Mary Douglas, De la souillure
Nous avons coutume d’associer les rites à la religion. Certes, ils y occupent une place centrale et manifeste. On n’a qu’à penser à l’eucharistie chez les chrétiens, à la pâque juive, au pèlerinage à la Mecque en islam, aux bains sacrés dans le Gange en Inde, aux cultes des ancêtres dans le bouddhisme, au Nouvel An chinois, au pow-wow amérindien, pour ne nommer, pour chacune de ces traditions religieuses et spirituelles, que ces quelques manifestations collectives où la présence de rites est notoire. Mais c’est une erreur trop courante que de les y confiner. Les ethnologues et sociologues insistent depuis longtemps, en effet, pour en révéler la présence dans d’autres sphères du social, même dans les sociétés engagées dans un processus de sécularisation avancé comme la nôtre. Car les rites sont constitutifs des liens sociaux. Ils font écho à l’importance des sens, des affects, des émotions, de l’imaginaire dans nos vies.
Nous sommes des êtres à la fois rationnels et profondément sensibles, imaginatifs, symboliques, spirituels – en quête de sens à travers les sens, contrairement à ce dont voudrait nous convaincre le rationalisme étroit et l’économicisme ambiants, faisant étrangement de l’ombre à la réalité rituelle, pourtant fondamentale. L’air du temps valorise plutôt à outrance les comportements comptables, l’utilité, l’efficacité, la technique. Il jette inévitablement le discrédit sur une manière d’être enracinée dans le symbolique, l’imaginaire, le sensible. Comme si la raison et l’émotion étaient des sœurs ennemies. Ce faisant, nous en venons à méconnaître notre appétence rituelle, notre besoin du beau comme du pain, du sens comme de l’air – l’espace commun du mystère. Nous agissons dès lors un peu comme le monsieur Jourdain de Molière, opérant des rites sans le savoir, tout en condamnant cette pratique comme vétuste et aliénante. Mais alors, croyant nous émanciper, nous nous fermons à la dimension symbolique et spirituelle de notre être de même qu’à la richesse des manifestations rituelles des religions, jugées primitives et insignifiantes. L’existence et la vie collective s’appauvrissent et s’affadissent, sans parler des formes de compensation technologiques ou médicamenteuses qui se développent ainsi, pas toujours souhaitables, et qui pourraient en quelque sorte préparer le retour du refoulé : des manifestations de violence, celle qui est tapie dans l’expérience humaine et qui ne peut vraiment être évacuée, apprivoisée, pacifiée sans les ressources multiples de l’imaginaire dont les rites font partie.
Le chef-d’œuvre du réalisateur allemand Wim Wenders, Les ailes du désir (1987), nous fait ressentir la centralité des rites dans la vie quotidienne comme l’expression singulière de notre humanité. Il le fait à travers le regard de deux anges qui ont pour fonction, depuis la nuit des temps, de recueillir les paroles intérieures, les pensées intimes des hommes et des femmes, les parcelles de sens et de beauté incrustées en elles – comme les poètes-abeilles évoqués par Rainer Maria Rilke, butinant la lumière des choses et des êtres : « Notre tâche est de nous empreindre si profondément, si douloureusement et si passionnément de cette terre provisoire et fragile, que son essence ressuscite invisiblement en nous. Nous sommes les abeilles de l’invisible », écrivait-il.
Deux scènes émouvantes du film sont particulièrement révélatrices. La première a lieu quand l’ange Damiel choisit de devenir homme, et donc mortel, pour éprouver ce que les humains vivent, particulièrement l’amour. Errant dans les rues de Berlin un matin froid de novembre, ses premiers gestes sont de frotter ses mains gelées, puis d’acheter un café noir, à un kiosque, et de le siroter en se réchauffant les mains sur la tasse, comme il l’avait vu faire tant de fois auparavant. Ces gestes banals se révèlent être pour lui un véritable rituel témoignant d’une joie palpable de vivre en être sensible et célébrant à sa manière la beauté de la vie. L’autre scène est le point culminant du film : Damiel recherche dans Berlin la femme dont il est amoureux et avec qui il veut poursuivre son apprentissage en humanité. Alors qu’il est assis dans un bar, sentant sa présence à ses côtés, il lui tend le verre de vin qu’il est en train de boire, en signe de communion ; elle le saisit tout naturellement en épanchant son cœur, scellant ainsi leur alliance. Cette scène, véritable rite, manifeste à merveille la condition humaine pétrie de sens et l’altérité qui est immanente au réel.
Les rites arrêtent symboliquement le temps qui passe, permettent d’habiter pleinement le présent, d’y puiser le sens qui fait vivre et vibrer. C’est là l’œuvre singulière des rites. Ils mettent en scène et en sens les lieux et les liens vitaux qui nous unissent, font surgir des émotions collectives qui en retour nous soudent les uns les autres comme fratrie, communauté de destin. Pas étonnant que l’effervescence, l’émerveillement, l’enthousiasme – mot qui étymologiquement renvoie au fait d’être possédé par un dieu –, soient au rendez-vous avec les rites, car ces émotions expriment bien leur « efficacité » symbolique à créer des liens.
Naître, vivre, grandir, jouer, aimer, souffrir, partager, faire mémoire, transmettre, mourir – toutes ces grandes étapes ou ces moments forts dans la vie ne concernent jamais seulement que nous ; ils mobilisent nos raisons de vivre, et donc la vie dans sa totalité et le sens même du monde – qui peut avoir pour certains, comme le soulignait Wittgenstein dans ses carnets de guerre, le nom de Dieu.
Certes, les rites, comme toute action, peuvent se pétrifier. Se couper de la vie et de la créativité. Refuser le métissage. Ne plus parler, s’anémier, étouffer le sens de la vie au lieu de le célébrer, de l’animer. On le voit bien dans les religions quand les lieux de culte se coupent de la vie, de la société, du monde, quand les rites devenus autoréférentiels participent alors à l’affadissement de la foi ou de la croyance.
Le pouvoir, qui pour être effectif doit étendre ses racines dans le monde symbolique, a également recours aux rites pour maintenir l’ordre. Pour déjouer ces rites, il faut savoir les reconnaître et, parfois, leur en opposer d’autres, subversifs. Or, les temps présents – la crise écologique, l’impasse sociétale du capitalisme – contribuent à insuffler à foison des matériaux symboliques aux rites, pour les rendre aptes à cela, en liant les yeux et les mains au cœur, à l’âme, aux autres, à l’Autre.
S’ils peuvent être le simple reflet de l’air du temps, happés par l’hyperindividualisme, la course effrénée à la consommation et l’obsession de la nouveauté et du changement, les rites peuvent aussi être des formes de résistance vitale, opérant des rapprochements affectifs avec la nature et au sein de la société ; des sources d’apaisement et de réjouissance malgré le tragique de l’existence et les douleurs du monde ; et, enfin, la reconnaissance d’une altérité bouleversante au cœur du monde, qui nous aiguillonne pour nous mettre au service et nous rendre solidaires des plus pauvres et des plus démunis.
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