Édition du 12 novembre 2024

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Histoire

Le retour d’Engels

Peu de partenariats politiques et intellectuels peuvent rivaliser celui de Karl Marx et Friedrich Engels. Non seulement ont-ils écrit ensemble Le Manifeste communiste en 1848, s’impliquant tous les deux dans les révolutions sociales de cette année là , mais aussi deux œuvres antérieures – La Sainte Famille en 1845, et L’Idéologie allemande en 1846.

Paru sur le site de la revue Contretemps.

À la fin des années 1870, quand les deux socialistes scientifiques ont enfin pu vivre à proximité l’un de l’autre, et s’entretenir jour après jour dans le bureau de Marx, chacun de son côté de la pièce, laissant leurs traces de talons sur le plancher de leurs allées et venues, tout en discutant de leurs idées, plans et projets divers.

Souvent, l’un lisait à l’autre des passages de son œuvre en cours. Engels a lu le manuscrit entier de son Anti-Dühring (auquel Marx a contribué à un chapitre) à Marx avant publication. Marx a écrit l’introduction au livre d’Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique. Après la mort de Marx en 1883, Engels a préparé les tomes deux et trois du Capital pour publication à partir des ébauches que son ami avait laissées. Si Engels restait dans l’ombre de Marx (comme il était le premier à l’admettre), il n’en était pas moins un géant intellectuel et politique à part entière.

Pourtant, depuis des décennies, certains universitaires ont affirmé qu’Engels a dévalorisé la pensée de Marx en la déformant. Comme le politiste John L. Stanley l’observe dans son livre posthume Mainlining Marx en 2002, les tentatives de séparer Marx et Engels – au-delà de l’évidence qu’ils étaient deux individus singuliers avec des intérêts et des compétences différents – ont de plus en plus pris la forme d’une dissociation des deux, Engels étant perçu comme la source de tout ce qui est répréhensible dans le marxisme, et Marx comme l’incarnation même de l’homme de lettres civilisé, et non lui-même un marxiste.

Il y a presque un demi-siècle, le 12 décembre 1974, j’ai assisté à une conférence de David McLellan sur « Karl Marx : les vicissitudes d’une réputation » à l’Evergreen State College à Olympia, Washington. L’année précédente, McLellan avait publié Karl Marx : His Life and Thought, que j’avais étudié attentivement. Mais le message de McLellan ce jour-là, fut, en un mot, que Marx n’était pas Engels. Pour redécouvrir le Marx authentique, selon lui, il fallait séparer le bon grain de Marx de l’ivraie d’Engels. C’est Engels, affirme McLellan, qui a introduit le positivisme dans le marxisme, menant aux échecs de la Deuxième et de la Troisième Internationales, et enfin au stalinisme. Quelques années plus tard, McLellan devait intégrer quelques-unes de ces critiques dans sa courte biographie, Friedrich Engels.

C’était ma première introduction à la position anti-Engels, qui émergeait comme une caractéristique déterminante de la gauche universitaire occidentale, et qui était étroitement liée à la montée du « marxisme occidental » comme tradition philosophique distincte, opposée à ce qu’on appelait parfois le marxisme officiel ou soviétique. Le marxisme occidental, en ce sens, avait comme axiome principal le rejet de la dialectique de la nature chez Engels, ou « de la dialectique simplement objective » pour reprendre l’expression de Georg Lukacs.

Pour la plupart des marxistes occidentaux, la dialectique est un rapport sujet-objet identique : on pouvait comprendre le monde dans la mesure où on l’avait fait. Une telle approche critique constituait un rejet bienvenu d’un positivisme sommaire qui avait infecté des pans entiers du marxisme, et qui avait été rationalisé dans l’idéologie soviétique officielle. Mais elle a aussi eu l’effet de pousser le marxisme dans une direction plus idéaliste, menant à l’abandon de la longue tradition des liens unissant le matérialisme historique aux humanités, aux sciences sociales – et bien entendu à la politique – mais aussi aux sciences naturelles matérialistes.

Dénigrer Engels était devenu un divertissement courant chez les universitaires de gauche ; certains, comme le politiste Terrell Carver, ont construit toute une carrière sur cette base. Une manœuvre commune est de se servir d’Engels comme moyen d’extraire Marx du marxisme. Comme l’écrit Carver en 1984 : « Karl Marx a nié qu’il était marxiste. Friedrich Engels a répété la remarque de Marx, mais n’a pas compris son point de vue. En effet, il est maintenant évident qu’Engels était le premier marxiste, et l’on accepte de plus en plus couramment qu’il a, d’une certaine manière, inventé le marxisme. » Pour Carver, Engels a non seulement commis le péché cardinal d’avoir inventé le marxisme, mais a aussi commis de nombreux autres péchés, comme la promotion du quasi-hégélianisme, du matérialisme, du positivisme et de la dialectique – tous à « mille lieues de l’éclectisme soigné de Marx ».

L’idée même que Marx avait « une méthodologie » a été attribuée à Engels, et donc déclarée fausse. Écarté de son association avec Engels et dépouillé de tout contenu distinct, Marx a été rendu acceptable pour le statu quo, comme une sorte de précurseur intellectuel. Comme l’a dit récemment Carver, sans ironie apparente : « Marx était avant tout un penseur libéral ».

Mais la plupart des critiques d’Engels ont été dirigées contre le scientisme supposément présent dans l’Anti-Dühring et dans son livre inachevé Dialectique de la Nature. Dans sa biographie d’Engels, McLellan affirme que l’intérêt de celui-ci pour les sciences naturelles « l’a poussé à mettre l’accent sur une conception matérialiste de la nature plutôt que de l’histoire ». On l’a accusé d’introduire dans le marxisme « le concept de la matière », ce qui était « entièrement étranger à l’œuvre de Marx ». Son erreur principale était de tenter d’élaborer une dialectique objective qui a abandonné « le côté subjectif de la dialectique », et qui a mené à « l’assimilation progressive des idées de Marx dans une perspective scientifique sur le monde ».

« Il n’est pas surprenant, accuse McLellan, qu’avec la consolidation du régime soviétique, les vulgarisations d’Engels soient devenues le contenu philosophique principal des manuels soviétiques. » De la même manière que Marx était présenté comme un intellectuel raffiné, Engels était perçu comme un grossier vulgarisateur. Dans le discours universitaire sur le marxisme, Engels jouait le rôle de bouc émissaire commode.

Mais Engels avait aussi ses admirateurs. Le premier signe réel d’un renversement dans sa gloire déclinante au sein de la théorie marxiste contemporaine est venu de la publication de The Poverty of Theory de l’historien E. P. Thompson en 1976, principalement dirigé contre le marxisme structuraliste de Louis Althusser. Dans ce livre, Thompson défendait le matérialisme historique contre la théorie abstraite et hypostasiée, divorcée de tout sujet historique et de tout point de référence empirique. Ce faisant – dans ce qui est pour moi l’un des grands moments des lettres anglaises de la fin du 20esiècle -, il prenait vaillamment le parti de ce « vieux nullard de Frederick Engels », cible de tant de critiques de la part d’Althusser.

Sur cette base, Thompson avançait des arguments en faveur d’un empirisme dialectique – ce qu’il admirait le plus chez Engels –, essentiel selon lui à une analyse relevant du matérialisme historique. Quelques années plus tard, l’économiste marxiste Paul Sweezy commença ses Four Lectures on Marxism en réaffirmant courageusement l’importance de l’approche dialectique d’Engels, et de sa critique des idées mécanistes et réductionnistes.

Mais ce déplacement réel qui devait restaurer la réputation d’Engels comme théoricien marxiste majeur à côté de Marx vint non des historiens ou des économistes politiques, mais des naturalistes. En 1975, Stephen Jay Gould, dans la revue Natural History, célébra ouvertement la théorie de l’évolution humaine avancée par Engels, qui avait mis l’accent sur le rôle du travail dans celle-ci. Pour Gould, cette conception était la plus avancée de l’ère victorienne, et avait anticipé la découverte anthropologique de l’Australopithecus africanus au 20e siècle.

Quelques années plus tard, en 1983, Gould poursuivit cet argument dans The New York Review of Books, affirmant que toute théorie de l’évolution humaine est une théorie de la « coévolution gène-culture », et que « le meilleur argument au 19e siècle pour la coévolution gène-culture avait été avancé par Friedrich Engels dans son essai remarquable de 1876 (publié à titre posthume dans Dialectique de la Nature), « Le rôle du travail dans la transition du singe à l’homme ». »

Cette même année, le sociologue et médecin Howard Waitzkin consacra une grande partie de son livre marquant, The Second Sickness, au rôle pionnier joué par Engels comme épidémiologiste social. Waitzkin montre qu’à l’âge de 24 ans, lors de la rédaction de La Condition de la classe ouvrière en Angleterre en 1844, Engels explora l’étiologie de la maladie d’une façon qui préfigure des développements ultérieurs dans la santé publique. Deux ans plus tard, en 1985, Richard Lewontin et Richard Levins publièrent leur livre désormais classique The Dialectical Biologist, avec une dédicace lourde de sens : « À Frederick Engels, qui s’est trompé de nombreuses fois, mais qui sut voir juste sur l’essentiel. »

Les années 1980 ont vu la naissance d’une tradition écosocialiste au sein du marxisme. Dans une première étape, représentée par le travail pionnier de Ted Benton, Marx et Engels furent critiqués pour ne pas avoir assez pris au sérieux les limites naturelles malthusiennes. Vers la fin des années 1990, cependant, les débats qui s’étaient ensuivis donnèrent lieu à une seconde étape de l’écosocialisme (commençant avec Marx and Nature de Paul Burkett en 1999), qui cherchait à explorer les éléments matérialistes et écologistes présents dans les fondations classiques du matérialisme historique lui-même.

Ces efforts se focalisaient en premier lieu sur Marx, mais ils prenaient aussi en compte les apports écologiques d’Engels. Ils ont été renforcés par le nouveau projet MEGA, où les cahiers de science naturelle de Marx et d’Engels étaient édités pour la première fois. Il en résulta une révolution dans la compréhension de la tradition marxiste classique, maintenant largement en phase avec une nouvelle praxis écologique radicale branchée sur la crise, à la fois économique et écologique, de notre époque.

La reconnaissance croissante des contributions d’Engels à la science, et l’émergence du marxisme écologique, ont déclenché un intérêt renouvelé pour Dialectique de la Nature et pour les autres écrits d’Engels relevant de la science naturelle. Une grande partie de mes propres recherches depuis 2000 se sont concentrées sur le rapport d’Engels – et de ceux qu’il a influencé – à la formation d’une dialectique écologique. Je ne suis pas le seul à cet égard. L’économiste marxiste et écologiste Elmar Altvater a récemment publié un livre en allemand qui revient sur Dialectique de la Nature.

L’argument en faveur de la centralité d’Engels pour la critique du capitalisme contemporain s’enracine dans la thèse célèbre de l’Anti-Dühring : « la Nature est la preuve de la dialectique ». Elle a souvent été tournée en ridicule au sein de la philosophie marxiste occidentale. Il faudrait plutôt traduire cette thèse d’Engels, qui reflète sa propre analyse dialectique et écologique profonde, dans le langage d’aujourd’hui : l’Écologie est la preuve de la dialectique, proposition dont peu de gens seraient prêts désormais à contester la pertinence. Perçu ainsi, il est facile de comprendre pourquoi Engels a pris une place si importante dans les débats écosocialistes contemporains. Les livres relevant du marxisme écologique citent souvent en leitmotiv ses mots d’avertissement dans Dialectique de la Nature :

Cependant ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences […] Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement1.

Pour Engels, comme pour Marx, la clé du socialisme réside dans la régulation rationnelle du métabolisme de l’humanité et de la nature, régulation destinée à promouvoir le potentiel humain dans toute sa plénitude, tout en sauvegardant les besoins des générations futures. Rien d’étonnant à ce que nous assistions, au 21e siècle, au retour d’Engels qui, avec Marx, reste un repère dans les luttes, et une inspiration des espérances qui définissent notre époque traversée par les crises, et nécessairement révolutionnaire.

*

Traduction de David Buxton.

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