant forts et soudés face à la menace djihadiste. Être forts et soudés, c’est le message porté par une union sacrée. C’est une des réponses politiques. Ce n’est pas la seule et elle pose problème.

L’union nationale n’est donc pas la conséquence de l’obligation morale de défendre les libertés républicaines face au djihad. L’union nationale est un choix politique fort que je ne partage pas. Quels choix avons-nous ? Il y a deux grandes options.

Certain-es veulent une République plus forte : financement et impunité de la police, contrôle des quartiers sensibles, surveillance administrative des communautés musulmanes notamment salafistes (fondamentalistes), peines de prison plus sévères y compris pour l’appartenance à des groupes prônant le terrorisme, rétablissement de la peine de mort, guerres à Daesh, à Al Qaida, à AQMI, à Boko Haram, etc., renforcement de la laïcité contre le voile et les signes religieux, restriction de l’immigration, augmentation des reconduites à la frontière, éducation obligatoire des immigrants au français et aux principes républicains, renforcement des valeurs historiquement judéo-chrétiennes de notre civilisation européenne, etc.

D’autres-es veulent une Démocratie plus radicale c’est-à-dire plus libertaire et égalitaire : moins de concentration des pouvoirs, indépendance médiatique vis-à-vis des entreprises notamment celles dépendant des marchés publics (BTP, armement...), décentralisation avec redistribution, financement public pour l’autonomie des universités, financement national pour l’autonomie des associations et collectifs de quartiers, davantage de pouvoir aux syndicats sur leurs branches et sur la Sécurité sociale, davantage de pouvoir aux employés sur leurs entreprises, davantage de pouvoir aux agents et usagers sur leurs administrations et services publics, suppression de l’interdiction du voile et des signes religieux, interdiction du harcèlement quotidien des contrôles au faciès, contrôle citoyen de la surveillance policière, contrôle parlementaire des actions anti-terroristes, abandon des guerres en même temps que abandon des soutiens aux dictatures qui protègent nos entreprises néo-coloniales, politique internationale de soutien à l’éducation partout dans le monde, fin des accords militaires et commerciaux avec les États agressant leurs voisins directement (Israël...) ou par les groupes djihadistes (Qatar, Arabie...), etc.

"Je suis Charlie", oui mais Charlie Martel ou Charlibertaire ? Le Charlie Hebdo que je défends est l’original, le libertaire, l’insolent, qui a malheureusement conforté depuis quelques années les nostalgiques de Charles Martel tout en pensant rester libertaire.

Au-delà du deuil, au-delà du principe d’une liberté de la presse qui n’est pas menacée (ou par les fils Dassault plus que par les fusils d’assaut), il n’y a pas d’union sacrée. L’union sacrée, c’est pour que les riches imposent la guerre aux pauvres et aux pacifistes. L’union sacrée c’est la fin des débats, la fin des choix politiques, la fin de la démocratie. L’union sacrée c’est l’autorité comme principe, l’ordre comme projet, le fascisme comme programme au nom de la lutte contre l’autre forcément barbare.

Au nom de Charlie Hebdo, le plus fameux des insolents moqueurs de l’autorité et de l’ordre établi, il faudrait que je marche à côté de ceux qui tuent, mutilent, harcèlent, expulsent, stigmatisent, exploitent impunément les manifestants, les syndicalistes, les pauvres, les mal-logés, les jeunes, les enfants des colonies, les habitants des bidonvilles, les étrangers avec ou sans papiers, au profit de ceux qui ont déjà trop et toujours plus ?? Franchement.

L’heure de mes manifestations et actions pour une démocratie radicale, libertaire, égalitaire ne sera pas fixée par l’union sacrée des défenseurs de l’ordre.

Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes.

Yves Jouffe

Blogueur sur Mediapart.

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