Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

Libye. Khalifa Haftar, « ses » islamistes et la guerre contre le terrorisme

La lutte contre le terrorisme et plus largement contre l’islamisme est le principal argument mobilisé par Khalifa Haftar pour légitimer son offensive contre Tripoli. C’est cette justification fallacieuse qu’il cherchera à utiliser lors de sa prochaine visite à Paris. Pourtant, la guerre en Libye n’est pas un affrontement entre islamistes et non-islamistes.

Tiré de Orient XXI.

Dès son investiture le 17 décembre 2015 par les accords de Skhirat (1) et avant même de connaitre les obstructions du parlement de Tobrouk, le chef du gouvernement d’union nationale reconnu par la communauté internationale, Fayez Al-Sarraj s’est retrouvé face à l’hostilité des islamistes radicaux qui ont même tenté, et provisoirement réussi, de l’empêcher de renter dans Tripoli (2). Une fois rentré le 9 juillet 2016, ces milices lui livreront une guerre sans merci.

Même s’ils ne gouvernaient pas seuls, les islamistes — et particulièrement les radicaux — occupaient une position dominante sur le terrain sécuritaire à Tripoli. C’est la militarisation et la radicalisation de la deuxième guerre civile en 2014 qui leur avait offert l’occasion d’investir avec force la scène politico-militaire, grâce à l’efficacité de leur structuration, et de se faire les partenaires incontournables de Fajr Libya. Cette coalition a été créée pour faire face à Khalifa Haftar qui, après avoir tenté un coup d’État le 14 février 2014 contre le CGN et le gouvernement, lance en mai 2015 l’opération Karama qui ouvre la deuxième guerre civile et aboutit à la partition actuelle du pays.

S’il n’a pas réussi à débloquer la situation de partition du pays, le processus de Skhirat d’où émergeront Sarraj et son gouvernement aura eu pour vertu de lancer un processus de réconciliation et de pacification. Les réconciliations menées par des acteurs locaux à la base et le relatif recul des ingérences des puissances régionales créent les conditions pour que les autres acteurs politico-militaires de la Tripolitaine s’affranchissent de leur alliance pesante avec les islamistes radicaux qui avaient acquis un poids disproportionné par rapport à leur ancrage social. Ils seront définitivement balayés de Tripoli au milieu de l’année 2017. La plupart de leurs chefs sont réfugiés en Turquie, à l’image d’Abdelhakim Belhadj qui avait tenu la ville d’une main de fer.

C’est donc une capitale expurgée de ses islamistes radicaux que Khalifa Haftar attaque. Il recrée ainsi une nouvelle fois, par son autoritarisme militarisé, les conditions de légitimation et de résurgence des islamistes radicaux.

Misrata, effet de loupe

Principal obstacle aux ambitions de Haftar, la cité marchande de Misratra est également la force économique et militaire essentielle en Tripolitaine. Elle est souvent présentée comme un fief de l’islamisme. Le guide de la confrérie des Frères musulmans jusqu’en 2017 Béchir Kebti et Mohamed Sowan, le responsable du Parti de la justice et de la construction (PJC) qui en est issu sont tous deux natifs de Misrata ; tout comme Ali Sallabi le Libyen le plus haut placé dans la direction internationale de la confrérie, ainsi que le dirigeant de la milice radicale Al-Marsa, Salah Badi. Abderazak Laaradi, l’argentier et véritable homme fort du PJC y a également son fief financier. Cette construction use d’un effet de loupe : les principales figures de l’islam politique viennent de cette ville moderne où le fait tribal est le moins prégnant et où l’islam politique, produit contradictoire de la modernité, a trouvé les conditions d’émergence de son élite, comme d’ailleurs les autres élites, y compris bureaucratiques et entrepreneuriales. Pourtant, l’islam politique est peu prégnant dans cette ville où il rencontre même le plus de résistance.

Les islamistes n’ont réussi à avoir aucun député aux deux élections législatives et ont arraché un seul siège sur neuf au conseil municipal. C’est à partir de Misrata, par le biais notamment de son conseil municipal et de celui de ses entrepreneurs, qu’a été impulsé le processus de désengagement militaire et de réconciliation qui a abouti aux accords de Skhirat. Dans leur hostilité, les islamistes radicaux de la ville iront jusqu’à murer le siège de la mairie dont le maire succombera à un attentat deux ans plus tard. La ville abrite certes Salah Badi, le chef médiatique de la milice islamiste radicale Al-Marsa. Mais celle-ci, même en rajoutant toutes celles qui s’y agrègent dans la coalition milicienne Soumoud, ne compte que quelques centaines de combattants, alors que la véritable force militaire de ce bastion de la révolution — des milliers de combattants — est non islamiste (3).

Ce sont les forces de cette ville qui, pour l’essentiel, ont combattu l’organisation de l’État islamique (OEI) et réussi à la déloger de Syrte en six mois, au prix de 700 morts et 3 000 blessés. Haftar profitera de la mobilisation des Misratis sur ce front pour occuper en septembre 2016 le croissant pétrolier, entre Ras Lanouf et Brega, qui lui donnera une part de sa légitimité. Et, fait nouveau, un mouvement anti-islamiste « éradicateur » et s’assumant comme tel, le bloc Volonté nationale s’est structuré à Misrata autour de l’ex-ministre de l’intérieur, Fawzi Abdelali. Rompant avec un consensus au nom de l’homogénéité locale qui tolérait l’activisme des islamistes, le bloc engage la confrontation directe avec eux.

Des Frères musulmans en perte de vitesse

À Tripoli comme dans tout le reste du pays, les Frères musulmans n’ont pas cessé de s’affaiblir et de se marginaliser ; ils sont parmi les plus ouverts à la négociation avec Haftar. Au contraire de qui s’est passé en Tunisie et Égypte, les Frères libyens ont été mis en minorité à chaque élection, et chaque fois plus fortement. Dans un pays où le conservatisme religieux fait consensus, le rôle de la religion dans la législation ne suscite nul débat et n’est pas vecteur de division politique. C’est le Conseil national de transition, dont la majorité des dirigeants est identifiée au courant « libéral », qui a décrété la charia comme source de loi en 2012, alors que l’Alliance des forces nationales, principal parti non islamiste et vainqueur des premières législatives, fait de la charia une référence dans ses statuts.

Dans ces conditions, pour investir l’espace politique, les Frères musulmans ont d’abord épousé le radicalisme des révolutionnaires, voire l’ont exacerbé. Ils en sont entièrement revenus. Subissant une désaffection importante et confrontés à un contexte régional très défavorable avec notamment une hostilité viscérale du puissant voisin égyptien, les Frères libyens, sur les conseils avisés d’Ennahda de Tunisie, se sont engagés dans une stratégie réconciliatrice et pacificatrice. Elle les a plongés dans une grave crise identitaire, avec une hémorragie de cadres dont 150 ont quitté d’un bloc le PJC, leur vitrine politique, au lendemain des accords de Skhirat. Le représentant du PJC au Conseil présidentiel, Abdeslam Kajman, s’est également retiré du parti.

Le PJC est un parti de commerçants, comme le sont la plupart de ses cadres dirigeants. Il s’est délesté de toute dimension révolutionnaire. Les Frères veulent même aller encore plus loin que les réconciliateurs qu’ils combattaient hier et sont prêts à envisager de gouverner avec Haftar, voire sous son autorité. De fait, lors des négociations de Skhirat, le représentant du PJC qui avait momentanément pris la tête de la délégation de Tripoli avait accepté toutes les conditions de la délégation de Tobrouk aboutissant à la « version 4 » des accords. Celle-ci évacuait même la question de la primauté de l’autorité politique sur le militaire, c’est-à-dire s’alignait sur la revendication d’autonomie de décision de Haftar, au grand dam du reste du camp dit révolutionnaire qui remit en cause cette version.

Lorsqu’en dépit de sa position très minoritaire, et favorisé par les divisions de la majorité et des ralliements monnayés, le représentant du PJC Khaled Al-Mechri a accédé à la présidence du Haut Comité d’État de Tripoli en avril 2018, son premier geste a été d’adresser à Haftar une offre de négociation ouverte à toutes les concessions. Au même moment, le secrétaire général du PJC Mohamed Sowan faisait une déclaration glorifiant Haftar et allant jusqu’à qualifier les combattants de son mouvement tombés au combat de « martyrs ». Depuis, le PJC a multiplié des gestes s’apparentant à une parade nuptiale en direction de Haftar.

Des alliés salafistes

Haftar n’a jamais daigné répondre à ces offres de dialogue, pas plus qu’à toutes les autres, de quelque horizon qu’elles proviennent. Mais il est prêt à s’appuyer sur « ses » islamistes pour atteindre son but, le pouvoir sans partage. C’est la milice salafiste Madkhali Al-Tawhid qui constitue la pièce maitresse de son dispositif militaire. Autodissoute formellement pour conforter l’image de ses combattants comme armée nationale, elle a en fait essaimé dans toutes les unités tout en conservant sa structure et a surtout étendu son influence jusqu’à la hiérarchie de ladite armée. Deux des milices engagées dans l’attaque contre Tripoli, la milice Tarek Ibn Ziad et la milice dénommée 210 Infanterie sont des milices madakhila.

La saisie en janvier 2017 d’une cargaison de livres venus de l’Égypte alliée et contenant notamment des ouvrages du prix Nobel égyptien Naguib Mahfouz, au motif d’une « invasion culturelle » « contraire aux valeurs islamiques » ; puis, en février 2017, l’interdiction faite aux femmes de voyager seules et l’obligation qui leur est faite d’avoir un tuteur masculin ont révélé l’influence acquise par les madkhali. Mais d’obédience wahhabite, ces derniers ont surtout obtenu de Haftar un monopole sur les mosquées et l’équivalent du ministère des affaires religieuses. Depuis cette position, ils ont « sectarisé » la pratique religieuse et combattu sa diversité. Dans un pays de rite malékite plus connecté avec les pratiques profanes de la société, ils tentent d’imposer des rigidités rituelles et sociétales wahhabites. Une fatwa a même excommunié le rite minoritaire ibadite des Amazighs libyens et qu’on retrouve ailleurs au Maghreb (au Mzab algérien et à Djerba en Tunisie) dans une cohabitation millénaire. C’est ce raidissement qui explique que les mosquées sont devenues à Benghazi la cible des attentats des islamistes radicaux. Haftar a finalement dû se séparer de son ministre madkhali des affaires religieuses.

En suscitant contre Khalifa Haftar une union sacrée alimentée par la peur d’un pouvoir autoritaire militarisé, l’offensive contre Tripoli lancée en avril 2019 a déjà eu pour effet de légitimer le retour d’une partie des islamistes radicaux chassés de Tripoli en 2017. C’est le cas de la milice de Salah Badi qui, sans attendre d’y être invitée, s’est rendue sur le front au nom de la défense de Tripoli, ou des prédicateurs proches du mufti radical Al-Ghariani qui haranguent les foules sur la place des Martyrs. Si Fayez Al-Sarraj veille à empêcher le retour et la participation des islamistes radicaux les plus compromettants,à l’instar des Brigades de défense de Benghazi ou du Groupe combattant islamique, il a tout de même nommé comme conseiller Abderahim Derrat, un islamiste radical connu pour avoir combattu les accords de Skhirat, tel un gage donné à un moment où aucun appui n’est à négliger. Autant de signes confirmant que l’autoritarisme et l’islam radical se nourrissent mutuellement.

Notes

1- Les accords de Skhirat sont des accords de paix, en vue de dépasser la partition du pays. Ils ont été signés dans la ville marocaine de Skhirat le 17 décembre 2015 entre les représentants du Congrès général national (CGN) basé à Tripoli et ceux de la chambre des représentants basée à Tobrouk. Ils désignent à la même date, Fayez Al-Sarraj comme président du conseil présidentiel et prévoient la formation d’un gouvernement annoncé le 19 janvier 2016, composé de 32 membres, dirigé par Al-Sarraj.

2- En provenance de Tunis, il débarque le 30 mars 2016 dans une base navale au port de Tripoli et y reste confiné jusqu’au 9 juillet.

3- Elle se structure autour de deux milices principales, les plus puissantes du pays, Al-Halbous et Al-Mahjoub, alignant respectivement un effectif permanent de 6 000 et 2 000 hommes et pouvant le tripler en situation de conflit.

Ali Bensaad

Professeur à l’Institut français de géopolitique, Paris-VIII

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