Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

Maghreb. Transition énergétique juste ou « colonialisme vert » ?

Les projets d’ingénierie en matière d’énergies renouvelables ont tendance à présenter le changement climatique comme un problème commun à toute la planète, sans jamais remettre en cause le modèle énergétique capitaliste et productiviste ni les responsabilités historiques de l’Occident industrialisé. Au Maghreb, cela se traduit plutôt par un « colonialisme vert » que par la recherche d’une transition énergétique qui bénéficie aux plus démunis.

Tiré de Orient XXI.

Le désert est souvent présenté comme un vaste territoire vide et peu peuplé, un paradis pour les énergies renouvelables, une opportunité en or pour alimenter l’Europe en énergie afin qu’elle puisse poursuivre son mode de vie consumériste, coûteux et excessif. Ce discours est trompeur, car il ignore les questions de propriété et de souveraineté, et occulte les relations de domination et de mainmise mondiales persistantes qui facilitent le pillage des ressources et la privatisation des biens communs, renforçant ainsi les moyens non démocratiques et exclusifs de gérer la transition énergétique.

Quelques exemples de transitions énergétiques actuelles au Maghreb montrent comment la colonisation se reproduit dans sa version énergétique, même dans les processus de transition vers les énergies renouvelables, à travers ce qu’on appelle le « colonialisme vert » ou « l’accaparement vert ».

« La terre sur laquelle nous vivons est désormais occupée »

Au Maroc, l’objectif est d’augmenter la part des énergies renouvelables dans la masse énergétique totale du royaume à 52 % d’ici 2030. Or, la centrale solaire de Ouarzazate, qui a commencé sa production en 2016, n’a pas rendu le moindre semblant de justice aux communautés agropastorales dont les terres ont été utilisées, sans leur consentement, pour la construction de la station sur une superficie de 3 000 hectares. Si l’on ajoute à cela les 9 milliards de dollars (7,7 milliards d’euros) de dette de la Banque mondiale (BM), de la Banque européenne d’investissement (BID) et d’autres, assortie de garanties du gouvernement marocain, cela signifie un risque d’aggraver les emprunts publics d’un pays déjà lourdement endetté. Enfin, ce projet s’appuie sur l’énergie thermique à concentration (Concentrated Solar Power, CSP), qui nécessite une utilisation intensive de l’eau pour refroidir et nettoyer les panneaux solaires. Dans une région semi-aride comme Ouarzazate, détourner l’utilisation de l’eau pour des fins autres que les usages domestiques et agricoles peut être considéré comme un acte scandaleux.

Le projet Noor Midelt est la deuxième phase du plan d’énergie solaire du Maroc et vise à fournir plus d’énergie à partir de la centrale de Ouarzazate. Avec une production estimée à 800 mégawatts (MW) dans la première phase du projet, celui-ci sera l’un des plus grands projets d’énergie solaire au monde combinant les technologies CSP et celle de l’énergie photovoltaïque. En mai 2019, un consortium composé d’EDF Renouvelables (France), Masdar (Émirats arabes unis) et Green of Africa (consortium marocain) a remporté des contrats pour la construction et l’exploitation du projet en partenariat avec l’Agence marocaine de l’énergie solaire (Masen) pour une période de 25 ans. À ce jour, le projet a contracté une dette de plus de 2 milliards de dollars (1,73 milliard d’euros) auprès de la BM, de la Banque africaine de développement (BAD), de la Banque européenne d’investissement (BID), de l’Agence française de développement (AFD) et de la Banque allemande de développement (KFW).

La construction du projet a débuté en 2019, alors que la production devrait démarrer en 2022. Le complexe solaire Noor Midelt sera développé sur une superficie de 4 141 hectares sur le plateau de la Haute Moulouya au centre du Maroc, à environ 20 kilomètres au nord-est de la ville de Midelt. Au total, 2 714 hectares de terres collectives sont gérés par trois communautés agricoles amazighes à Aït Oufella, Aït Rahou Ouali et Aït Messaoud Ouali, tandis qu’environ 1 427 hectares ont été classés comme terres forestières et sont actuellement gérés par des groupements locaux. Ces terres ont été expropriées par le truchement des lois et réglementations nationales qui autorisent la confiscation des propriétés privées pour « l’intérêt public ».

Pour rappeler le discours écologique colonial récurrent qui décrit les terres à exproprier comme marginales et insuffisamment exploitées, et par conséquent disponibles pour des investissements dans l’énergie verte, la BM affirme dans une étude de 2018 que « les reliefs sablonneux et arides ne permettent que la pousse de petites plantes, et que le sol n’est pas propice au développement de l’agriculture à cause du manque d’eau ».Le rapport souligne aussi que « l’acquisition de terres pour le projet n’aura aucune incidence sur les moyens de subsistance des communautés locales ». Cependant, la tribu pastorale de Sidi Ayad, qui utilisait depuis des siècles cette même terre pour élever ses cheptels, aborde la question sous un angle différent. Le jeune berger Hassan El-Ghazi avait déclaré en 2019 à un militant de l’ Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac) Maroc :

  • Notre métier est l’élevage. Maintenant ce projet occupe notre terre où nous faisions paître nos moutons. Ils ne nous emploient pas dans le projet, ils embauchent des étrangers. La terre sur laquelle nous vivons est désormais occupée. Ils détruisent les maisons que nous avons construites. Nous sommes opprimés et la région de Sidi Ayad est dominée. Ses enfants sont persécutés, leurs droits et ceux de leurs ancêtres sont perdus. Nous demandons aux responsables de prêter attention à notre situation et à notre région, car dans de telles politiques nous n’existons pas, et il serait préférable pour nous de mourir !

Les habitants de Sidi Ayad ont rejeté ce projet dès 2017, à travers plusieurs manifestations ayant notamment conduit en 2019 à l’arrestation de Saïd Ouba Mimoun, membre du Syndicat des petits agriculteurs et ouvriers forestiers, qui a été condamné à douze mois de prison.

De leur côté, les femmes du mouvement soulaliyate (1) fondé au début des années 2000 ont revendiqué leurs droits dans la région de Draa-Tafilalet, exigeant une compensation appropriée pour la terre de leurs ancêtres sur laquelle la centrale solaire a été construite. Malgré les intimidations, les arrestations et les encerclements menés par les autorités, le mouvement s’est élargi au niveau national et des femmes de différentes régions l’ont rejoint sous la bannière de l’égalité et de la justice.

Colonialisme vert au Sahara occidental

De même que les projets de Ouarzazate et de la centrale solaire de Midelt peuvent être considérés comme un « accaparement vert » au sens où l’on confisque des terres et des ressources à des fins prétendument environnementales, les projets d’énergies renouvelables similaires (énergie solaire et éolienne) mis en œuvre au Sahara occidental peuvent être qualifiés de « colonialisme vert », car réalisés sur les terres des Sahraouis et contre leur gré.

Trois parcs éoliens fonctionnent actuellement dans le Sahara occidental. Un quatrième est en construction à Boujdour, alors que plusieurs autres en sont au stade de la planification. Ces parcs font partie des travaux de Nareva, une entreprise d’énergie éolienne appartenant à la société holding de la famille royale marocaine. Il est à noter que 95 % de l’énergie nécessaire à la société étatique marocaine des phosphates (OCP) pour exploiter les réserves de phosphate non renouvelables du Sahara occidental à Boukraa, proviennent de ces éoliennes.

Quant à l’énergie solaire, en novembre 2016 et parallèlement aux pourparlers du sommet des Nations unies sur le climat (COP22), la Saudi ACWA Power Company a signé un accord avec l’agence Masen pour développer et exploiter un complexe de trois stations solaires photovoltaïques totalisant 170 MW. Deux de ces stations, d’une puissance totale de 100 MW sont actuellement en fonctionnement et se trouvent au Sahara occidental (Al-Ayoun et Boujdour) ; alors que la troisième serait d’après les plans construite à Al-Arqoub, près de Dakhla.

Il est clair que ces projets d’énergies renouvelables sont utilisés — avec la complicité évidente d’entreprises et de capitaux étrangers — pour mieux consolider l’hégémonie du Maroc sur la région du Sahara occidental, une hégémonie dont Washington a récemment reconnu la « légitimité » en contrepartie de la normalisation officielle et déclarée du Maroc avec Israël.

La recherche d’hydrogène « propre » cible l’Afrique

L’« hydrogène propre » ou « vert » fait référence au processus d’extraction à partir de matériaux plus complexes et par des procédés décarbonés. Actuellement la majeure partie de l’hydrogène est extraite de combustibles fossiles, ce qui entraîne d’importantes émissions de carbone (« hydrogène gris »). On peut envisager de recourir à la technologie de capture du carbone par exemple pour rendre ce procédé plus propre (« hydrogène bleu »). Cependant, la forme d’extraction la plus propre reste l’utilisation d’un électrolyseur pour séparer les molécules d’eau, une opération qui peut être menée grâce à l’électricité à partir de sources d’énergie renouvelables (hydrogène propre ou vert).

La stratégie pour l’hydrogène de l’Union européenne (UE) publiée en juillet 2020 dans le cadre du Green Deal européen (EGD) est une feuille de route ambitieuse pour une transition vers un hydrogène vert d’ici 2050. Elle prévoit que l’UE tire en partie ses approvisionnements futurs de l’Afrique, et en particulier de l’Afrique du Nord qui dispose d’un potentiel énorme de développement des énergies renouvelables, d’autant qu’elle est proche géographiquement de l’Europe.

L’idée a vu le jour grâce à un document de recherche publié en mars 2020 par une organisation commerciale, Hydrogen Europe, qui a lancé la « 2X40 GW Green Hydrogen Initiative ». Dans ce cadre, l’UE disposera d’ici 2030 de 40 gigawatts (GW) de capacité nationale de l’électrolyseur d’hydrogène renouvelable, avec 40 GW supplémentaires importés d’électrolyseurs dans les régions voisines, y compris les déserts d’Afrique du Nord, en utilisant des gazoducs existants reliant l’Algérie et la Libye à l’Europe.

« Desertec 3.0 » pour les besoins de l’Europe

Le projet Desertec était une initiative ambitieuse développé à l’origine par la Coopération transméditerranéenne pour l’énergie renouvelable » (Trans-Mediterranean Renewable Energy Cooperation, TREC). Il visait à fournir de l’énergie à l’Europe à partir des centrales solaires et des champs éoliens implantés sur des étendues désertiques de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient, l’idée étant qu’une petite zone de désert pouvait fournir environ 20 % des besoins de l’Europe en électricité d’ici 2050, via des câbles à haute tension capables d’assurer la transmission directe du courant électrique.

Après quelques années de polémique, le projet a été stoppé. Des critiques couraient sur ses coûts exorbitants et ses desseins néocoloniaux. Cependant, l’idée semble connaître un nouveau souffle, baptisé « Desertec 3.0 » et présenté, cette fois, comme une réponse possible aux besoins de l’Europe en hydrogène renouvelable et « vert ». Au début de l’année 2020, la Desertec Industrial Initiative (DII) a lancé la Middle East and North Africa Hydrogen Alliance rassemblant des acteurs publics et privés, en plus de communautés scientifiques et académiques, afin de construire les économies de l’hydrogène vert.

Le manifeste de la DII, intitulé A North Africa - Europe Hydrogen Manifesto en appelle aujourd’hui à un système énergétique européen basé sur 50 % d’électricité renouvelable et 50 % d’hydrogène vert d’ici 2050, et part de l’hypothèse que « l’Europe ne sera pas en mesure de produire toute son énergie renouvelable à l’intérieur même du continent ». Cette nouvelle proposition tente de se démarquer de la concentration sur les exportations ayant caractérisé le projet dans ses premières années, en ajoutant cette fois au système d’énergie propre la dimension de développement local. Et pourtant le programme d’exportation pour la sécurité énergétique en Europe est clair : « En plus de répondre à la demande locale, la plupart des pays d’Afrique du Nord ont un énorme potentiel en termes de terres et de ressources pour produire de l’hydrogène vert en vue de l’exportation. »

Pas si « gagnant-gagnant » que ça

Pour mieux convaincre les élites politiques et commerciales sur les deux rives de la Méditerranée, Desertec n’est pas seulement présenté comme une solution pour la transition énergétique en Europe, mais aussi comme une opportunité de développement économique pour l’Afrique du Nord afin de limiter la migration du Sud vers le Nord : « Une approche commune des énergies renouvelables et de l’hydrogène entre l’Europe et l’Afrique du Nord créerait de surcroit un développement économique et des emplois tournés vers l’avenir ainsi qu’une stabilité sociale dans les pays d’Afrique du Nord, ce qui pourrait réduire le nombre de migrants économiques de cette région vers l’Europe ».

Étant donné que le projet se base uniquement sur des réformes techniques, il promet de tout surmonter sans pour autant avoir envisagé un changement fondamental de l’ordre mondial. Les grandes « solutions d’ingénierie » comme Desertec ont tendance à présenter le changement climatique comme un problème commun sans aborder son cadre politique ou socio-économique. Cette conception cache les problèmes du modèle énergétique capitaliste, ainsi que les responsabilités historiques de l’Occident industrialisé, et la différence de degré de vulnérabilité au changement climatique entre les pays du Nord et ceux du Sud. À titre d’exemple, l’Algérie a connu cet été des incendies de forêt gigantesques qui ont fait 90 morts et brûlé des milliers d’hectares. La Tunisie a de son côté enregistré une vague de chaleur étouffante, avec des températures ayant atteint en août plus de 50 °. En utilisant des termes comme « coopération mutuelle » et « gagnant-gagnant » qui présentent la région euro-méditerranéenne comme une communauté unifiée (nous sommes tous des amis et nous luttons contre un ennemi commun), Desertec occulte les structures du pouvoir et du néocolonialisme, l’exploitation des peuples africains et le pillage de leurs ressources.

Changer de système économique mondial

À travers la pression exercée afin d’utiliser l’infrastructure existante des gazoducs, ce genre de projets vise le remplacement des sources d’énergie, sans plus, tout en maintenant les dynamiques géopolitiques dominantes. L’incitation à recourir aux gazoducs de l’Algérie et de la Libye (y compris via la Tunisie et le Maroc) soulève plusieurs interrogations : que se passerait-il si l’Europe cessait d’importer le gaz de ces pays, sachant que 13 % du gaz consommé en Europe provient d’Afrique du Nord ? Les aspirations des Algériens à la démocratie et à la souveraineté exprimées lors du soulèvement 2019-2021 contre la dictature militaire seraient-elles prises en considération dans cette équation ? Ou assisterions-nous à une nouvelle version de la situation présente où, simplement, l’hydrogène remplacerait le gaz ?

Ce qui semble unir tous les projets évoqués ci-dessus est l’hypothèse erronée selon laquelle toute orientation vers les énergies renouvelables est la bienvenue et que tout abandon des combustibles fossiles, quelle que soit la manière dont il est réalisé, en vaut la peine. Il faut le dire clairement : la crise climatique n’est pas due aux énergies fossiles elles-mêmes, mais à leur utilisation non durable et destructrice afin d’alimenter la machine capitaliste.

Les institutions et les think tanks néolibéraux internationaux pèsent sur le contenu de la plupart des écrits sur la durabilité, les transitions énergétiques et les questions environnementales en Afrique du Nord. Leur conception n’inclut pas de questions sur les classes sociales, la race, le genre, le pouvoir ou l’histoire coloniale. Dans tous les cas, les gens ordinaires et les travailleurs pauvres sont exclus de toute stratégie, considérés comme inefficaces, arriérés et irrationnels. Les plus touchés par la crise climatique et environnementale sont les petits agriculteurs, les petits pêcheurs et marins, les éleveurs (dont les terres sont confisquées pour construire d’énormes centrales solaires et autres parcs éoliens), ainsi que les ouvriers du secteur des combustibles fossiles et des industries extractives, les travailleurs des secteurs informels et les classes paupérisées. Tous ont été déjà marginalisés et empêchés de déterminer leur avenir.

Une transition verte et juste doit transformer fondamentalement le système économique mondial qui est inadapté socialement, écologiquement et même biologiquement, comme l’a révélé la pandémie de Covid-19. Elle doit mettre fin aux relations coloniales qui asservissent encore les peuples. Il faut toujours s’interroger : Qui possède quoi ? Qui fait quoi ? Qui obtient quoi ? Qui gagne et qui perd ? Et de quel côté se trouvent les intérêts prioritaires ? Car sans cette remise en cause, nous irons tout droit à un colonialisme vert avec une accélération de l’extraction et de l’exploitation au service d’un prétendu « agenda vert » commun.


1- Le terme « femmes soulaliyates » désigne les femmes tribales du Maroc qui vivent sur des terres communes.

Hamza Hamouchene

Hamza Hamouchene (activiste algérien, responsable des programmes pour l’Afrique du Nord et l’Asie de l’Ouest de War on Want.), publié par ROAR Magazine a été traduit de l’anglais au français par Françoise Vella et Isabelle Breton, traductrices bénévoles pour Ritimo. Retrouvez le texte original, publié le 12 février 2018, ici : Tunisia : protesting austerity, demanding sovereignty https://roarmag.org/essays/tunisia-protesting-austerity-demanding-sovereignty/

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