tiré du site Ensemble
Les incarnations de cette démocratie, y compris la démocratie dite bourgeoise, parlementaire, les processus électoraux, sont contestées. Non seulement par le Front national en France et ses homologues en Europe mais aussi par des représentants de cette droite appelée auparavant « parlementaire », « officielle » qui, prenant prétexte du risque – réel – du terrorisme, veulent remettre en cause toutes les libertés démocratiques.
Ainsi Nicolas Sarkozy, en assurant qu’il ne sera jamais « le président de l’impuissance », ne craint pas de déclarer : « C’est le droit qui doit s’adapter à la réalité de la menace, ce n’est pas le contraire. » (sic) Une construction du français qui se perdra – heureusement – avec la disparition de Sarkozy de la scène politique. Le contraire de quoi ? On ne sait pas mais on subodore une signification : le droit disparaît pour laisser la place à une construction dictatoriale qui saura faire ce qu’il faut sans aucun contrôle…
L’état d’urgence jette déjà les prémices d’une telle construction. Les pouvoirs de l’administration – gouvernement, préfets… – prennent le pas sur ceux de la justice et des contrôles parlementaires.
Pourquoi ces reculs sur le terrain des libertés démocratiques ? Est-ce la seule réponse aux attentats meurtriers de suicidaires qui les expliquent ? Où s’agit-il de raisons plus profondes qui tiennent au contexte de crise systémique ?
Une crise systémique ?
La crise est un moment de rupture signifiant la faillite, la fin de l’ordre ancien pour s’orienter vers une organisation nouvelle. Les crises ne sont pas toutes semblables. Il faut éviter de leur donner une coloration émotionnelle en pensant qu’elles sonnent le glas du capitalisme.
La génération d’aujourd’hui a le sentiment d’avoir toujours vécu « dans la crise », par une utilisation galvaudée du terme. Tout est crise aujourd’hui, suivant cette « communication » qui a pris la place de l’analyse. « Crise humanitaire » pour ne pas dire les effets de la guerre, « crise alimentaire » pour éviter les mots de famine et de disette, ou encore « crise des migrants » pour cacher cette réalité que personne ne veut voir, une immigration massive qui fuit la guerre ou la famine. Ce monde barbare se gorge de termes dont il a perdu toute définition.
La crise actuelle débute en août 2007, dans la nuit du 9 août. Une crise financière débutant avec l’étincelle – qui met le feu à la plaine – des subprimes. Le 15 septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers apporte la preuve, aux yeux de tous les dirigeants de la planète, que cette crise est la plus importante que le capitalisme, dominé par l’idéologie libérale, ait connu depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La récession est profonde, plus profonde dans les pays anglo-saxons (États-Unis surtout, et Grande-Bretagne) que dans les pays de l’Union européenne encore protégés par les filets de la protection sociale et par un « retard » dans la « titrisation », le hors bilan. Les grandes banques ont connu dans les années 1980 une transformation de leur métier. Les banquiers sont devenus des prestataires de service pour les grandes entreprises et les États, en passant des « créances » aux « titres », ce qui explique la formidable poussée, exponentielle, des marchés financiers.
Cette crise au départ financière devait devenir globale. C’était inscrit dans les modalités de fonctionnement d’un nouveau régime d’accumulation dit « à dominante financière », lequel s’était mis progressivement en place dans les années 1990, en réponse à l’entrée dans une nouvelle période du capitalisme en 1974-1975.
La respiration de l’histoire : une nouvelle période s’ouvre en 1974-1975
La récession synchronisée dans tous les grands pays capitalistes développés – à un trimestre près les six grands pays, États-Unis, Japon, Allemagne de l’Ouest, France, Grande-Bretagne, Italie voient la chute de leur production industrielle et la baisse de leur PIB – marque une rupture. Les « Trente glorieuses », ces 30 années de croissance continue (et d’inflation permanente) se terminent. Les pays capitalistes développés et le monde avec eux entrent dans une « onde longue à tendance récessive » qui sera marquée par la profonde récession des États-Unis en 1980-1982. De là date le processus de désindustrialisation qui se fera jour dans tous ces pays développés, sauf en Allemagne sauvée par le gong de l’unification avec l’Allemagne de l’Est.
La réponse a été longue à se mettre en place. Les dirigeants du monde n’ont pas compris l’entrée dans cette nouvelle période. Dans les années 1980, le retournement idéologique s’est effectué. La conception du monde s’est métamorphosée. Elle est passée de macro économique à micro économique. Tout le « social » a disparu. La lutte contre le chômage de masse, facteur fondamental de la montée des inégalités, s’est évanouie. Le coût social, énorme, n’a plus été étudié. Le chômage de masse, de ce point de vue de l’entreprise, permettait d’agir sur les coûts, de justifier la baisse du coût du travail, du salaire direct et indirect (les cotisations sociales) pour augmenter le profit. La politique économique avait comme but principal non plus de lutter contre la surproduction mais d’alléger les contraintes qui pèsent sur l’entreprise. Les « méthodes keynésiennes » adoptées par tous les gouvernements lors de la période de prospérité (1944/1945-1974/1975) reposaient sur la nécessité de lutter contre le risque de surproduction, responsable de la crise dite de 1929. L’intervention économique et sociale de l’État était justifiée par l’idée que le marché est imparfait et réalise des équilibres de sous-emploi. Pour atteindre le plein emploi, la politique économique est nécessaire. Dans le même temps, l’intervention sociale était légitime à la fois pour alimenter le marché final et donner un peu à ceux et celles qui n’ont pas grand-chose pour les intégrer dans le système. À la fin des années 1970, elles ont été accusées de tous les maux. Il fallait rompre avec cette conception du monde et cette philosophie des politiques étatiques. Le néolibéralisme a été cette arme de destruction massive de l’idéologie keynésienne.
Chute du Mur, nouvelle architecture du monde
Le mouvement ouvrier s’est trouvé dans l’incapacité de formuler une réponse à la hauteur de ces nouveaux enjeux. Ce fut la victoire par KO debout de l’idéologie libérale.
La chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, rendra cette défaite plus profonde encore. L’URSS allait éclater et adopter l’idéologie libérale pour passer de son économie planifiée bureaucratiquement au capitalisme. Ces pays devenaient « en transition vers le capitalisme » pour utiliser la dénomination des institutions internationales. Le stalinisme rendait ainsi un dernier service au capitalisme en faisant rendre l’âme au concept même de socialisme et en fermant la porte à toute possibilité de société alternative au capitalisme. Le capitalisme dans sa version libérale devenait de ce fait le seul horizon. Le champ des possibles se refermait. Une nouvelle architecture du monde se mettait en place où la politique, le débat idéologie avaient disparu, noyés dans ce concept caoutchouc de « totalitarisme ».
Le mouvement ouvrier lui-même s’enfonçait dans les sables mouvants du passé, incapable de trouver les voies et les moyens d’une refondation.
Cette idéologie libérale venait justifier toutes les attaques contre les salarié-es, contre la classe ouvrière. Elle a imposé ses dogmes : privatisation, déréglementation, équilibre des finances publiques en les justifiant par la nécessaire lutte contre l’inflation.
Cette idéologie qui faisait de l’État le démon incarné et du marché la solution à tous les problèmes de société a permis la naissance d’un nouveau régime d’accumulation, une manière différente de créer des richesses, marqué par, grâce à la déréglementation mise en place par les États eux-mêmes, la domination de la finance. C’est elle qui allait imposer ses critères, mais aussi sa temporalité. Le court terme triomphait. Le profit de l’entreprise devait augmenter dans les deux mois sinon les actionnaires quittaient l’entreprise avec son cortège de restructurations et de possible disparition. La « tyrannie de l’actionnaire » s’organisait. Un régime d’accumulation du fait du « gel » des investissements dû à la fois au court-termisme et à la nécessité de verser prioritairement des dividendes. En fait, les désinvestissements furent le lot de l’ensemble des salariés.
Cette « nouvelle économie » s’est traduite par le recul de la « loi », du gouvernement, de la démocratie, même tronquée dans le capitalisme, pour laisser toute la place à la « gouvernance par les nombres », pour reprendre le titre d’un ouvrage du juriste Alain Supiot.[1] Ce dernier ajoute que la loi restreint les rapports de domination alors que la gouvernance les accentue. C’est le reproche fondamental qu’il fait à la « loi » El Khomri : mettre en œuvre des procédures de gouvernance qui font éclater toutes les situations des salariés enfermés dans leur entreprise. C’est, pour employer ses termes, « une reféodalisation » des liens sociaux.
Autrement dit, les procédures démocratiques, la loi, les droits de tous et toutes appartiennent au passé. Désormais ce qui régule la société c’est le marché, plus exactement la croyance dans un marché autorégulateur. L’idéologie, la représentation s’imposait contre la réalité.
La crise politique était inscrite dans ce néolibéralisme qui laissait croire que la politique était inutile. Que toutes les questions pouvaient se résoudre, plutôt se dissoudre, dans les mécanismes du marché.
Dans le même temps, cette idéologie faisait l’apologie de la montée des inégalités. Être riche devenait le nec plus ultra de tout comportement individuel. Quels que soient les moyens, légaux ou illégaux, ou « gris » comme disent les Anglo-Saxons, pour arriver à la fin, qui justifie tout. Non seulement les frontières entre légalité et illégalité étaient gommées, mais les valeurs de vie en société se trouvaient délitées. Les inégalités n’ont cessé de s’approfondir, les écarts de revenus devenir scandaleux sans susciter un tsunami moral.
La « culture du résultat » qui allait de pair avec la gouvernance s’est imposée dans le même temps. Fixer des objectifs inatteignables aux salarié-es pour détruire toute possibilité de rébellion. Dans cet environnement de montée de l’individualité, la question sociale est pensée comme des manques individuels. La société considère ces salarié-es comme des « nuls », des moins que rien. Le « stress » devient une maladie et le suicide comme la dépression une conséquence. Une société du mépris. On se souvient de la Rolex à 50 ans de l’inénarrable publicitaire…
Cette construction appelle la corruption, le mensonge. Il faut afficher des résultats positifs à tout prix.
La crise systémique, la crise d’un régime d’accumulation
C’est ce régime d’accumulation qui entre en crise en août 2007. Depuis, le monde a connu deux autres crises financières, celle de la zone euro en 2010-2011 et celle de la Chine en août 2015, la prochaine ne saurait tarder…
Crise systémique pour indiquer que les réponses supposent de détruire le monde ancien. Totalement. Celui qui se maintient encore des « Trente glorieuses », de ce régime d’accumulation dit fordien et celui créé dans les années 1980.
Contrairement à la vision optimiste de Schumpeter, les « destructions créatrices » ne sont pas un mouvement simple. Le capitalisme se doit d’abord de détruire, à la manière des effets d’une guerre sans guerre mondiale. La violence d’aujourd’hui trouve d’autres manifestations. Violence du chômage de masse contre violence individuelle pour justifier toujours plus de répression. Violence aussi des « nouvelles guerres » qui ne sont ni d’État à État, ni vraiment « civiles » au sens habituel du terme. Elles cachent des transformations géopolitiques d’importance. C’est toute l’architecture du monde de l’après Deuxième Guerre mondiale qui s’écroule.
Crise systémique donc qui mêle et entremêle toutes les crises : financière, économique, sociale, culturelle, sans oublier les mutations climatiques et la crise écologique, soit une crise de civilisation qui demande à définir à la fois un nouveau régime d’accumulation, une révolution interne au capitalisme, mais aussi une nouvelle idéologie pour légitimer cette société à naître.
La crise politique est centrale. La politique est seule à même d’apporter les réponses dépassant le strict niveau de la défense des intérêts individuels de chaque capitaliste en proposant une stratégie de long terme. Pour le moment, l’incapacité est totale du côté des « élites » actuelles engoncées dans l’idéologie libérale qui les empêche de voir le monde. Les économistes eux-mêmes, que ce soit Jean Tirole ou Pierre Cahuc, restent accrochés aux vieilles lunes de ce libéralisme qui ne peut apporter l’éclairage nécessaire pour dessiner une sortie de crise.
Un moment où le champ des possibles est immense…
Quelles réponses à cette crise systémique ?
Pour appréhender les réponses actuelles des gouvernements des pays capitalistes développés, il faut insister sur la crise idéologique. L’idéologie libérale a fait la preuve, avec la récession de 2008-2009, de son inanité. Le mythe du marché autorégulateur s’est écroulé. Plus aucune institution internationale ou européenne n’ose faire référence à la concurrence libre et non faussée, aux mécanismes du marché laissés à eux-mêmes pour réaliser l’équilibre général ou l’allocation optimum des ressources. Pourtant, là est la source de la crise, les politiques économiques restent libérales. De ce côté – comme dans celui de l’enseignement de l’économie – aucun changement. Hiatus ressenti à un niveau de masse. Intuitivement, se vérifie l’incapacité de ces politique à rien résoudre, ni l’endettement, ni la crise financière, ni la récession, encore moins la déflation – appelée désormais « inflation négative » pour écarter la peur. Il est loisible de constater que la BCE pratique une politique monétaire hétérodoxe à coups de taux d’inflation négatifs – une grande première – et de création monétaire inédite, 80 milliards d’euros par mois. Elle détient – en septembre 2016 – 1 000 milliards d’euros de dettes des États de la zone euro ! Cela au moment où les gouvernements se battent avec le déficit budgétaire qui ne doit pas dépasser 3 % du PIB, un PIB qui stagne ou diminue faute de croissance. Les raisons échappent à la raison.
Paradoxalement, ce sentiment de gouvernements « qui ne sont pas à la hauteur » entretient un fatalisme et se traduit par une abstention massive et en France par la montée du vote Front national, symptômes évidents d’une crise globale qui touche tous les ressorts de la politique et de l’action politique. Le refus de la politique est massif. Il devrait susciter des réactions.
Pour le moment, et ce moment peut-être long, aucune idéologie de remplacement ne pointe le nez. Faute de quoi, le monde reste dans les draps de l’idéologie libérale.
Or, l’idéologie est nécessaire. C’est elle qui détermine une conception du monde. Sans elle, aucune justification n’est possible. Et cette justification a disparu !
Les « élites » sont discréditées, alors que dans le même temps l’État-nation fait un retour remarqué. Logiquement, les gouvernants se délégitiment en s’attaquant au plus nombre, en ne réduisant ni les inégalités, ni le chômage de masse, en favorisant les plus riches et les patrons, que ce soit au niveau de chacune des nations comme à celui de l’Union européenne. Après avoir longtemps résisté, cette construction est la victime de cette idéologie libérale. Elle est au bord de la dislocation. La Commission Européenne et tous les dirigeants des pays de la zone euro ont perdu toute « aura » en demandant au gouvernement grec de tourner le dos à la démocratie du suffrage universel, en lui imposant des mesures anti sociales issues des dogmes néo-classiques. Une attitude arrogante et anti démocratique. Comment croire en l’Europe ? Le Brexit est venu renforcer son absence de légitimité ouvrant de nouveaux champs à l’incertitude.
Cet environnement donne à l’État-nation, en tant que concept, une nouvelle place. Un État-nation en train lui aussi de subir une mue dans cette crise systémique. Il subit à la fois une crise de la forme nationale – le terme de crise signifie ici qu’il ne peut muter – devenue réactionnaire face à la mondialisation surtout financière, mais aussi de l’internationalisation de la production et de la forme sociale devenue un obstacle à l’augmentation du profit.
Ces deux crises de l’État devraient se traduire par une construction supranationale pour permettre aux capitalistes d’avoir une structuration adaptée à la nouvelle donne économique. Mais la crise politique actuelle l’interdit. Il faudrait, pour y répondre, changer totalement les modalités de la construction européenne en commençant par des procédures démocratiques pour la relégitimer. C’est la quadrature du cercle pour les capitalistes incapables de trouver une stratégie de l’ensemble de leur classe.
La résolution du problème passe par la naissance d’une forme répressive de l’État pour imposer les mesures contre le plus grand nombre, mesures qui ne font qu’approfondir la crise actuelle. Cette mutation d’une forme sociale à une forme autoritaire explique fondamentalement toutes les atteintes aux libertés démocratiques. C’est une tendance lourde. C’est aussi une forme de l’État rabougrie qui rejette au lieu d’intégrer, qui ferme ses frontières et construit des murs ou des barbelés. Tous les principes moraux, toutes les valeurs de défense de la dignité humaine s’évanouissent dévorés par la nécessité de défendre les intérêts à court terme de ses capitalistes dont la base productive est ailleurs. Une régression de la base économique mais aussi sociale de chacun de ces États-nations. L’impératif se trouve dans les destructions, les expulsions. Cette mutation du capitalisme coûtera très cher à toutes les populations du monde. Nous sommes dans l’œil du cyclone. Le monde est en train de basculer. En prendre conscience peut permettre de renouveler la lutte des classes et éviter qu’elle ne se fasse à sens unique comme c’est actuellement le cas.
Le mouvement ouvrier, pour se refonder, devrait mettre le combat démocratique en tête de son futur programme de transformations sociales, pour une autre société, sinon la barbarie est menaçante. Que les sondages montrent que Marine Le Pen sera au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2017 est un indicateur de cette mutation de la forme de l’État qu’il ne faut pas sous estimer. Le programme de la droite fait partie de ce même mouvement. Juppé, qui veut gouverner par ordonnances – donc sans le Parlement –, ou Sarkozy qui se soucie comme d’une guigne de l’État de droit. Ou encore Donald Trump.
La profondeur de la crise systémique invite à renouer avec la planification démocratique, pour dessiner un avenir en dépassant toutes les temporalités, les inscrire dans un avenir possible et combattre la crise politique.
Nicolas Béniès. Publié dans le numéro 31 de Contretemps.
Nicolas Béniès est l’auteur de Le basculement du monde (éditions du Croquant).
[1] Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, Paris, 2015.
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