Tiré du blogue de l’auteur.
En France, au terme de la présidence calamiteuse de François Hollande et des campagnes désastreuses de Benoît Hamon (2017) et d’Anne Hidalgo (2022), le Parti socialiste paraissait en voie de disparition et la gauche irrémédiablement fragmentée et défaite. La capacité de La France insoumise (LFI) à rassembler la gauche et à constituer la Nupes a créé une rupture politique majeure.
Contre toute attente, pour la première fois de son histoire, la gauche s’est rassemblée non plus sous la domination du PS, c’est-à-dire de sa fraction modérée, mais sous l’égide de la gauche radicale. Sans avoir été victorieuse pour autant, cette alliance inédite a sorti la gauche de son morcellement et les socialistes de leur agonie, et elle a bouleversé l’échiquier politique français.
Ailleurs en Europe, la Nupes n’a guère provoqué beaucoup de commentaires au sein des partis sociaux-démocrates [1]. Pourtant, après la chute du Pasok en Grèce, celle des travaillistes en Irlande, des socialistes en Italie, et du recul électoral des partis socialistes et travaillistes partout en Europe, la « chute finale » de la social-démocratie était déjà programmée par nombre d’observateurs [2]. Dans le paysage dévasté du socialisme rallié au néolibéralisme, la déflagration causée par la Nupes sur les socialistes en France peut-elle ne pas avoir d’effet en Europe ?
Nous tenterons ici, au moment de l’irruption de la Nupes, de rendre compte de l’état de la social-démocratie dans les différents pays d’Europe. Nous montrerons d’abord que les quelques succès enregistrés récemment par les socialistes dans le Nord de l’Europe sont en trompe-l’œil (nouveau profil socialiste, modèle brisé et social-chauvinisme). Après le contraste entre le reflux des socialistes et le choc produit par l’accession de Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste, nous poursuivrons avec la participation des gauches à des coalitions gouvernementales. Nous observerons les cas emblématiques de la « geringonça » au Portugal et la fin du bipartisme en Espagne avec l’émergence de Podemos. Nous poserons enfin la question de l’héritage socialiste en Europe et du souhait d’une contamination du socialisme par « l’esprit de la Nupes ».
Le nouveau profil socialiste
La social-démocratie avait montré une plus grande capacité d’adaptation et de renouvellement que les autres familles politiques. Les conquêtes sociales, limitées par les rapports de propriété et la protection de l’État, n’ont pu résister dans le nouveau régime du capitalisme à la financiarisation et la mondialisation des structures productives à l’échelle planétaire.
Dans des rapports de force dégradés depuis près d’un demi-siècle en raison de l’éclatement du salariat et l’augmentation du chômage, les sociaux-démocrates gouvernaient à présent sous la contrainte de la rentabilité financière des entreprises sous peine de délocalisation. Ils ne pouvaient plus relayer en conséquence les revendications syndicales. L’accompagnement par les socialistes des politiques néolibérales avait pour le moins abimé le rapport parti / syndicat. Il avait aussi détruit les tissus sociaux collectifs du mouvement ouvrier : les maisons du peuple, coopératives, caisses mutuelles de crédit, d’assurance, mouvements d’éducation populaire, associations culturelles, sportives et récréatives qui avaient autrefois façonné une « contre-société socialiste ».
La conversion de la social-démocratie au néolibéralisme s’est faite en deux phases. La première a consisté dans la décennie 1980-1990 par l’adhésion à la rigueur budgétaire, à la modération programmatique et l’abandon du paradigme keynésien. En rendant le parti compatible avec le tournant néolibéral, les socialistes voulaient conserver leur statut de parti de gouvernement. La seconde phase, plus brutale après l’effondrement des régimes communistes à l’Est et des partis communistes à l’Ouest, correspond au moment où le libéralisme triomphant paraissait sans rival. Cette mutation au néolibéralisme, assumée à des degrés divers par les formations social-démocrates, sera théorisée par la « troisième voie » de Tony Blair en Grande-Bretagne et le « nouveau centre » de Gerhard Schröder en Allemagne [3].
Ce nouveau profil socialiste valorise le marché et dévalorise l’État, il promeut des valeurs sociétales ouvertes et progressistes mais n’incarne plus les principes de redistribution et de solidarité à l’origine de la social-démocratie. Désormais, les socialistes se veulent un parti modéré, débarrassé de ses traditions et orienté vers les classes moyennes. La social-démocratie a ainsi préservé son statut de parti de gouvernement, mais s’est peu à peu aliénée le soutien des classes populaires. Après l’avoir contenu dans un premier temps, elle subit depuis la crise financière de 2007-2008 le déclin électoral le plus sévère de son histoire.
Les succès en trompe-l’œil des socialistes qui ont accédé récemment à la direction du gouvernement en Finlande (2019), au Danemark (2019), en Norvège (2021) et en Allemagne (2021), ont pu faire illusion mais ne démentent pas le pronostic du déclin. L’accession des socialistes aux commandes dans ces pays n’est pas le résultat d’une progression électorale significative mais d’un recul moindre que celui de leurs concurrents conservateurs. Leurs résultats, autour de 25 % des suffrages, restent bien en dessous des quelque 40 % qu’ils atteignaient encore à la fin du 20e siècle [4]. En Allemagne, le SPD a certes progressé par rapport au scrutin précédent, mais un scrutin qui avait été le pire de son histoire. Si bien que, pour rééditer la « Grande coalition », ce résultat n’a pas suffi à combler son affaiblissement structurel et encore moins l’effondrement des conservateurs du CDU-CSU. Olaf Scholtz a formé en conséquence une coalition à trois, SPD, Verts et libéraux.
Le Portugal est le seul pays où les socialistes ont connu un réel progrès lors des derniers scrutins, sans démentir pour autant le recul structurel de la social-démocratie en Europe.
Le modèle brisé
La Suède est considérée comme le modèle le plus accompli de social-démocratie. Le nouveau régime du capitalisme mondialisé a cependant terrassé le « modèle suédois ». Celui-ci reposait sur l’obligation faite au grand capital suédois de réinvestir ses bénéfices dans le pays. Lorsque, sous l’effet de la mondialisation, les entreprises se sont tournées vers l’internationalisation pour accumuler le capital, la grande centrale syndicale (LO) a tenté de contre-attaquer par le plan Rehn-Meidner de « fonds salariaux », visant à contrôler les investissements, projet mort-né face au lever de bouclier du patronat et de la droite.
Pendant toute la décennie 1980, le parti social-démocrate suédois SAP préconisera une « troisième voie » considérée comme intermédiaire entre le néolibéralisme radical de Margaret Thatcher et le socialisme de François Mitterrrand. Le tournant, que Tony Blair impulsera plus tard, fut amorcé dès le début des années 1980 en Suède. Il fut contenu dans un premier temps par Olof Palme mais, après l’assassinat de celui-ci en 1986, il s’imposera dans toute sa radicalité avec son successeur Ingvar Carlsson.
la Suède a donc été un des premiers pays à adopter la « troisième voie ». Alors qu’ils avaient toujours privilégié la protection sociale pour faire face à une grave récession et à une crise bancaire, les sociaux-démocrates se sont fait les artisans d’une austérité budgétaire radicale et ont décidé le gel des salaires et l’interdiction des grèves ce qui, sous la pression des syndicats, a conduit en 1990 à la chute du gouvernement. La nouvelle coalition avec les libéraux, toujours présidée par Ingvar Carlsson, poursuivit le cap de l’austérité. Le primat de l’efficacité économique, qui prévalait désormais sur la justice sociale, conduira à des privatisations dans l’éducation, la protection sociale et les services publics. La pauvreté des vieux, que l’on croyait éradiquée, a fait sa réapparition avec la réforme des retraites.
Dans le secteur de la santé, un système à deux vitesses s’est substitué au modèle universel qui avait fait la fierté des Suédois. Seules les personnes ayant souscrit une assurance-santé privée peuvent couvrir le tarif exorbitant des cliniques privées, pourtant largement financées par l’argent public, et leur éviter ainsi de longues files d’attente. Les réformes des années 1990 sont donc apparues non pas comme des sacrifices temporaires pour préserver l’état social mais comme sa remise en cause. Voilà comment, selon les mots de l’écrivain Henning Mankell, « La Suède est passée d’une tentative de construction d’une société décente à une entreprise de casse sociale » [5].
La décomposition du projet social-démocrate est aussi celle de son électorat. Olof Palme avait donné une image valorisante de la neutralité suédoise sous la forme d’un internationalisme solidaire actif. Il avait eu la capacité de capter les tendances contestataires de la société et avait pu stabiliser au plan électoral le SAP au-dessus de 43 %. Après les mesures antisyndicales, l’électorat du parti se réduira structurellement pour osciller autour de 30 %.
Aux élections de 2018, avec 28,4 % des voix, son plus mauvais score depuis 1911, le SAP est resté premier parti, sans que ce résultat profite aux formations conservatrices également en recul. Profitant du brouillage idéologique, les Démocrates de Suède (SD), formation d’extrême droite encore marquée par son passé néo-nazi, se présentera comme « le meilleur garant de l’État social, trahi par les sociaux-démocrates et menacé par l’immigration ». Alors que ce parti représentait moins de 1 % des voix jusqu’en 2002, il fera son entrée au parlement en 2010 avec 5,7 % et recueillera 17,5 % des suffrages aux élections de 2018, privant ainsi les deux blocs traditionnels de majorité.
Magdalena Andersson dirige ainsi un gouvernement social-démocrate minoritaire soutenu par les écologistes, le parti du centre et le parti de gauche. La formation d’extrême droite SD a dès à présent conclu un accord avec les conservateurs, les chrétiens démocrates et les libéraux en vue de gouverner après les élections de septembre 2022. Le parti social-démocrate SAP s’est engagé dans sa plate-forme électorale à « reprendre le contrôle du système de santé » et à réduire les profits réalisés par le secteur privé sur le dos de l’État. Sera-t-il pour autant crédible ?
La Suède se classe toujours parmi les pays les plus égalitaires, aux revenus moyens élevés et à une pauvreté absolue moins grande qu’ailleurs. Sur les questions de société, le pays a développé les politiques parmi les plus progressistes. Le SAP a accordé une place importante à l’écologie sans toutefois questionner son orientation productiviste. Cependant, dans aucun pays de l’OCDE, les inégalités de revenu n’ont autant augmenté qu’en Suède depuis les années 1980. La part des revenus du capital s’est envolée alors que les transferts sociaux ont été pénalisés par un système de protection sociale plus restrictif.
Face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le SAP a abandonné la politique de neutralité tiers-mondiste et demandé son adhésion à l’OTAN. Sous la pression de l’extrême droite, la Suède a durci sa politique migratoire liquidant ainsi ce qui restait encore de l’héritage d’Olof Palme.
Le social-chauvinisme
L’attentat djihadiste du WTC à New York le 11 septembre 2001 a fait basculer le siècle et mis à l’avant-plan le terrorisme. Les questions sécuritaires et migratoires ont nourri la montée d’une extrême droite « nativiste » et divisé la social-démocratie incapable de faire prévaloir la priorité de la question sociale sur les peurs identitaires.
Pour enrayer leur déclin, les socialistes n’ont pas toujours été imperméables aux thèmes identitaires, sécuritaires, voire xénophobes brandis par leurs adversaires. Ces thèmes ne sont certes pas proclamés par les socialistes avec la brutalité et la violence coutumière de l’extrême droite. Mais la réceptivité aux arguments dits identitaires a pu contribuer à installer « l’immigration comme problème » au centre du débat politique.
Ainsi Laurent Fabius, ancien premier ministre socialiste français, avait pu soutenir que « le Front national posait de bonnes questions mais donnait de mauvaises réponses ». La « pression migratoire » pouvait s’imposer alors comme cause de la souffrance sociale à la place de l’austérité salariale, des atteintes aux droits démocratiques, du démantèlement de la protection sociale et des services publics.
Les sociaux-démocrates danois se sont montrés les plus réceptifs à la xénophobie anti-immigrés promue par l’extrême droite. Evincés du pouvoir en 2015 par une coalition de droite soutenue par le Parti du peuple danois (Dansk Folkeparti, DF, parti populiste d’extrême droite, climatosceptique, europhobe et xénophobe), les sociaux-démocrates, pourtant dans l’opposition, ont soutenu les mesures extrêmement restrictives prises à l’égard des immigrés et des réfugiés. Avec le Parti du peuple danois, les sociaux-démocrates se sont opposés à l’accord sur les réfugiés de l’ONU et se sont ralliés au refus du gouvernement d’accueillir le quota de 500 réfugiés syriens proposé par la Commission européenne.
L’épreuve du pouvoir aura eu raison du Parti du peuple danois DF. Alors que ce parti sortait défait des élections législatives en 2019, les socialistes, bien qu’en léger recul, profitaient de l’émiettement politique et s’imposaient avec 25,9 % des voix comme premier parti. En conséquence, Mette Frederiksen a négocié un programme gouvernemental avec les centristes (Radikale Venstre) et deux formations de la gauche radicale comportant un volet écologique et social consistant. L’accord préconisait une réduction de 70 % des gaz à effet de serre pour 2030, le recrutement d’enseignants et la hausse des minima sociaux.
À la différence de ses partenaires qui souhaitaient un assouplissement de la politique du gouvernement précédent et un accueil plus humain des réfugiés, les sociaux-démocrates ont imposé la continuité de la politique de la droite populiste. Mette Frederiksen s’est en outre alliée à l’opposition de droite et d’extrême droite pour faire adopter, contre ses partenaires, des lois durcissant encore les conditions d’accueil des réfugiés.
L’extrême droite danoise a certes perdu les élections et quitté la majorité, mais sa politique identitaire et xénophobe occupe désormais le centre de l’espace politique. La tradition d’égalité, qui se confond avec la défense de l’État social, se trouve dénaturée en se limitant aux « Danois de souche » et à l’exclusion des autres. Depuis dix ans, le social réservé aux seuls Danois nourrit la xénophobie qui gangrène la société.
La social-démocratie, comme le reste de la société, n’est pas immunisée contre les valeurs conservatrices et xénophobes. À l’image d’une droite populaire, extrême ou non, l’idée symétrique d’une gauche populaire identitaire et sécuritaire comme au Danemark trouve aussi des partisans au sein de la social-démocratie. Manuel Valls a incarné en France cette tendance.
Comme ministre de l’intérieur, il n’avait pas hésité à déclarer que les Roms « ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation ». Et encore, « nous le savons tous, la proximité de ces campements provoque de la mendicité et aussi des vols, et donc de la délinquance ». Et de conclure : « Les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie » [6]. En Belgique, Conner Rousseau, jeune président du Parti socialiste flamand (Vooruit) [7], tout comme Zemmour, au lendemain des attentats de Charlie, affirme ne pas se sentir chez lui dans la commune populaire de Molenbeek à Bruxelles. Il se dit proche des socialistes danois dont il voudrait importer les bonnes pratiques pour contenir la montée du Vlaams Belang, parti d’extrême droite, qui avait conquis 18,5 % de l’électorat flamand lors des dernières élections alors que son parti n’en représentait plus que 10 %.
Le social-chauvinisme, en rupture avec le libéralisme culturel « permissif et laxiste », se propose de combiner un programme social de gauche avec des valeurs traditionnelles, sécuritaires et xénophobes. Il n’y a plus alors que l’épaisseur du papier pour le distinguer du national populisme de l’extrême droite.
Le reflux des socialistes en Europe
Après avoir connu son apogée au siècle passé, la social-démocratie fait à présent figure de grande perdante. Héritière d’une culture de compromis, elle a pu, malgré ses reculs et quitte à renier ses principes, demeurer une force de gouvernement au risque de perdre son identité.
En France, les socialistes ne se sont toujours pas remis du coup de tonnerre du 21 avril 2002 qui a vu l’élimination de Lionel Jospin au premier tour de l’élection présidentielle par Jean-Marie Le Pen, président du Front national. Ce résultat révélait tout à la fois la faiblesse de la gauche de gouvernement et l’emprise exercée par le Front national sur les classes populaires. Alors qu’elles avaient largement contribué aux victoires de François Mitterrand en 1981 et 1988, les classes populaires faisaient défection à la gauche en 2002 [8]. Revenu au pouvoir en 2012 avec l’élection de François Hollande, le PS paraissait avoir gagné la bataille du pouvoir mais seulement, selon les mots de Perry Anderson, après avoir perdu celle des idées. La défaite des socialistes, convertis au néolibéralisme, sera cuisante en 2017 et ouvrira la voie de la décomposition du parti. « Son pronostic vital, selon les mots de Henri Weber, était engagé ».
En Allemagne, après avoir porté en 1998 Gerhard Schröder à la chancellerie, le SPD doté de 40,9 % des suffrages a entamé dès 2002 sa descente aux enfers. Après des défaites électorales successives, il connaîtra son échec le plus cinglant en 2017 avec 20,5 % des voix. Entre ces deux dates, le SPD aura perdu près de la moitié de ses électeurs sans parvenir à solder la période Schröder. Au même moment, 94 députés AfD (Alternative für Deutschland) d’extrême droite effectuaient leur entrée au Reichstag.
Au moment de la débâcle du PS français, de l’effondrement du SPD allemand et du recul des partis sociaux-démocrates partout en Europe, l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste provoqua un véritable séisme politique en Grande-Bretagne. La perte de crédibilité des néo-travaillistes de Tony Blair avait entraîné leur échec électoral de 2010. La tentative d’Ed Miliband d’abandonner les excès de la « troisième voie » et de revenir à l’orientation traditionnelle de la gauche modérée (soft left) avait échoué en 2015. À l’issue des primaires basées pour la première fois sur le principe « une personne une voix », Jeremy Corbyn, représentant de l’aile gauche, fut élu à la tête du parti.
Cet ancien proche de Tony Benn, représentant l’aile gauche (Socialist Campaign Group) qui avait été marginalisée, fut autant une surprise de taille qu’un événement majeur. La campagne de cet homme affable, discret et sans charisme avait mobilisé bien au-delà de la vieille garde et avait suscité un enthousiasme qui avait dérouté les responsables du parti. Le choix en faveur de Corbyn ne s’inscrivait pas seulement en opposition aux politiques d’austérité conduites par les conservateurs, mais marquait surtout une rupture avec l’orientation néo-travailliste imprimée au parti pendant vingt ans.
Le Labour Party va-t-en-guerre, néolibéral, allié de Clinton, Berlusconi, Schröder et Netanyahu de l’ère Blair a été percuté pendant un temps par des forces sociales nées de la résistance au néolibéralisme. La victoire de Corbyn à la direction du parti dès le premier tour a été écrasante. À l’inverse de François Hollande, Jeremy Corbyn gagnera la bataille des idées avant de perdre celle du pouvoir.
Le choc Corbyn au Royaume-Uni
Depuis l’élection de Jeremy Corbyn à sa tête, le parti est traversé par la violence des affrontements entre l’appareil travailliste et ses élites qui n’ont pas accepté l’orientation de la gauche travailliste, organisée au sein d’un groupe parallèle « momentum ». L’offensive anti-Corbyn a d’abord consisté à vouloir le pousser à la démission. Il a subi le départ de plusieurs membres de son « shadow cabinet ». Le groupe parlementaire travailliste a imposé, moins d’un an plus tard, une nouvelle élection pour destituer son leader et a même voulu interdire à Corbyn de postuler à sa propre succession.
Sa réélection a été acquise avec un score supérieur au précédent. Sa position a encore été confortée par les résultats du parti aux élections anticipées convoquées par la première ministre Theresa May. Confiante dans les sondages et la presse qui prédisaient l’effondrement complet des travaillistes en raison de leur « programme suicidaire », la Première ministre voulait renforcer la majorité conservatrice pour négocier le brexit. À l’opposé de tous les pronostics, les travaillistes ont gagné les élections, passant de 30,4 % à 40,1 % des suffrages en 2017 faisant perdre ainsi aux conservateurs leur majorité absolue sans pouvoir cependant l’atteindre eux-mêmes. Ce résultat fut le meilleur depuis le raz-de-marée blairiste de 1997.
Le tournant droitier imprimé au parti par Tony Blair et son soutien des États-Unis dans l’invasion de l’Irak avaient entraîné la désertion des militants et des électeurs travaillistes traditionnels. Sous l’ère Blair, le parti avait perdu plus de la moitié de ses effectifs, passant de 405 000 à 177 000 adhérents. Avec Jeremy Corbyn, le Parti travailliste a opéré le plus grand virage politique en Grande-Bretagne depuis celui de Margaret Thatcher dans le camp conservateur.
Les jeunes, qui ont adhéré en masse au Labour, ont donné un nouvel élan aux références socialistes du parti et lui ont ajouté une dimension écologiste forte. Le programme d’un Labour socialiste, détruit par Margaret Thatcher et ringardisé par Tony Blair, retrouvait à nouveau droit de cité. En 2017, le parti comptait 575 000 membres et devenait le premier parti de ce qui fut l’Internationale socialiste [9].
Jeremy Corbyn, porté par « momentum », avait surgi en intrus en 2015. Il avait dû affronter d’emblée une véritable tempête visant à le détruire. Les calomnies et attaques ont déferlé contre sa famille et sa vie privée, il a été raillé sur sa tenue vestimentaire, sa volonté de baiser ou non la main de la reine, traité d’illuminé, d’incompétent, voire d’espion russe. La possibilité de voir une telle personnalité à la tête d’une des grandes puissances mondiales allait déclencher à son encontre une campagne abjecte destinée à le faire passer pour antisémite alors que son engagement contre le racisme, l’antisémitisme et le colonialisme avait été une constante de sa vie politique. Sa dénonciation de l’occupation israélienne, des assassinats à Gaza et de la politique menée par le gouvernement israélien, ne lui avait pas valu auparavant, même de la part de ses adversaires les plus résolus, d’être traité d’antisémite.
L’hostilité des conservateurs et de l’establishment britannique est bien sûr compréhensible. David Cameron, premier ministre conservateur, avait dès l’élection de Corbyn posté ce tweet : « Le Parti travailliste représente maintenant une menace pour notre sécurité nationale, notre sécurité économique et la sécurité de nos familles ». Deux ans plus tard, lors du congrès du Parti conservateur en septembre 2017, la première ministre Theresa May explicitait le jugement de son prédécesseur : « Nous pensions au fil des ans avoir imposé un certain nombre d’évidences : économie de la libre concurrence, importance de la prudence fiscale, création de richesse. Nous pensions, ajoutait-elle, qu’il y avait un consensus politique. Jeremy Corbyn a changé cela ».
Tous deux mettaient ainsi en exergue le danger que représenterait à leurs yeux un gouvernement travailliste décidé à rompre sur le plan intérieur avec le néolibéralisme et sur le plan extérieur avec l’allégeance traditionnelle du Royaume-Uni vis-à-vis des États-Unis. Mais l’hostilité la plus grande se manifesta au sein même de l’appareil travailliste qui restait acquis au blairisme. Après son succès électoral de 2017, la stigmatisation de Jeremy Corbyn prit une telle ampleur qu’elle imprégna tout l’espace politique, rendant inaudibles son projet, ses priorités et son programme.
Le champ médiatique fut désormais accaparé par une campagne hystérique fustigeant Corbyn et l’antisémitisme qui aurait gangréné le Labour. Les militants qui l’appuyaient furent traités de « sections d’assaut nazies ». Sur Twitter, le 13 août 2018, le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a demandé la « condamnation sans équivoque » de Jeremy Corbyn. Si bien que l’instrumentalisation de l’antisémitisme pratiqué par le gouvernement israélien pour discréditer la solidarité avec les Palestiniens se conjuguait avec celle de la droite travailliste et prenait même une dimension internationale [10]. Jamais une campagne de disqualification d’un leader de l’opposition n’avait été poussée aussi loin. Enlisée dans des luttes intestines, la gauche travailliste dépensa l’essentiel de son énergie pour surmonter les résistances internes sans pouvoir déployer pleinement son propre programme.
La défaite de Jeremy Corbyn a été tout aussi soudaine que son arrivée à la tête du Labour cinq ans auparavant. La chute du « mur rouge » a été la clé du scrutin de 2020 : une quarantaine de circonscriptions du Nord de l’Angleterre qui votaient traditionnellement travailliste passaient chez les Conservateurs. Se sentant une nouvelle fois abandonnés par le refus du Labour de se prononcer en faveur du Brexit, les électeurs travaillistes des vieux bassins industriels étaient séduits par la promesse de Boris Johnson de « rééquilibrer le pays » grâce à des investissements publics pour réduire les inégalités entre le Nord et le Sud. L’indécision de Jeremy Corbyn face au Brexit et son absence de charisme d’une part et la démagogie, le populisme et la résolution de Boris Johnson de l’autre ont fait le reste. Les travaillistes se sont ainsi fracassés, divisés entre leur électorat ouvrier des Midlands acquis au Brexit et les salariés précaires urbains plus jeunes, scolarisés et favorables à l’UE.
Elu à la tête du Labour après la démission de Corbyn, Keir Starmer a repris à son compte les accusations de prétendu antisémitisme ou du moins de « complaisance à l’antisémitisme » de Jeremy Corbyn. Il a mené une véritable chasse aux sorcières pour purger le parti de sa gauche. « Rien cependant, comme l’écrit à ce propos Thierry Labica, ne peut justifier l’accusation d’antisémitisme effréné du parti travailliste » et encore moins de Corbyn. Les préjugés antisémites sont malheureusement bien présents dans nos sociétés. Mais leur incidence au sein du parti travailliste est moindre que dans le reste du pays et c’est parmi les jeunes et la gauche qui soutiennent Corbyn que ces préjugés sont les moins fréquents [11].
Les gauches au gouvernement
Dans de nombreux pays, les sociaux-démocrates gouvernent avec des partis situés à leur gauche. Ainsi, le succès de la gauche radicale en Norvège aux élections de 2021 a permis de déloger le gouvernement conservateur d’Erna Solberg au profit de Jonas Gahr Store qui a formé un gouvernement minoritaire travailliste avec le Parti du centre, soutenu par deux formations de la gauche radicale de taille plus modeste : le parti socialiste de gauche SV (7,6 %) allié traditionnel des majorités de gauche et le Parti Rouge (RODT), marxiste et socialiste révolutionnaire (4,7 %).
En Suède, Magdalena Andersson dirige un gouvernement minoritaire social-démocrate SAP (28,3 %) avec le soutien des écologistes (4,4 %), du parti du centre (8,6 %) et du Parti de gauche (8 %) issu du Parti communiste se définissant comme éco-socialiste.
Au Danemark, Mette Frederiksen, à la tête du Parti social-démocrate, avait annoncé dès avant les élections de 2019 son choix pour un gouvernement minoritaire. Elle ne pourra former un tel gouvernement que grâce à ses alliés de la coalition dite du « bloc rouge ». Alors que les sociaux-démocrates enregistraient un tassement avec 25,9 % des voix, le parti social-libéral RV (8,6 %) et le Parti populaire socialiste (SF 7,6 %) doublaient les leurs, tandis que la Liste de l’unité ERG était en léger recul avec 6,9 %. Issu du PC, le Parti populaire socialiste est un parti de gouvernement tenant d’un socialisme démocratique et écologiste ; la Liste de l’unité, ou alliance Rouge Verte, écologiste et anticapitaliste fondée par d’anciens communistes et militants trotskystes. Pour éviter le retour des conservateurs au pouvoir, ces partis de gauche, tout comme le Parti social-libéral, ont maintenu leur soutien au gouvernement de Mette Frederiksen malgré ses mesures xénophobes et anti-immigrés.
En Finlande, le Parti social-démocrate a contenu son recul lors des dernières élections de 2019 avec 17,7 % des voix permettant ainsi à Sanna Marin, en dépit d’un résultat modeste, de prendre la direction d’un gouvernement de coalition. Parmi les partis de la coalition, les deux formations à la gauche des socialistes avaient nettement progressé lors du scrutin : la Ligue verte (11,5 %) et l’Alliance de Gauche (8,2 %), parti issu de la fusion du Parti communiste et des Ligues démocratiques du peuple et de la ligue des femmes.
À la veille des dernières élections allemandes de 2021, la possibilité de constituer une coalition de gauche (rouge, rose, verte) pouvait être espérée par les uns et crainte par les autres. Malgré la déroute des conservateurs (CDU-CSU), cette perspective s’est trouvée arithmétiquement exclue par l’effondrement de la gauche radicale. Le parti Die Linke résulte d’une fusion entre le WASG (Alternative électorale travail et justice sociale), scission de gauche du SPD sous l’égide d’Oskar Lafontaine et le PDS (Parti du socialisme démocratique) issu de l’ex-parti socialiste unifié d’Allemagne de l’Est. Die Linke, réduit pratiquement de moitié, n’avait rassemblé que 4,9 % des suffrages lors du dernier scrutin. Olaf Scholtz constitua une coalition à trois : Sociaux-démocrates (SPD), Verts et libéraux (FDP). En réalité, l’anathème porté par le SPD et ses partenaires contre tout rapprochement avec Die Linke aurait empêché une alliance à la gauche du SPD.
En Belgique, les deux partis socialistes (PS francophone et SPA flamand, devenu Vooruit) ont été relégués dans l’opposition en 2014 après 26 ans de participation au gouvernement fédéral. Le traumatisme fut donc immense pour des partis qui ne concevaient la politique que par la participation gouvernementale. Ils étaient concurrencés par les écologistes (Ecolo francophone et Groen flamand) et surtout à leur gauche par le Parti du travail de Belgique PTB, formation de la gauche radicale issue de la mouvance maoïste reconvertie à un réformisme radical. Les socialistes ont musclé leur programme pour regagner un électorat désabusé séduit par le PTB. Les élections législatives de 2019 ont permis le retour des socialistes, PS et Vooruit au pouvoir, au sein d’une coalition de sept partis sans arrêter pour autant l’érosion de leur électorat.
Le résultat des élections, dans un pays à structure fédérale dans lequel les régions disposent de compétences considérables, a encore accentué le contraste politique entre la Flandre, très à droite, dominée par deux partis nationalistes et la Wallonie et Bruxelles où la gauche est majoritaire. L’irruption du PTB qui a plus que doublé le nombre de ses électeurs et représente près de 14 % des suffrages a largement compensé l’érosion du PS. Malgré la pression du syndicat socialiste FGTB pour un gouvernement de gauche, arithmétiquement majoritaire en Wallonie et à Bruxelles, le refus du PTB et le peu d’appétence des socialistes et des écologistes a eu raison d’une coalition de gauche et a permis à ces deux formations de s’associer à des partis de droite dans les gouvernements des régions comme au fédéral.
Dans les pays à tradition social-démocrate, forts de leur majorité, les socialistes avaient pu constituer dans le passé des gouvernements homogènes. Un long déclin électoral dans un espace politique fragmenté ne leur permet plus d’accéder seuls au pouvoir. Parfois relégués dans l’opposition, ils participent souvent à des coalitions gouvernementales. Des formations de la gauche radicale et des Verts sont aussi dans de nombreux pays partie prenante de ces coalitions, comme partenaires minoritaires ou soutiens extérieurs aux gouvernements. La marge de négociation et l’influence de la gauche radicale au sein des coalitions gouvernementales reste cependant limitée, jusqu’à devoir accepter, comme au Danemark, des mesures anti-immigrés par crainte du retour de la droite au pouvoir.
Tout comme le SPD avait été la référence de la social-démocratie, Die Linke, fondée en 2007, a été, toutes proportions gardées, celle de la gauche radicale. Son effondrement lors des dernières élections en Allemagne avec seulement 4,9 % suffrages a été aussi un choc pour toute la gauche radicale. La démission de plusieurs de ses personnalités marquantes, dont Oskar Lafontaine, est révélatrice de la crise. La défaite de Die Linke est inséparable de ses divisions internes entre une orientation minoritaire dite populiste d’opposition au gouvernement et une majorité éco-socialiste plus sensible aux conditions de l’exercice du pouvoir en particulier dans les Lander où Die Linke participe à des coalitions dirigées par les sociaux-démocrates.
Souvent issus des anciens partis communistes, des groupes d’extrême gauche et trotskystes, des mouvements sociaux, écologistes, féministes, antiracistes et anticolonialistes, les formations de la gauche dite radicale se partagent ou combinent tradition marxiste et « mouvementisme ». Le manque d’organisation structurée et de stratégie cohérente, ainsi que le confinement dans des milieux contre-culturels et sociaux minoritaires, ne leur a que rarement autorisé à franchir le plafond de verre qui leur aurait permis d’occuper l’espace laissé vacant par la social-démocratie et jouer ainsi un rôle central au sein de la gauche [12]. Au plan européen, les élus des formations de la gauche radicale font partie du groupe de la Gauche Européenne GUE, co-présidé par Manon Aubry (LFI) et Martin Schirdewan (Die Linke) et compte 39 députés.
La « Geringonça » au Portugal
Au Portugal et en Espagne, à la différence des autres pays, seules des formations de la gauche radicale ont permis aux socialistes de gouverner soit par leur soutien extérieur, soit par leur participation directe au gouvernement.
Les années d’austérité imposées par la Troïka (Commission européenne, BCE et FMI) au Portugal avaient entraîné un taux de chômage record, une baisse des revenus et des retraites, une hausse des impôts et l’émigration de plus d’un demi-million de Portugais. Après les élections de 2015, le PS, qui avait obtenu 32,3 % des voix, devait choisir entre soutenir un gouvernement de droite ou conclure une alliance à gauche avec le Bloc de gauche (10,2 %) et la Coalition démocratique unitaire (PCP + Verts 8,2 %). Le programme social-libéral du PS et la méfiance entre les partis de gauche n’auraient pu laisser prévoir une alliance à gauche, si ce n’est le rejet par la population des politiques d’austérité qu’elle avait dû subir et son aspiration au changement. Antonio Costa avait conscience du danger que comportait pour son parti l’alliance à droite : le Pasok grec venait de s’effondrer après des années de politique d’austérité et d’alliance avec la droite. Les dirigeants socialistes observaient aussi depuis Lisbonne la déconfiture des partis socialistes européens convertis à l’idéologie libérale en France, en Hongrie, aux Pays-Bas. Surtout en Espagne, le scrutin de 2015 avait vu l’effondrement du PSOE rattrapé par l’émergence de Podemos.
Depuis la révolution des œillets, le PS, le Bloc de gauche et le Parti communiste PCP nourrissaient une hostilité viscérale les uns par rapport aux autres. Ils s’opposaient aussi sur l’Union européenne et l’OTAN. De plus, ni les Verts, ni le PCP, ni le Bloc de gauche ne voulaient entrer au gouvernement. Ils ont cependant fini par conclure un accord tellement improbable qu’il ne pouvait être, disait-on, qu’un « bidule », « un truc », « un machin » que l’on appela la « geringonça ». Il fut convenu que le Parti socialiste gouvernerait seul, appuyé au Parlement par les autres formations avec lesquelles il avait signé des accords bilatéraux, chacun conservant sa capacité d’initiative propre.
Lors des élections suivantes en 2019, le PS avec 36,3 % des voix s’est rapproché de la majorité absolue et a formé un gouvernement minoritaire recherchant cette fois, sans accord préalable, le soutien au cas par cas du PC et/ou du bloc de gauche. Enfin, le dernier scrutin en 2022 a enregistré le succès du PS et le recul limité du PC (-2 %) et sensible du bloc de gauche (-4,5 %). Antonio Costa a formé en conséquence un gouvernement socialiste, fort de 42,5 % des suffrages. Le Parti socialiste portugais s’était engagé depuis deux législatures dans des gouvernements refusant les politiques d’austérité sans pourtant pouvoir les inverser. Si les deux premières expériences qui engageaient le PS et trois formations de gauche avaient permis d’écarter durablement le « bloc de droite » responsable des politiques d’austérité, reste encore à voir ce qu’il en sera à présent du gouvernement socialiste majoritaire délié de sa dépendance à l’égard des partis situés à sa gauche. Depuis plus de 10 ans, les socialistes portugais sont les seuls en Europe dont l’électorat a augmenté de manière conséquente.
Fin du bipartisme en Espagne
À la différence des mobilisations du mouvement ouvrier d’antan, les socialistes, loin de pouvoir capter la colère populaire, sont devenus à présent la cible privilégiée des mouvements sociaux. Il n’en a pas été autrement en Espagne pour les socialistes (PSOE) face à un des grands mouvements sociaux de ce début du siècle.
Ainsi, en Espagne en 2011, le mouvement des indignés (indignados) (15-M) avait marqué profondément la société et sonné la fin du bipartisme qui rythmait la succession des socialistes du PSOE et des conservateurs du parti populaire (PP) au gouvernement. Les élections de 2015 ont enregistré l’irruption de Podemos, prolongement politique des indignés, qui brusquement, avec 20,7 % des suffrages talonnait le PSOE (22 %). Formation de gauche radicale aux traits populistes, Podemos se proposait, selon son leader Pablo Iglesias, de « convertir l’indignation en changement politique ».
À l’opposition gauche / droite Podemos substituait celle entre la caste et le peuple. Il dénonçait les politiques d’austérité menées tantôt par les conservateurs PP, tantôt par les socialistes PSOE et réclamait l’avènement d’une démocratie réelle. Podemos était cependant déjà divisé par de multiples dissensions et des batailles d’égo. Un duel fratricide a opposé ses deux leaders. Pablo Iglesias a été à l’initiative de l’alliance avec Izquierda Unida, formation néocommuniste qui s’inscrit dans une filiation marxiste. Il nourrissait le projet d’une « nouvelle social-démocratie » différente du PSOE. Inigo Errejon au contraire, en disciple fidèle de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, défendait la stratégie populiste initiale de Podemos. Podemos eut aussi beaucoup de mal à défendre sa position « équidistante » sur la crise catalane. Podemos a perdu ses deux leaders charismatiques, connaît à présent un recul attesté par ses divisions et piètres résultats lors des élections à l’Assemblée de la Communauté de Madrid en 2021.
Le PSOE, avec une orientation plus à gauche imprimée par Pedro Sánchez, est parvenu à remporter les élections législatives de 2019 avec 28 % des suffrages et a pu regagner la position de premier parti en Espagne. Dans l’incapacité cependant d’obtenir une majorité, il a dû convoquer des nouvelles élections en avril et de nouveau en décembre. Il lui a fallu alors accepter, ce qu’il avait exclu auparavant, un gouvernement de coalition avec Unidas Podemos qui, avec 12,9 % des voix, ne pouvait plus être que partenaire minoritaire du gouvernement de Pedro Sánchez.
Le gouvernement minoritaire, toujours obligé de construire des alliances avec la Gauche républicaine de Catalogne et divers partis nationalistes, régionalistes, autonomistes et écologistes, malgré sa fragilité et sans avoir inversé le cours politique, aura à son actif des résultats non négligeables. L’augmentation du salaire minimum de 22 %, l’encadrement des loyers et l’indexation des retraites à l’inflation portent la marque d’Unidas Podemos.
La conclusion d’accords entre les socialistes et les formations situées à leur gauche, au Portugal comme en Espagne, a déporté à gauche le PS portugais et le PSOE espagnol, identifiés jusque-là aux politiques néolibérales. Ces alliances, tâtonnantes, incertaines et fragiles, ont permis au Portugal et en Espagne d’infléchir les politiques d’austérité et l’adoption de mesures favorables aux classes populaires. Mais elles n’ont pas pu pour autant initier des réformes susceptibles de rompre avec le cours de la gestion néolibérale.
À une époque où les partis socialistes affaiblis ne sont plus à même de gouverner seuls, leur capacité à nouer des alliances, au centre, à droite ou à gauche est devenue pour eux un choix stratégique essentiel.
Le legs socialiste
La social-démocratie, identifiée à l’État social et à sa capacité à réguler le capitalisme, avait connu en Europe son apogée électorale dans les années 1945-1975. Elle n’a pas réussi à se relancer après l’effondrement des équilibres de l’après-guerre : en s’adaptant au néolibéralisme depuis les années 1980, elle a intériorisé sa logique et s’est, selon les termes de Gerassimos Moschonas, « dé-social-démocratisée » [13]. « La troisième voie » avait structuré sa reconversion social-libérale mais n’a pas été à même de reformuler un socle programmatique. Compromise dans le démantèlement de l’État social qui avait été sa marque de fabrique, la social-démocratie s’est aliénée le soutien des classes populaires et a entamé son déclin.
Ses rapports avec les syndicats se sont en conséquence détériorés. L’incapacité en France du gouvernement Valls d’associer ne fut-ce que la CFDT, pourtant syndicat d’accompagnement, à la loi El Khomry sur la flexibilisation du marché du travail montre bien à quel point la logique de gouvernement peut privilégier l’autorité de l’État au dépend de la négociation sociale. La social-démocratie demeure donc plus que jamais un parti de gouvernement mais n’est plus une force d’alternance.
Sur le plan électoral, tout en demeurant une formation politique importante, la social-démocratie paraît moribonde dans certains pays et en recul dans d’autres. Elle peine surtout à renouveler son logiciel idéologique et n’a plus rien à proposer pour se distinguer de ses concurrents. Affaiblie, la social-démocratie n’est plus seule sur la gauche de l’échiquier politique. Dans de nombreux pays, des nouvelles forces à la gauche de la social-démocratie ont compensé en partie son recul et se sont emparées de la radicalité rangée par les socialistes au rayon des souvenirs héroïques. En vue d’évincer les conservateurs, les sociaux-démocrates ont cependant toujours été dominants dans les alliances avec la gauche radicale et en soutien à des gouvernements de centre gauche. Dans trois cas seulement, l’alliance ne s’est pas faite sous la conduite modérée des socialistes, mais sous celle de sa composante radicale, à savoir Syriza en Grèce, le Labour au temps de Corbyn en Grande Bretagne et la Nupes en France.
Syriza en Grèce aura été une alerte pour l’ordre libéral en Europe. Après la gestion désastreuse de la droite conservatrice de la Nouvelle Alliance et la chute du PASOK, devenu le symbole d’un socialisme corrompu et clientéliste, un nouveau petit parti, issu du rassemblement de groupes de gauche et écologistes, arriva au pouvoir en 2015 après avoir gagné les élections. Le Premier ministre Alexis Tsipras, à la tête d’un pays en faillite sous tutelle de la Troïka (FMI, Commission européenne et Banque centrale européenne BCE), se trouvait engagé dans une épreuve de force telle qu’il dut capituler au bout de six mois pour éviter l’expulsion de la Grèce de l’Union européenne. Après l’élimination du PASOK, ce fut au tour de Syriza d’être finalement laminée par l’Union européenne. Sa défaite sera aussi le symptôme de l’impuissance des socialistes dans les institutions européennes.
Et la Nupes ?
En France, la gauche rassemblée par la Nupes autour d’un programme de réformes radicales est parvenue à ressusciter une social-démocratie moribonde. Ce n’est certes pas la première fois que la gauche se regroupe autour d’un même programme. En 1936, le programme de « Rassemblement populaire » avait uni les partis radical, socialiste (SFIO) et communiste. Il en avait été de même en1972 avec « le programme commun de gouvernement ». Enfin, la « Gauche plurielle » en 1997 a été le résultat d’accords à géométrie variable avec les Verts d’abord, et les autres composantes de la gauche ensuite.
En menant des négociations asymétriques, sur le modèle de la gauche plurielle, LFI a noué des accords sur mesure avec chaque partenaire pour former la Nupes. À la différence de tous les rassemblements précédents de la gauche, c’est LFI, sa composante la plus radicale, qui a la prééminence au sein de cette coalition. Par leur adhésion, les socialistes français, non sans déchirements internes, ont finalement accepté l’idée que pour préserver la social-démocratie il leur fallait aller au-delà et non en deçà de la social-démocratie.
Au temps du Front populaire, du programme commun et de la gauche plurielle, l’obstacle était moins l’union que le programme qui avait nécessité chaque fois un long travail de préparation et de négociation. Dans le cas de la Nupes, les forces de gauche qui n’avaient cessé de s’invectiver pendant la campagne présidentielle, parvinrent à s’accorder autour d’un programme initié par Jean-Luc Mélenchon et à former en à peine une dizaine de jours une véritable coalition à la veille des élections législatives. L’accent mis sur la polarité produite par la répartition inégale des richesses avait permis en effet de formuler un socle socialiste et écologiste qui, à des nuances près, faisait en fait consensus à gauche.
Le programme de la Nupes se propose ainsi de refonder l’État social contre le marché. Il se situe dans le prolongement du programme « marxo-keynésien » socialiste. En mettant en avant « la planification écologique », la Nupes s’est inscrite dans la perspective d’un État social, écologique et démocratique. L’adoption de réformes radicales aura donc été moins problématique pour la Nupes que le rassemblement pour créer le rapport de force politique nécessaire à les mettre en œuvre. Elle aura ainsi permis à ce que le socialisme démocratique ne disparaisse pas de la scène politique.
La question internationale est restée le non-dit du programme de la Nupes. Dans le monde bipolaire de la guerre froide, les socialistes avaient été atlantistes et les communistes fidèles à Moscou. L’analyse de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’appréciation de l’aggravation de la tension entre la Chine et les États-Unis à propos de Taïwan pèsent en permanence sur la fragile union de la Nupes. L’insécurité dans un monde devenu planétaire ne doit-elle pas se penser moins en termes militaires que climatiques, alimentaires, sanitaire et sociaux [14] ?
Le programme et l’union ne sont pas suffisants pour faire gagner la gauche. Encore lui faut-il retrouver l’enracinement populaire perdu par la social-démocratie. LFI a réussi à élargir sa base populaire en particulier dans les quartiers de la périphérie des villes et des jeunes de banlieue. Elle n’a pu reconquérir l’électorat des vieilles régions ouvrières, sinistrées par la désindustrialisation, réfugiées à présent dans l’abstention ou manifestant leur désarroi par le vote RN.
Déjà, la Geringonça portugaise avait montré qu’il était possible de composer avec les contraintes européennes. La Nupes se propose d’aller un pas plus loin et de composer avec les contraintes pour les transformer. Elle ambitionne un programme de réformes radicales mobilisateur sous l’égide d’un rassemblement de la gauche comme moyen de le réaliser. Les succès flamboyants de Blair et Schröder avaient conduit auparavant la social-démocratie à sa perte. Au contraire, l’échec de Jean-Luc Mélenchon à devenir premier ministre d’un gouvernement de cohabitation fait renaître aujourd’hui l’espoir d’un avenir socialiste et écologiste démocratique. Encore faut-il que la Nupes ne se résorbe en mariage de convenance et qu’elle se donne les moyens d’un ancrage dans les classes populaires.
Mateo Alaluf
Article publié dans Les Possibles n°33.
Notes
[1] On entend par social-démocratie une forme d’articulation entre parti et syndicat prenant appui sur l’action collective des travailleurs. Nous utilisons ici indistinctement les mots social-démocrate, socialiste et travailliste comme des synonymes, bien qu’on puisse voir des distinctions entre ces termes.
[2] Pascal Delwit, “This is the final Fall. An electoral history of European Social Democracy (1870-2019)”, CEVIPOL Working Papers, Université Libre de Bruxelles, Mai 2021.
[3] Fabien Escalona, La reconversion partisane de la social-démocratie européenne. Du régime social-démocrate keynésien au régime social-démocrate de marché, Paris, Dalloz, 2018.
[4] Le Danemark 25,9 %, la Norvège 26,3%, l’Allemagne 25,7% et la Finlande 17,7%.
[5] Hening Mankell, Le dynamiteur, Paris, Le Seuil, 2018.
[6] Éric Fassin, « Manuel Valls et les Roms : l’impossible procès », Le Monde, 8 octobre 2015
[7] À ne pas confondre avec le Parti socialiste francophone irréprochable sur les questions d’asile et de migrations. De plus, le Parti du travail de Belgique PTB (gauche radicale) est particulièrement bien implanté en Wallonie et à Bruxelles. Contrairement à la Flandre, l’extrême droite est inexistante sur la scène politique wallonne et bruxelloise.
[8] Henri Rey, La gauche et les classes populaires. Histoire et actualité d’une mésentente, La Découverte, Paris, 2004.
[9] Thierry Labica, L’hypothése Jeremy Corbyn, Démopolis, Paris, 2019 ; et Steve Jefferys, « Jeremy Corbyn est-il la preuve qu’il existe une vie après la mort pour le travaillisme ? », Savoir/Agir, N° 45, 2018.
[10] La désignation du cinéaste Ken Loach comme Docteur honoris causa par l’Université Libre de Bruxelles en 2018 donna lieu à une campagne internationale à son encontre. La proximité de Ken Loach avec Jeremy Corbyn et leur supposé antisémitisme étaient fustigés par la campagne insinuant aussi qu’une université procédant à une telle nomination ne pouvait être qu’antisémite.
[11] Thierry Labica, « Les accusations d’antisémitisme contre Jérémy Corbyn n’ont aucun fondement », Contretemps, 25 juillet 2022. /
[12] Le Parti du Travail (PTB) en Belgique échappe à cette caractérisation. Il a une organisation très structurée, est inséré dans les classes populaires et particulièrement en Wallonie dans les vieux bassins industriels, ses résultats sont en progression constante et par ses élus, issus du monde ouvrier, il se distingue des autres formations politiques.
[13] Gerassimos Moschonas, In the Name of Social Democracy, The Great Transformation : 1995 to the Present, Verso, London/New York, 2002.
[14] Bertrand Badie, Les puissances mondialisées : repenser la sécurité internationale, Odile Jacob, Paris, 2021. L’auteur développe à ce sujet la notion de « multilatéralisme social ».
À propos de l’auteur/trice
Mateo Alaluf est sociologue et historien, professeur à l’Institut de sciences du travail de l’Univerrsité libre de Bruxelles. Dernier livre paru : Le socialisme malade de la social-démocratie, Paris/Lausanne, Syllepse/Page 2, 2021.
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