Édition du 12 novembre 2024

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International

Le mouvement étudiant haïtien

Interview de Beltis James, étudiant et membre du Conseil de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) qui réunit des étudiants, des professeurs, les doyens et les trois recteurs.

"Il y a, depuis les années 1980-1990, une démarche qui consiste à tout privatiser dans le pays, et notamment le système universitaire. L’idéologie néolibérale sape l’UEH pour en légitimer sa privatisation. On aperçoit donc une prolifération des universités privées au détriment de l’UEH et donc des enfants du peuple."

Comment les étudiants voient-ils aujourd’hui la situation du pays ?

Ce n’est pas une question à laquelle il est facile de répondre pour la simple et bonne raison que les étudiants n’ont que très peu la possibilité de se réunir depuis le séisme.

Il y a eu quelques réunions, au niveau de la Faculté des sciences humaines notamment, convoquées par le conseil exécutif de la Faculté, mais seulement pour donner quelques rapports ou faire passer des informations. Il n’y a donc aujourd’hui pas encore de réunion où les étudiants se rassemblent pour discuter de la conjoncture, du devenir de l’université ou de celui du pays. Les étudiants sont beaucoup plus animés par l’idée de trouver quelque chose, du travail par exemple, car je pense qu’il y a aussi la pression familiale, mais surtout le quotidien à gérer, ce qui rend la situation difficile. Cette situation est valable pour la Faculté des sciences humaines (FSH), mais aussi pour les autres facultés de l’université d’état d’Haïti.

En quoi ce qui vient de se passer le 12 janvier a-t-il frappé l’université et le mouvement étudiant ?

Au niveau physique, il n’existe vraiment plus de salles de cours à l’université. D’après le rapport du rectorat, l’université est détruite à 70%. Des documents qui ne sont pas encore rendus publics existent. Il y a aussi environ plus de 300 personnes qui sont mortes, dont le doyen de la Faculté de linguistique. Cette dernière est celle qui a payé le plus lourd tribut avec environ 200 victimes. Il ne faut pas non plus négliger le fait qu’il n’y a pas encore de chiffres et d’informations sur le nombre de personnes amputées, handicapées ou disparues suite au séisme. C’est donc un coup très dur pour le mouvement étudiant. A cela s’ajoute le fait que le jour même du séisme mais quelques heures avant, un professeur marxiste et révolutionnaire très critique, M. Jean Anil Louis-Juste, a été assassiné. C’est un autre coup dur qui s’ajoute au précédent.

Vous pensez qu’il a été assassiné parce qu’il était critique ?

Vous savez, plus que seulement critique, il représentait le symbole de la résistance à l’université. Dans ses cours ou ses relations avec les étudiants, c’était vraiment un intellectuel militant. C’est d’ailleurs celui qui donnait le plus de cours à la FSH et même à l’université. Il organisait entre autres des formations pour les étudiants militants. C’est vraiment un professeur qui a marqué le mouvement, qui était très prolifique du point de vue académique et du point de vue de l’accompagnement des étudiants. A mon avis, c’est peut-être la raison de sa mort.

Quels sont d’ailleurs les problèmes rencontrés par le mouvement étudiant ?

A partir de 2002, il y a eu une élection que l’opposition haïtienne avait jugée frauduleuse. Je pars de ce point car l’élection du 21 mai 2002 consacre le pouvoir Lavalas, ce qui entraîne une vague de contestation populaire importante. A partir de là, on assiste à une convergence de l’opposition et des partis politiques contre celui de Lavalas sous le nom de « convergence démocratique ». Jean-Bertrand Aristide représentait l’incarnation des revendications populaires mais dans les faits, on s’attendait à mieux et il y a eu une énorme déception. C’est dans ce contexte qu’au sein de l’université, et surtout à la Faculté des sciences humaines, des cellules de réflexion se mettent en place. Elles ont pour but de réfléchir sur les agissements du pouvoir, sur la manipulation des masses populaires et sur la criminalisation des organisations revendicatives. Les bras armés du pouvoir ont dès lors semé la terreur dans les quartiers populaires et au niveau des petits commerçants et artisans.

Cette réflexion sur l’avenir du pays commence par le « mouvement souquet ». Il fait allusion à quelque chose qui est sur un arbre et que l’on doit secouer pour qu’il rentre en chute libre. De là, on commence à contester le pouvoir Lavalas. Différents secteurs de la vie nationale se retrouvent dans un grand mouvement contestataire, comme par exemple les étudiants, la presse, les fonctionnaires, mais aussi les employés de sociétés privées et même quelques personnes du patronat de la sous-traitance. On peut donc qualifier ce mouvement de « méli-mélo ». Tous n’étaient pas d’accord sur tout et à plusieurs reprises, comme on dit en créole, des « laissez frapper », qui désignent des heurts au sein du mouvement, étaient fréquents, particulièrement entre les étudiants et le patronat. Ce n’était pas vraiment un mouvement réfléchi entre les différents secteurs. C’est d’abord un mouvement entamé par les étudiants, et qui a ensuite été accaparé par les secteurs des affaires. Le point central, l’homme à abattre, était clairement JB Aristide. A côté de cela, des revendications plus profondes émergent de cette période et notamment celles du mouvement étudiant. Par exemple, la question de classe était toujours au centre des revendications des étudiants.

A partir de 2004, après le départ d’Aristide, les différents secteurs sont retournés à leur place, si l’on peut dire. Et les étudiants ont tenté à plusieurs reprises, et ont même réussi à mener leurs revendications beaucoup plus loin. On va alors retrouver un accord entre les autres secteurs pour matraquer le mouvement étudiant, qui a été criminalisé. On a dit que c’était des vagabonds, des casseurs… Criminalisation faite par le gouvernement, par la presse et même par certaines personnalités de gauche qui avait pourtant un passé de progressiste. Cela n’a pas empêché des actions fortes des étudiants à l’image des manifestations, des réunions et des barricades à Port au Prince.

Le mouvement étudiant de 2004 n’a pas la même allure que ceux d’avant 1986 (date de la fin de la dictature des Duvalier). Avant 1986, il y avait de grandes fédérations d’étudiants haïtiens. Mais après cette date, ces grandes fédérations se sont perdues et le paysage a changé pour donner place à des organisations plutôt au sein des facultés et notamment à l’Université d’état d’Haïti. Aujourd’hui, la Faculté des sciences humaines est le symbole de la contestation et l’espace ou l’on retrouve la résistance au gouvernement post 2004 si bien que certains nous cataloguent comme des agitateurs.

Vous parlez d’agitateurs. Justement, quelles sont les actions mises en place pour porter les revendications ?

Nous organisons surtout des manifestations, des sit-in et des barricades. Des conférences-débats au sein de la faculté ou bien dans des espaces et dans des lycées sont aussi un des moyens pour véhiculer nos revendications et enclencher une prise de conscience collective. Nous avons même tenté d’organiser ces conférences dans la rue.

Mais nos revendications et nos actions ne se limitent pas seulement au mouvement étudiant. Nous accompagnons également d’autres mouvements sociaux comme par exemple le mouvement des paysans ou encore ceux des travailleurs. Sur la scène politique, il y a deux moments où le peuple haïtien a été fortement secoué. Il y a eu les émeutes de la faim du 8 avril 2008. Déjà en février 2008, nous avons passé près de deux mois à organiser des concerts de casseroles chaque midi. Donc on frappe des casseroles et tout ce qui peut faire du bruit pour interpeller la population et le gouvernement. Cette action débutée à la FSH s’est vite répandue aux autres facultés de l’UEH. Le jour du 8 avril, nous avons organisé avec plusieurs autres facultés une manifestation dans le quartier populaire de Carrefour Feuilles.

On peut donc dire que vous portez des revendications qui ne se situent pas simplement sur le plan du système universitaire haïtien, mais que vous englobez des problématiques bien plus générales.

Oui, le mouvement étudiant a surtout une approche concernant la dégradation globale des conditions de vie des Haïtiens même si, fin 2009, suite à la crise survenue à la Faculté de médecine et de pharmacie (Fmp), nos revendications se sont pour cette occasion recentrées sur l’université.

Il y a, depuis les années 1980-1990, une démarche qui consiste à tout privatiser dans le pays, et notamment le système universitaire. L’idéologie néolibérale sape l’UEH pour en légitimer sa privatisation. On aperçoit donc une prolifération des universités privées au détriment de l’UEH et donc des enfants du peuple. Le secteur privé n’a pas la capacité d’accueillir toute la demande et donc les étudiants partent, en République Dominicaine par exemple, pour pouvoir se former.

Les étudiants se sont donc toujours dressés comme un seul homme pour se battre contre le pouvoir en place qui a toujours été un pouvoir dictatorial, un pouvoir qui n’a pas de projet pour le pays, donc anti-national, qui se plie aux intérêts de la bourgeoisie locale mais aussi une bourgeoisie internationale, qu’elle soit représentée par le FMI, la Banque mondiale et leurs plans d’ajustement structurel, ou directement par les gouvernements impérialistes à travers leurs différents plans. Ce sont donc ces deux aspects-là qui sont interconnectés et qui constituent l’essentiel de la lutte étudiante.

Parlez nous un petit peu de cette crise survenue fin 2009…

Un groupe d’étudiants a décidé qu’il n’était plus possible de fonctionner dans les conditions misérables auxquelles ils font face. Il n’y a pas de laboratoire, pas de bibliothèque, pas de cours réguliers qui sont remplacés peu à peu par des séminaires… Donc les étudiants se sont révoltés, allant jusqu’à une grève qui aujourd’hui encore n’est pas levée. D’autres facultés se sont ensuite jointes à l’initiative pour demander le départ du rectorat. Ce dernier était jugé immoral et l’UEH n’a pas à avancer avec ces gens. Plusieurs réflexions ont alors été entamées pour avoir une autre direction. Nous souhaitons une université qui étudie les problèmes réels de la population. A la FSH par exemple, nous connaissons beaucoup mieux les problèmes des sociétés occidentales que ceux qui ont trait à Haïti. C’était d’ailleurs la principale revendication du professeur Anil Louis Juste qui a été assassiné. Que l’université soit un espace ouvert sur les problèmes nationaux. Une université publique et autonome pour le peuple qui soit débarrassée de la ploutocratie et qui soit qualitativement cohérente.

Pour vous, quel est l’enjeu principal de la reconstruction ?

La reconstruction dont on nous parle me fait penser qu’il n’y aura pas de reconstruction du pays. Je pense qu’elle va se limiter à la remise sur pieds des infrastructures et des institutions de l’Etat, c’est-à-dire le Palais National, les prisons, les commissariats… Et je pense malheureusement que l’on va en rester là. Historiquement, l’élite haïtienne et l’Etat haïtien ne voient pas dans la population des êtres humains. Il y a de véritables problèmes en Haïti et on n’accepte pas que le peuple ait son mot à dire : il n’est rien ! Je ne pense pas qu’il puisse y avoir une reconstruction du pays sans le peuple haïtien et il est à craindre que les anciens schémas se reproduisent. Donc s’il y a une reconstruction, l’Etat va reconstruire ce qu’il y avait avant le tremblement de terre.

Même si je ne suis pas sûr que dans les jours qui viennent il n’y aura pas de mobilisations dans les quartiers populaires en marge du processus officiel, nous projetons à la FSH de réaliser des débats et des mobilisations autour de la question de la reconstruction. Il y a des réflexions autour de la sensibilisation, notamment au niveau des camps de déplacés aux environs de Port au Prince où nous tentons d’évaluer leurs conditions sanitaires pour dégager des possibilités d’amélioration. Nous allons faire en sorte que la reconstruction ne soit pas qu’une question de reconstruction d’édifice public. D’autant plus que l’histoire entre Haïti et la communauté internationale n’est pas porteuse d’espoir. Il y a toujours une différence entre les annonces et ce qui est vraiment fait. Par exemple, au départ d’Aristide en 2004, on avait promis à Haïti 1 milliard de dollars. Un an après, on nous a annoncé que cette somme était déjà dépensée alors que nous n’en avons pas vu la couleur. Nous ne croyons pas qu’ils veulent développer Haïti. On ne croit pas dans les politiques de développement. L’expérience d’Haïti avec le développement est quelque chose de très dur parce que le niveau de vie des Haïtiens avant l’implantation des ONG et les différents plans de développement était bien meilleur. Il n’y a d’ailleurs pas d’évaluation claire et officielle sur les 60 ans de politiques de développement qui ont été imposées à Haïti. Le professeur Janil dont nous avons parlé tout à l’heure avait lancé le débat sur ce point.

Vous parlez de relations difficiles avec la communauté internationale. Que pouvez-vous nous dire sur la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) ?

Les étudiants font du combat contre la Minustah un axe principal de la lutte. La FSH est d’ailleurs un des seuls lieux où la Minustah ne peut pas entrer. Elle a tout le pays, sauf la FSH. Et si par mégarde les soldats de la Minustah s’aventurent dans l’enceinte de la FSH, leur voiture sera totalement détruite. A l’entrée de l’établissement, vous pouvez voir inscrit « FSH, un espace inoccupé », ce qui montre bien que nous sommes un espace anti-Nations unies. Il y a eu à plusieurs reprises des heurts et des corps à corps entre soldats et étudiants à coup de pierres et de balles en caoutchouc.

Dispose-t-elle d’une certaine immunité ?

Avant même de parler d’immunité, il faut dire que la Minustah est arbitraire et illégitime. L’ONU est pour nous une organisation qui a échoué comme lorsqu’elle n’a pas réussi à empêcher les Etats-Uniens de bombarder l’Irak et les soldats américains, que nous appelons ici « enfants gâtés, casques d’acier », d’envahir le pays alors même que le monde savait pertinemment qu’il n’y avait pas d’armes de destructions massives. Pour en revenir à Haïti, ce n’est pas la première mission de l’ONU dans le pays et elle n’a jamais réussi, ni même pris le temps (comme c’est le cas des pays impérialistes) de savoir ce que veulent les Haïtiens. Qui sont-ils, ces Haïtiens ? Ce n’est pas n’importe quel peuple et on ne peut ni les assimiler aux Martiniquais ni aux Cubains ni aux Américains. Regardez par exemple la République Dominicaine qui a été occupée par les Etats-Unis pendant 4 ans et le baseball est devenu le sport national. Tandis qu’en Haïti, les Américains sont restés officiellement entre 1915 et 1934, mais pour nous Haïtiens, l’occupation ne s’est pas terminée à cette date puisqu’elle continue aujourd’hui encore. L’ambassade américaine est un gouvernement qui agit localement en Haïti. L’USAID est aussi un gouvernement en Haïti. Mais quoi qu’il en soit, ils n’arriveront jamais à faire d’un Haïtien un Américain. Jamais ! D’ailleurs moi, je n’ai jamais vu une balle de baseball même si Haïti était un grand producteur de ces mêmes balles. Tout a aussi été fait pour que les Haïtiens consomment de la bière à la place de l’alcool artisanal et seule une petite élite de la ville en consomme aujourd’hui. Il y a encore d’autres exemples comme ceux-là avec, par exemple, le vaudou. Le vaudou, c’est l’Haïtien, et l’Haïtien, c’est le vaudou. C’est une pratique de vie.

Donc pour comprendre Haïti, les slogans du « sous-développement » sont vides de sens. Il faut partir de la Révolution. Il faut regarder les différents groupes et classes sociales, alliances et rapports de force qui sont des paramètres très importants. Et c’est pour cela que je crois que, quelle que soit la mission qui intervient en Haïti sans prendre en compte ces choses, elle connaîtra un échec assuré. Les Haïtiens ne croient pas que l’international soit un bon papa. D’ailleurs, c’est dommage, mais l’étranger, « le blanc » en Haïti, incarne quelqu’un de mauvais. On pense toujours que « le blanc » a quelque chose à donner, mais qu’en même temps il est méchant. En Haïti, on pense qu’il a l’argent, les biens et le matériel mais qu’il n’a pas le cœur. Mais comme je dis toujours, le Che est un blanc tout comme Castro l’est aussi. Et beaucoup de blancs ont aussi choisi l’Homme plutôt que le Capital et le Profit.

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