Édition du 12 novembre 2024

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Europe

Le pire n’est jamais certain mais il est possible : Le variant Zemmour et ce qu’il révèle

Mon dernier article commentant l’actualité date d’octobre dernier. Le silence momentané de ces dernières semaines n’est pas dû à un quelconque empêchement physique ou matériel mais à l’accélération de l’histoire à laquelle nous assistons, elle-même issue, selon nous, de la maturation des contradictions nationales et internationales qui caractérisent le capitalisme mondialisé actuel.

Tiré du blogue de l’auteur.

Dans ces moments historiques la prise de recul est essentielle pour ne pas confondre apparences et réalités, causes et conséquences, discours de légitimation et intérêts réels des différentes forces sociales. Sur le plan international [nouvelle alliance militaire entre l’Australie, les USA et le Royaume Uni pour le contrôle de la zone indo-pacifique ; contestation de la présence militaire française en Guinée, au Burkina, au Mali, au Niger, etc. ; bruits de botte en Ukraine ; guerre en Éthiopie ; etc.] comme sur le plan national [diffusion du variant Zemmour et avec elle banalisation beaucoup plus large de l’islamophobie décomplexée ; hausse historique du budget français de la défense dans un silence assourdissant de l’opposition ; extrême-droitisation de la droite française mise en exergue lors des débats de la primaire des républicain ; mascarade du passage en force du referendum d’autodétermination en Kanaky ; etc.] chaque semaine apporte son lot d’évènements qu’il n’est pas toujours aisé d’interpréter en termes de luttes d’intérêts et de classes. Certains en concluent d’ailleurs une énième fois à la nécessité d’abandonner l’approche matérialiste. Nous pensons au contraire que celle-ci est plus que jamais incontournable pour comprendre notre monde, en saisir les enjeux et agir pour le transformer en direction de l’égalité.

Mutations de la stratégie états-unienne …

Le philosophe de la Grèce antique Héraclite, un des principaux précurseurs de l’approche dialectique, insiste par la formule « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » sur la nécessité de prendre en compte le mouvement au-delà de l’apparence de continuité. La formule s’applique, selon nous, entièrement à la politique internationale des États-Unis qui au-delà des continuités révèle une nouvelle réorientation stratégique aux effets potentiels cataclysmiques. Le passage de Trump à Biden est certes caractérisé par de nombreuses continuités mais également par une mutation profonde des priorités de la politique étrangère états-unienne. Cette réorientation stratégique a un nom, une théorisation et une date de naissance. C’est en effet en 2011 que la secrétaire d’État Hillary Clinton formalise la théorie dite du « pivot asiatique » dans un article pour la revue Foreign Policy :

L’Asie-Pacifique est devenue un moteur clé de la politique mondiale. S’étendant du sous-continent indien aux côtes occidentales des Amériques, la région s’étend sur deux océans – le Pacifique et l’Indien – qui sont de plus en plus liés par la navigation et la stratégie. […] Il abrite plusieurs de nos principaux alliés et d’importantes puissances émergentes comme la Chine, l’Inde et l’Indonésie. […] L’engagement des États-Unis y est essentiel. Cela aidera à […] payer des dividendes pour le leadership américain continu pendant une bonne partie de ce siècle, tout comme notre engagement après la Seconde Guerre mondiale à construire un réseau transatlantique complet et durable d’institutions et de relations a porté ses fruits à plusieurs reprises – et continue de le faire. […] Le moment est venu pour les États-Unis de faire des investissements similaires à ceux d’une puissance du Pacifique, un cap stratégique fixé par le président Barack Obama dès le début de son administration et qui porte déjà ses fruits[i]

L’article de Clinton date de 10 ans après le 11 septembre et tire, en quelque sorte, le bilan de la « guerre contre le terrorisme » qui a marqué cette décennie et en particulier des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Obama, son administration et la classe dominante états-unienne qu’ils représentent tentent par cette réorientation stratégique de contrer le relatif déclin de la puissance états-unienne en recentrant son interventionnisme vers la zone indo-pacifique. L’historien Justin Vaïsse met en exergue l’importance mondiale de cette réorientation dans son livre « Barak Obama et sa politique étrangère (2008-2012)[ii] paru en 2013. Dans une interview à la revue Hérodote il résume cette importance comme suit : « Le pivot au sens propre, c’est le rééquilibrage vers l’Asie, à la fois militaire et politique, mais c’est aussi le rééquilibrage vers les puissances émergentes en général[iii]. » De manière significative Hillary Clinton titre son article : « le siècle du pacifique américain ». A côté de la déjà ancienne politique d’affaiblissement et d’encerclement de la Russie s’ajoute désormais le « pivot asiatique ». Ce dernier prend même le dessus dans les priorités états-uniennes sur la Russie explique le géo-politologue Pascal Boniface : « On peut penser que pour les Américains, mettre en avant le danger russe est une façon de resserrer les rangs après la débâcle de Kaboul, qui a été très douloureusement ressentie par les pays européens comme un abandon en rase campagne. Les dépenses militaires russes, c’est 60 milliards de dollars par an. Les pays européens font des dépenses de 240 milliards de dollars, on voit bien qu’il y a une exagération de la menace. Même si bien sûr rien n’est certain, tout peut déraper[iv]. »

Les enlisements militaires en Irak et en Afghanistan sont venus contrecarrer c’est-à-dire ralentir la réorientation stratégique souhaitée mais n’ont pas conduit à son abandon. En témoigne le « service minimum » états-unien lors de la guerre de Lybie et la sous-traitance de l’intervention occidentale à la France. En témoigne également l’annonce d’un retrait total de l’Afghanistan pour la fin 2016. Commentant le non-respect de cette échéance Obama déclare : « Nous avons appris qu’il est plus difficile de finir les guerres que de les commencer – c’est ainsi qu’il en va de la guerre au XXIe siècle[v]. » Trump sera confronté à la même difficulté. Pour éviter une déroute militaire totale, il envoie en août 2017 des milliers de nouveaux soldats en Afghanistan et largue sur ce pays-là la plus puissante des bombes conventionnelles dont dispose l’armée états-unienne. La déroute militaire sera quand même au rendez-vous en août 2021. S’il s’agit bien d’une défaite totale, le retrait des troupes états-uniennes et conséquemment de toutes les troupes occidentales est aussi la fin d’un obstacle au déploiement de la stratégie du « pivot asiatique ». La levée de cet obstacle libère en grand la nouvelle stratégie avec en conséquence la multiplication des conflits non seulement en Asie mais partout où les États-Unis sont en concurrence avec les pays émergents et en particulier avec la Chine. « La rivalité entre Pékin et Washington est devenue le facteur stratégique le plus important, qui détermine l’ensemble des autres facteurs stratégiques[vi] » résume le géo-politologue Pascal Boniface. « Désormais, Pékin est l’adversaire politique et économique numéro un[vii]. » confirme le correspondant Du Monde Arnaud Leparmentier. « La Chine est le plus grand défi géopolitique du XXIe siècle[viii] » complète le secrétaire d’État états-unien Antony Blinken.

En témoigne le regain d’intérêt pour l’Afrique commun à Trump et à Biden. Résumant les raisons de cette volonté d’une politique plus offensive en Afrique, le conseiller à la sécurité nationale états-unien John Bolton déclare ainsi le 12 décembre 2018 :

Les grands concurrents, la Chine et la Russie, étendent rapidement leur influence financière et politique en Afrique [ …] Ils ciblent délibérément et de manière agressive leurs investissements dans la région pour avoir un avantage compétitif sur les États-Unis […] Elles [les politiques de ces concurrents en Afrique] ralentissent la croissance économique en Afrique, menacent l’indépendance financière des nations africaines, limitent les opportunités d’investissement américains, interfèrent avec les opérations militaires américaines et menacent les intérêts américains en sécurité nationale[ix].

Si continuité il y a entre Trump et Biden au niveau des objectifs, des différences importantes existent cependant sur le rythme de mise en œuvre de la stratégie du « pivot pacifique » pour l’Afrique. Une des premières visites étrangères du nouveau conseiller d’état Antony Blinken prend la forme d’une tournée africaine au Kenya, au Nigéria et au Sénégal marquée par la signature d’un accord de plus de 2 milliards de dollars pour l’éducation et la santé avec le Nigéria, d’un accord pour la fourniture de vaccins avec le Kenya et d’un accord pour la construction d’infrastructures de plus d’un milliard de dollars avec le Sénégal. Ces « carottes » sont accompagnés de « bâtons » pour d’autres pays africains comme le Mali, la Guinée ou l’Éthiopie. Ainsi en est-il de la menace de suspension pour ces pays au premier janvier 2022 de l’AGOA (African Growth and opportunity Act), une loi promulguée en 2000 suspendant les droits de douane sur de nombreux produits en provenance de pays africains. Enfin l’annonce par Biden d’un sommet États-Unis-Afrique pour l’été 2022 d’une part et les frappes aériennes de l’Africom (commandement militaire états-unien pour l’Afrique) en Somalie en juillet dernier soulignent que l’Afrique est bien un axe important de la stratégie du « pivot asiatique ». Cet axe africain s’ajoute à celui central qui se déploie dans le pacifique : alliance militaire avec l’Australie et le Royaume uni ; élargissement de la coopération militaire et sécuritaire avec le Japon ; signature en juillet dernier du Visiting forces agreement, un accord permettant la présence de troupes états-uniennes et prévoyant des exercices militaires conjoints avec les Philippines ; renforcement de la base militaires de Guam et installation de nombreuses petites bases de l’US Air Force « sur de nombreux îlots et archipels du Pacifique pour étaler son arsenal sur des milliers de kilomètres[x] » ; boycott diplomatique des jeux olympique d’hiver de Pékin ; campagne sur les Ouïghour et sur Taiwan ; initiative dite Build Back Better World [xi], un méga-projet de 40 milliards de dollars consacré à la construction d’infrastructures en Amérique Latine, en Afrique et en Asie d’ici 2035 ; relance de la Quad [dialogue quadrilatéral de sécurité] entre les USA, l’Inde, le Japon et l’Australie, etc.

… dans un contexte d’affaiblissement de l’impérialisme français

Cette mutation stratégique se déploie au moment où l’impérialisme français est confronté à d’énormes difficultés en Afrique, de l’Algérie au Mali, du Burkina Faso à la Guinée, du Tchad au Niger, de la Centrafrique au Sénégal. Nous avons déjà consacré un article en octobre dernier à ce que nous avons appelé le processus de « secondarisation de l’impérialisme français[xii] » et à ses conséquences. Nous complétons ici l’analyse proposée en mettant en exergue les réactions de quelques « alliés » de la France [États-Unis, Allemagne, Angleterre] à ces difficultés rencontrées par l’impérialisme français en Afrique. Ces trois pays membres de l’OTAN sont officiellement des « alliés ». Ils n’en continuent pas moins de déployer leur propre stratégie en Afrique en exploitant à leur profit les difficultés de l’impérialisme français et ce faisant renforcent celles-ci. Une telle attitude est loin d’être surprenante. Elle est même une caractéristique de toutes les alliances entre puissances impérialistes qui articulent un pôle de « collaboration » et un pôle de « rivalité ». Les alliances entre puissances impérialistes sont de ce fait toujours contradictoires et mouvantes.

Historiquement la France a basé sa stratégie africaine sur sa capacité d’intervention militaire qui s’est concrétisée par de très nombreuses interventions. Cette capacité fut un argument de poids dans les alliances de la guerre froide d’une part et dans le partage du pouvoir au sein de la construction européenne d’autre part. Elle constituait en quelque sorte la « dote » de la mariée dans ces mariages de raison. Le modèle était celui de la « sous-traitance » du maintien de l’ordre impérial en échange de la préservation de ses intérêts économiques et d’une régulation de la concurrence économique avec ses alliés mais néanmoins rivaux. Soulignons d’ailleurs que cette sous-traitance n’est que partielle et concerne essentiellement les pays de l’ancien empire colonial français. Dans d’autres régions d’Afrique les Etats-Unis interviennent militairement eux-mêmes directement ou indirectement (Congo en 1960, soutien militaire à l’Afrique du Sud de l’apartheid, à la Namibie, etc.). Pendant que la France assurait le « sale boulot » en intervenant militairement pour sauver des dictateurs ou contrôler des zones stratégiques pour l’ensemble du camp occidental, les « alliés » de Paris lorgnaient sur le fameux « pré-carré français » pour leurs propres multinationales. Cette concurrence économique entre « alliés » déjà présente au moment de la guerre froide, explose après la disparition de l’URSS. Le géographe Frédéric Leriche résume comme suit dès 2003 les relations entre la France et les Etats-Unis après la guerre froide :

La prééminence française dans la partie francophone est contestée ; la chasse gardée du groupe Elf au Gabon, au Cameroun et au Congo est en particulier mise à mal par les entreprises pétrolières américaines. […] La situation consensuelle et stabilisée se dégrade au milieu de la décennie 1990, lorsque, pour Washington, la fin de la guerre froide réduit l’impératif idéologique au profit des objectifs économiques. Selon le principe « trade not aid », l’Administration Clinton se lance alors dans la diplomatie commerciale et affirme par la voix de Warren Christopher que les « zones d’influence » n’ont plus lieu d’être[xiii].

La même logique prévaut dans les rapports entre « alliés » européens. Une étude de l’institut Montaigne résume comme suit le « tournant africain de l’Allemagne » : « Dès 2017, le volume d’exportation des entreprises allemandes vers le continent africain atteint près de 25,6 milliards d’euros, permettant à l’Allemagne de détrôner la France comme premier fournisseur européen du continent[xiv]. » Berlin ne compte pas en rester au seul plan de l’exportation explique le responsable de la politique africaine du gouvernement fédéral Günter Nooke : « l’Allemagne doit passer du statut d’exportateur à celui d’investisseur et de partenaire[xv]. » Le même responsable proposait en 2018 la mise sous tutelle pendant 50 ans de certains pays africains pour assurer un décollage économique empêché, selon lui, par la seule incompétence et corruption des élites africaines.

Le Royaume Uni développe lui aussi une « politique africaine » lourde de contradictions avec les intérêts français sur le continent. La sortie de l’Union Européenne est accompagnée de nouvelles initiatives en direction du continent africain. L’organisation d’un « sommet britannique sur l’investissement en Afrique » en janvier 2020 avec la présence de 21 pays africains illustre ce que l’anthropologue et historien François Gaulme appelle un « Cap sur l’Afrique pour le Royaume-Uni ». Résumant les résultats de ce sommet il précise qu’un « trait dominant de la réunion fut ainsi la main tendue aux pays du Maghreb et à ceux d’Afrique de l’Ouest qui ne sont pas membres du Commonwealth[xvi] ».

Marginalisé dans le pacifique par la signature de l’alliance militaire AUKUS entre l’Angleterre, les USA et l’Australie d’une part, confronté à la « percée chinoise » et d’autres pays émergents dans son « pré-carré » d’autre part, contesté par les opinions publiques populaires africaines au Sahel pour ses ingérences militaires pour une troisième part, l’impérialisme français est également fragilisé par la concurrence avec ses « alliés ». Pour reprendre l’image proposée par Lénine nous pouvons résumer la situation de l’impérialisme français en disant qu’il constitue le « maillon faible » de la « chaîne impérialiste ».

La prise en compte de cette caractéristique est incontournable pour comprendre la mascarade du « référendum d’autodétermination » en Kanaky. Alors que toutes les organisations indépendantistes et coutumières avaient appelé à ne pas participer au vote, le gouvernement français annonce sans rougir que 96,49% des calédoniens refusent l’indépendance. Une élection à la « Naegelen », du nom de cet ancien gouverneur général de l’Algérie en 1948 ordonnant à son administration de faire de « bonnes élections ». Le ridicule est, toute honte bue, choisi, tant il est important pour Paris de rappeler sa volonté de rester coûte que coûte présente dans le pacifique au moment où ses « alliés » l’éliminent de cette région stratégique. Le « maillon faible » est également une caractéristique à prendre en compte pour comprendre la stratégie militaire française au Sahel de plus en plus dénoncée par des mouvements populaires africains comme étant une logique du « pompier pyromane ». Enfin cette caractéristique est incontournable pour saisir les évolutions de la situation politique à l’intérieur de l’hexagone.

Les effets dans l’hexagone

L’affaiblissement de l’impérialisme français sur le plan international en général et en Afrique en particulier [qui a toujours été le continent servant de base centrale à l’accumulation de l’impérialisme français] est renforcé par des facteurs propres aux rapports de classe hexagonaux et à leurs reflets dans le champ politique hexagonal. Sans être exhaustif deux d’entre eux en interrelation étroite méritent d’être soulignés : la crise de représentativité et/ou de légitimité de l’exécutif et au-delà de l’ensemble des forces politiques d’une part et la montée d’une radicalité diffuse sans canaux d’expression stables. Si ces deux facteurs sont insuffisants pour produire une alternative progressiste, ils sont en revanche suffisamment puissants [cumulés avec l’affaiblissement international de l’impérialisme français] pour susciter une crainte réelle d’une partie de la classe dominante.

Si la crise de représentativité et/ou de légitimité n’est pas nouvelle, elle a incontestablement connu le passage d’un seuil qualitatif avec l’élection d’Emmanuel Macron. Son élection en 2017 s’est réalisée sur la base d’une représentativité ridicule compte-tenu du taux élevé d’abstention. Élu par seulement 43.6 % des inscrits [avec 34 % des inscrits s’étant abstenus ou ayant voté blanc] et avec 43 % des électeurs ayant voté pour lui afin de faire barrage à Marine Le Pen, Emmanuel Macron commence son mandat avec une légitimité la plus faible depuis les débuts de la cinquième république à l’exception de l’élection de 1969[xvii]. L’ampleur du mouvement contre la réforme des retraites, le mouvement inédit des Gilets Jaunes mettant en visibilité la partie des classes populaires non socialisée de manière continue dans l’entreprise et non organisée syndicalement, la gestion calamiteuse des débuts de la pandémie du fait des effets des politiques néolibérales antérieures sur l’appareil de production et sur le système de santé, etc., tous ces facteurs sont venus réduire à une peau de chagrin une légitimité déjà carencée en début de mandat. L’ampleur de la répression contre ces luttes sociales récentes n’est pas une erreur d’évaluation de l’exécutif. Elle reflète le danger perçu par celui-ci d’une radicalité « antisystème » en recherche d’un canal d’expression. Que cette radicalité n’ayant pas encore trouvé son canal d’expression sociale et politique s’exprime avec de nombreuses confusions et qu’elle soit l’objet de tentatives d’instrumentalisation par l’extrême-droite, n’empêche en rien sa dangerosité potentielle pour la classe dominante. La répression brutale vise un objectif de court-terme : stopper ces dynamiques de lutte avant qu’elles ne puissent déboucher sur un canal d’expression commun. Mais cet objectif de court-terme globalement atteint est producteur à son tour d’un accroissement de la crise de représentativité et/ou de légitimité. Celle-ci est désormais telle que la classe dominante craint de ne plus pouvoir compter sur le fameux « réflexe républicain » pour faire élire son candidat Macron. Si l’affaiblissement international de l’impérialisme français pousse une partie du capital financier à regarder vers l’extrême-droite pour initier une politique agressive de reconquête, la crise de légitimité de Macron mène une autre partie de la classe dominante à voir d’un bon œil la montée d’un Zemmour pour affaiblir le score de Le Pen au premier tour et/ou pour bénéficier d’un candidat plus repoussoir pour une partie de l’électorat au second tour afin d’assurer la réélection de Macron. Comme à son habitude la classe dominante, toutes fractions confondues, est prête à tout, pour préserver ses profits.

A ces facteurs s’en ajoute d’autres plus anciens eux aussi liés à des luttes sociales. Les luttes féministes et antiracistes connaissent également une massification et une radicalisation depuis plusieurs décennies. Elles aussi connaissent en s’inscrivant dans la durée une tendance à relier leurs revendications à une remise en cause du système économique et politique dominant. De plus en plus de « féministes » interrogent la fonction de l’inégalité entre les sexes dans la reproduction des rapports capitalistes. Le mouvement contre les violences policières à l’encontre des quartiers populaires ne dénonce pas des « bavures » mais un système institutionnel produit et reproduit par des choix politiques. L’élargissement de la répression aux manifestants contre la réforme des retraites et contre les Gilets Jaunes est venu renforcer cette orientation. De plus en plus de collectifs et associations organisant les descendants français de l’immigration postcoloniale remettent en cause le soutien de l’État français à Israël d’une part et les stratégies économiques, politiques et militaires françaises en Afrique d’autre part. La lutte contre l’islamophobie passe un cap le 10 novembre 2019 par la participation d’une partie des forces de gauche à la manifestation nationale contre l’islamophobie. Certes cette ouverture reste minoritaire mais indique les débuts d’une prise de conscience des fonctions de division, de débat écran, de justification des guerres pour les ressources, etc., de la construction politique des musulmans comme menace et danger. A la crise de l’impérialisme français en Afrique et à la crise de légitimité s’ajoute ainsi une tendance à l’affaiblissement des idéologies classiques de légitimation que sont le sexisme, le racisme, la diabolisation des quartiers populaires, etc.

Ces trois crises cumulées rendaient nécessaire pour la classe dominante une contre-offensive idéologique massive de laquelle résulte, entre autres le variant Zemmour. Loi sur le séparatisme, islamophobie d’État et chasse aux islamo-gauchistes du côté de l’État, extrême-droitisation de la droite du côté du champ politique et construction médiatique du variant Zemmour sont les trois composantes essentielles de cette contre-offensive idéologique de la classe dominante. De manière significative ce dernier résume sa logique en disant « La différence n’est pas entre les riches et les pauvres, mais entre les Français et les étrangers »[xviii].

Faut-il pour autant parler d’un danger fasciste en France ? Bien entendu non. Cependant le discours du déclin et du sursaut nécessaire, la construction d’un bouc émissaire en désignant un groupe social caractérisé par un marqueur national, identitaire ou religieux comme cause de la crise, le contexte de crise de l’impérialisme et l’appel à une politique plus agressive comme réponse, la déstabilisation des « couches moyennes » sur base de paupérisation massive des classes populaires, l’abstention grandissante et la crise de légitimité qu’elle exprime, la radicalisation des luttes sociales, l’absence de forces politiques capables à court terme d’organiser cette radicalité, l’effervescence d’une multitudes de groupuscules fascistes appelant aux passages à l’acte violents, etc., sont indéniablement des conditions de possibilité du fascisme comme dernier recours pour la classe dominante.

Soulignons également que toutes les fractions de la classe dominante ne sont pas intéressées de la même manière à une solution de type fasciste. Deux segments de celles-ci sont en revanche fortement menacés aujourd’hui : celui du capital financier ayant comme terrain de valorisation de leur capital l’Afrique de l’Ouest avec comme exemple la figure d’un Bolloré et celui des petites et moyennes entreprises centrées sur le marché national et concurrencé par les importations des entreprises mondialisées. Au premier segment Zemmour promet que la France « renouera avec notre puissance passée » et qu’elle « retrouvera son rang ». Au second il promet de privilégier les entreprises françaises dans les marchés publics et de baisser massivement les « impôts de production » sur les petites entreprises [xix]. Ces deux segments sont en attente d’un État fort et une partie des chefs d’entreprises et des détenteurs de capitaux qui les composent peuvent être tentés de le trouver dans une perspective fascisante. En tout cas le discours d’un Zemmour avec son appel à l’État fort pour défendre les entreprises françaises à l’étranger, à un « patriotisme » économique pour les entreprises de l’hexagone et à une « synthèse gaullienne[xx] » définie comme le « rassemblement d’une bourgeoisie patriote et des classes populaires » correspond à leurs intérêts.

La bourgeoisie reste donc encore largement divisée sur l’option d’un recours au fascisme mais les crises décrites plus haut sont cependant suffisamment importantes pour que le consensus se réalise au sein de cette classe sur la nécessité de poursuivre la destruction des conquis sociaux et d’accélérer les politiques néolibérales d’une part, sur le besoin d’imposer un clivage identitaire en lieu et place du clivage social et économique avec, en conséquence, le développement de l’islamophobie et de la négrophobie d’autre part et sur la nécessité d’une répression brutale des mouvements sociaux pour une troisième part. Si la classe dominante pense globalement pouvoir encore se passer du recours au fascisme, une partie minoritaire de celle-ci y songe de plus en plus sérieusement et une majorité s’accorde sur le besoin d’une fascisation de l’appareil d’État. Dans une société fragilisée par une massification de la paupérisation et de la précarisation, l’incertitude pour l’avenir et l’angoisse du quotidien, ce processus de fascisation peut conduire une partie des classes populaires en recherche à la fois d’une compréhension simple d’un monde qui semble de plus en plus illisible et d’une solution providentielle incarnée par un sauveur vers ces sirènes dangereuses..

Dans ce contexte il est impératif de ne pas sombrer dans une logique de l’impuissance ne pouvant conduire qu’à la désertion ou au nihilisme. « Le pire n’est jamais certain » dit une maxime populaire. Éviter ce pire suppose cependant de faire progresser les consciences sur quelques axes incontournables : la redistribution massive du bas vers le haut mise en place par les politiques néolibérales, la politique impérialiste de la France en Afrique, le refus de toutes mesures d’exception durables qu’elles soient centrée sur une partie de la population ou qu’elles soient justifiées par un contexte exceptionnel [attentats, etc.], la dénonciation sans ambiguïté de l’islamophobie et de la négrophobie, etc. Sans ces incontournables un contexte de radicalisation plus forte des luttes sociales peut conduire à terme au recours fasciste par la classe dominante. Si le pire n’est pas certain, il est cependant possible.

Notes

[i] Hillary Clinton, America’s Pacific Century, 11 octobre 2011, https://foreignpolicy.com/2011/10/11/americas-pacific-century/

[ii] Justin Vaïsse, Barak Obama et sa politique étrangère (2008-2012), Odile Jacob, Paris, 2013.

[iii] Justin Vaïsse, Obama, le président du pivot, Herodote N° 149, 2013/2, p. 8.

[iv] Pascal Boniface, La Russie n’a aucune envie de conquérir le Donbas, L’écho du 25 décembre 2021, https://www.lecho.be/economie-politique/international/general/pascal-boniface-la-russie-n-a-aucune-envie-de-conquerir-le-donbass/10355786.html

[v] Cité in Alain Frachon, Afghanistan : Obama en échec, Le Monde du 2 juin 2016.

[vi] Pascal Boniface, La Russie n’a aucune envie de conquérir le Donbas, L’écho du 25 décembre 2021, op. cit.

[vii] Arnaud Leparmentier, La Chine, une désillusion américaine, Le Monde du 10 décembre 2021, https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/12/10/la-chine-une-desillusion-americaine_6105470_3234.html

[viii] « Etats-unies : face à la Chine, Joe Biden trace froidement sa route », Sud-Ouest du 17 septembre 2021, https://www.sudouest.fr/international/etats-unis/etats-unis-face-a-la-chine-joe-biden-trace-froidement-sa-route-5933997.php

[ix] « États-Unis : Trump change de cap en Afrique pour contrer les « pratiques prédatrices » de la Russie et de la Chine », Jeune Afrique du 13 décembre 2018, https://www.jeuneafrique.com/685721/politique/etats-unis-trump-change-de-cap-en-afrique-pour-contrer-les-pratiques-predatrices-de-la-russie-et-de-la-chine/

[x] Thomas Romanacce, En vue d’une possible guerre avec la Chine, l’US Air Force construit des bases dans l’océan Pacifique, Capital du 9 juin 2021, https://www.capital.fr/economie-politique/en-vue-dune-possible-guerre-avec-la-chine-lus-air-force-construit-des-bases-dans-locean-pacifique-1405741

[xi] Claude Leblanc, En 2022, changement de braquet des occidentaux en Asie, L’opinion du 26 décembre 2021, https://www.lopinion.fr/international/en-2022-changement-de-braquet-des-occidentaux-en-asie

[xii] Saïd Bouamama, La secondarisation de l’impérialisme français. Effets externes et internes de la « nostalgie d’empire », https://bouamamas.wordpress.com/2021/10/12/la-secondarisation-de-limperialisme-francais/#more-728

[xiii] Frédéric Leriche, La politique africaine des Etats-Unis : une mise en perspective, Afrique contemporaine, n° 207, 2003/3, p. 20.

[xiv] Mahaut de Fougieres et Alexandre Robinet-Borgomano, La politique africaine de l’Allemagne, 10 janvier 2020, https://www.institutmontaigne.org/blog/la-politique-africaine-de-lallemagne

[xv] Ibid.

[xvi] François Gaulme, Cap sur l’Afrique pour le Royaume Uni à l’heure du Brexit, L’Afrique en question, n° 51, février 2020, Institut Français des Relations International (IFRI), p. 2.

[xvii] Cette élection opposant au second tour deux candidats de droite, Alain Poher et Georges Pompidou avait été boudée massivement par les électeurs de gauche.

[xviii] Eric Zemmour, Face à l’info du 29 mai 2020, https://www.dailymotion.com/video/x7u76tv

[xix] Eric Zemmour, discours de Villepinte du 5 décembre 2021, https://www.youtube.com/watch?v=iBBtuSOEQC0

[xx] Eric Zemmour sur France 2 le 11 septembre 2021, https://www.youtube.com/watch?v=PYDKphg4ooo

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