Gouverner, c’est choisir. En acceptant la participation à la manifestation en mémoire des victimes des attentats de Paris d’une joyeuse galerie d’affreux en tous genres, ennemis de la liberté de la presse, dictateurs et embastilleurs d’opposants issus des quatre coins de la planète, le gouvernement Hollande-Valls a une fois de plus fait la démonstration de sa lâcheté.
Viktor Orban, Ali Bongo, le premier ministre turc, des ministres russes, algériens, égyptiens ou des Émirats arabes unis… Cette liste ressemble à la dernière page d’un Charlie Hebdo : les satrapes auxquels vous avez échappé. Sauf qu’ils étaient bel et bien présents dimanche 11 janvier, qui plus est dans le « carré VIP », pour défiler aux côtés du chef d’État français et de ses homologues.
Quant à certaines autres personnalités étrangères un peu plus fréquentables, tels Netanyahou, Junker ou le roi de Jordanie, leur présence sous la bannière « Je suis Charlie » aurait, en temps normal, légitimement conduit les dessinateurs et rédacteurs de Charlie à vomir illico…
Un ministre du gouvernement Valls a déclaré en off à Mediapart : « On ne pouvait pas prendre le risque de déclencher, en une journée, des incidents diplomatiques en série. » Piètre excuse. Un refus poli aurait suffi. Ou quelque chose de très diplomatique du genre : « Vous savez, cela va être compliqué d’organiser votre sécurité, et puis il n’est pas sûr que vous soyez bien accueillis par les manifestants. Mais passez nous voir dans quelques jours… »
Mais non, Hollande et Valls, qui sont devenus les organisateurs de facto de cette journée, ont préféré tirer la couverture à eux. Ils ont préféré jouer les grands leaders internationaux capables de mobiliser l’attention de leurs collègues et de la planète entière pendant quelques heures. L’organisation de défense de la liberté de la presse Reporters sans frontières (RSF) a eu mille fois raison de s’indigner de cette « récupération indigne ».
L’exécutif français a tout fait pour brouiller le message d’une émotion nationale et internationale sincère et digne.
Au nom de quelles valeurs communes ont défilé dimanche Luz et Viktor Orban ? Que pouvaient se trouver en commun des défenseurs de la liberté d’expression et le membre d’un gouvernement (égyptien, pas exemple) qui jette en prison des militants de tous bords parce qu’ils ouvrent leur bouche ? Qu’est-ce qui peut rassembler des gens qui disent non à la violence et des dirigeants qui en ont fait l’arme de préservation de leur pouvoir ?
C’est une évidence d’écrire que les morts de Charlie Hebdo doivent se retourner dans leur tombe, eux qui ont toujours assumé l’affrontement politique et qui haïssaient l’unanimisme bêlant. Si l’on voulait nier la spécificité et la violence de ce qui s’est déroulé cette semaine en France en le transformant en vaste « Kumbaya » sans contenu politique, on ne s’y serait pas pris autrement.
En recevant sur le même plan et avec autant d’égards les victimes d’un incendie, les pompiers et les pyromanes, Hollande montre qu’il n’a, une fois de plus, aucun cap politique, aucun sens de ce qui est juste dans un tel moment national.
Ou plutôt si, tel l’éternel secrétaire national du parti socialiste, il joue la seule carte qu’il sait jouer : celle de sa préservation politique. À la question de la présence à Paris dimanche d’autant d’ennemis des libertés fondamentales, voici ce qu’a répondu l’Élysée : « Compte tenu du mal mondial que représente le terrorisme, tout le monde est bienvenu, tous ceux qui sont prêts à nous aider à combattre ce fléau. Ces terroristes ont une démarche totale. Ils se sont attaqués à la liberté de la presse à des policiers et ont commis des crimes antisémites. Nous ne pouvons pas nous permettre des distinctions entre les pays et des stigmatisations. »
En lisant cette déclaration, on comprend : la lutte contre le terrorisme est devenue l’alpha et l’oméga de la réponse gouvernementale. Comme si le terrorisme n’avait pas des racines et des causes, des financiers et des facilitateurs, dans les politiques et les alliances de la galerie d’affreux qui sont venus manifester à Paris. « Tous ceux qui sont avec nous sont les bienvenus, les autres sont contre nous », pourrait-on paraphraser. Ça ne vous rappelle rien ? À nous, si…
Bongo & Co : quelques acteurs de ce ballet tragique
– Ali Bongo, président du Gabon (98e pays au classement de RSF sur la liberté de la presse)
Place de la République, une poignée de manifestants ont brandi les noms de journalistes gabonais visés par des arrestations arbitraires dans leur pays. Lors d’une manifestation organisée par l’opposition en décembre, interdite par le pouvoir, un étudiant a été tué et une vingtaine de personnes interpellées, dont des journalistes. Quelques jours plus tôt, un « observateur » de France 24 avait été arrêté. En septembre, deux hebdomadaires avaient aussi annoncé l’arrêt temporaire de leur publication à cause d’un piratage qu’ils attribuaient au gouvernement (illico démenti par le pouvoir).
Ces jours-ci, Ali Bongo use d’une main de fer pour répondre au regain de contestation provoqué par le livre de Pierre Péan (Nouvelles Affaires africaines), dont s’est emparé l’opposition, et qui l’accuse d’avoir falsifié ses diplômes et son acte de naissance.
Dans un entretien diffusé ce dimanche par RFI 3, le fils Bongo (déjà cinq ans de règne, 42 ans pour son père) justifie ainsi l’interdiction des rassemblements d’opposants dans son pays : « Comment voulez-vous laisser manifester des gens qui ne veulent pas reconnaître les institutions et la loi ? » Et il lâche cette phrase qui fait froid dans le dos : « Je n’ai pas envie de me débarrasser de tout le monde. » De quelques-uns seulement.
-Ahmet Davutoglu, premier ministre de Turquie (154e au classement)
Le président Erdogan le crie sur tous les toits : « Nulle part ailleurs dans le monde, la presse n’est plus libre qu’en Turquie. Je suis absolument certain de ce que j’avance. » Il n’allait donc pas laisser filer l’opportunité d’apporter son soutien à Charlie. Son premier ministre a pris part au défilé alors même qu’une trentaine de journalistes viennent d’être arrêtés en Turquie, dont quatre écroués, sous prétexte qu’ils formaient « un gang pour attenter à la souveraineté de l’État ». Parmi eux : le rédacteur en chef de l’un des principaux quotidiens du pays, Zaman, réputé proche du mouvement islamiste Güllen, principal rival du président Erdogan. Suspectés de soi-disant visées terroristes, ces journalistes risquent la perpétuité.
À Istanbul, même un tweet peut coûter cher. Il y a quelques jours, une présentatrice de télé, Sedef Kabas, a été placée en garde à vue à cause d’un message qui critiquait le magistrat ayant enterré le scandale de corruption qui a fait vaciller le pouvoir islamo-conservateur d’Erdogan à l’hiver dernier. D’après son juge, elle aurait « présenté comme des cibles les personnes chargées de lutter contre le terrorisme »… Son appartement a été perquisitionné, son ordinateur placé sous scellés.
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Dans un entretien à Paris Match dimanche 3, l’écrivain Nedim Gürsel rappelle cette évidence : « Monsieur Erdogan n’aime pas les caricaturistes. À chaque occasion, il porte plainte pour qu’ils soient poursuivis en justice. » Lui-même jugé pour avoir exercé sa liberté d’expression (puis acquitté), l’auteur rappelle cet épisode symptomatique : « Erdogan a reconnu qu’il avait (un jour) décroché le téléphone pour demander au patron d’une chaîne de suspendre une émission en direct qui ne lui convenait pas. Et il continue de le faire. »
-Viktor Orban, premier ministre de Hongrie (64e au classement RSF)
Plébiscité aux législatives d’avril dernier, Viktor Orban affirme aujourd’hui sans complexe sa préférence pour la démocratie « non libérale », comme en témoigne cette citation alambiquée mais glaçante : « Le thème à succès aujourd’hui dans la réflexion politique est de comprendre les systèmes qui ne sont pas occidentaux, pas libéraux, pas des démocraties libérales, peut-être même pas des démocraties, et qui apportent quand même le succès à leurs nations (…) : Singapour, la Chine, l’Inde, la Russie, la Turquie. » En Hongrie, il a enchaîné les réformes préjudiciables aux libertés de la presse.
Sa loi de 2011 sur l’information, qui a placé les médias sous tutelle d’un conseil proche du pouvoir, lui a valu un long bras de fer avec Bruxelles – l’obligeant à quelques concessions. Des amendes menacent désormais les médias qui ne produisent pas une « information équilibrée »… Il aura également fallu la pression de l’UE pour congeler un projet de taxe internet liberticide, qui devait voir le jour cet automne.
La liberté d’expression n’est vraiment pas le fort du premier ministre. La Hongrie vient ainsi d’être condamnée par la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme) pour avoir violé celle des parlementaires. Sept élus d’opposition avaient écopé d’amendes après avoir brandi des pancartes accusant le parti au pouvoir de « voler, tricher et mentir », ou après avoir vidé une brouette de terre sous le nez de Viktor Orban.
-Le cheikh Abdallah ben Zayed Al-Nahyane, ministre des affaires étrangères des Émirats arabes unis (118e au classement RSF)
Dans un contexte de chasse aux Frères musulmans et à leurs partisans, accusés de vouloir renverser le régime, les autorités des Émirats ne rechignent pas devant les détentions arbitraires de journalistes. L’Égyptien Anas Fouda, responsable éditorial du groupe MBC, a ainsi été retenu plus d’un mois sans qu’aucune charge n’ait été officiellement formulée contre lui. Pas d’avocat, pas de parloir avec sa famille. À sa libération en août 2013 3, il a été expulsé vers l’Égypte le soir même.
Lors d’un énorme procès à Abu Dhabi le même été (68 condamnés jusqu’à quinze ans de prison pour des liens supposés avec les Frères musulmans), Reporters sans frontières avait dénoncé le black-out total. Aucun média étranger, aucune organisation des droits de l’homme n’avait pu y mettre un pied.
-Abdallah II et Rania, couple royal de Jordanie (141e au classement RSF)
Après les « printemps arabes », les autorités jordaniennes ont renforcé leur contrôle sur les médias et Internet. En juin 2013, quelque 300 sites d’information ont été bloqués d’un coup, puis neuf autres un mois plus tard. Des dispositions liberticides sur la presse avaient été adoptées par décret royal en septembre 2012.
La Jordanie aide même les autres pays à museler leurs journalistes : en juin dernier, une chaîne irakienne basée à Amman, critique du premier ministre, a été fermée après un raid déclenché par une plainte du gouvernement irakien, et qui s’est soldé par l’arrestation de toute l’équipe (soit 14 journalistes syriens, irakiens et jordaniens, d’après RSF).