Tiré d’Afrique XXI.
La décision du gouvernement britannique d’envoyer au Rwanda des personnes venues demander l’asile au Royaume-Uni a été condamnée à juste titre.
Amnesty International a parlé d’une « infamie ». Le directeur d’une autre ONG, Refugee Action, a évoqué « une manière lâche, barbare et inhumaine de traiter les personnes fuyant la persécution et la guerre ». Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a de son côté fait part de son « opposition » au projet. « Les personnes fuyant la guerre, les conflits et les persécutions méritent compassion et empathie. Elles ne devraient pas être échangées comme des marchandises et transférées à l’étranger où leurs dossiers seront traités », a-t-il fait savoir dans un communiqué (1).
Les débats sur cet accord se sont jusqu’à présent concentrés sur deux enjeux : sa légalité - peut-on considérer les demandes d’asile de certaines personnes comme irrecevables dès leur arrivée sur le territoire et permettre leur expulsion vers un État tiers ? - et le choix du pays d’accueil – le Rwanda. Ces deux questions offrent des voies potentielles de recours devant la justice.
Mais une autre question aurait mérité d’être posée : pourquoi cet accord a été conclu avec le Rwanda, et pas avec un autre État ?
De fait, cet accord est conforme à la politique étrangère menée par le gouvernement rwandais depuis le génocide des Tutsi, en 1994. Il permet à Kigali d’avoir un moyen de pression sur des États puissants. Pendant quinze ans, la poursuite à l’échelle mondiale d’individus soupçonnés d’être impliqués dans le génocide de 1994 a permis au Rwanda d’établir un réseau transnational de coopération entre les services de la justice pénale et ceux des contrôles aux frontières. Ce réseau comprend des États avec lesquels des accords de transfert de réfugiés sont sur le point d’être conclus, notamment le Royaume-Uni et le Danemark. Fin avril, le ministre danois de l’Immigration, Mattias Tesfaye, a confirmé que les négociations en cours avec le Rwanda comprenaient « un éventuel mécanisme de transfert des demandeurs d’asile ».
La fermeture des frontières : des opportunités politiques et diplomatiques
Le gouvernement rwandais a bien compris que les mesures draconiennes mises en place par les États occidentaux pour le contrôle de leurs frontières offrent des opportunités politiques et diplomatiques. Depuis 2007, le Genocide Fugitive Tracking Unit (GFTU), un département du parquet national rwandais, collabore avec des forces de police, des agents de contrôle aux frontières et des autorités judiciaires du monde entier pour enquêter, extrader ou faire expulser les personnes soupçonnées d’avoir joué un rôle dans le génocide. 1 146 actes d’accusation pour génocide émis par la GFTU ont abouti à des procédures judiciaires dans plus de vingt pays. Ma base de données sur ces procédures montre que les expulsions pour des infractions liées à l’immigration ont été plus rapides, mieux financées, beaucoup moins examinées et plus favorables au renvoi des personnes au Rwanda que les extraditions pour cause de génocide.
Le gouvernement rwandais a aussi compris depuis longtemps que le contrôle des frontières fixe les termes des relations entre le Sud et le Nord à l’échelle mondiale. Ce contrôle constitue la base sur laquelle les États sont disposés à engager des ressources pour certaines politiques. Le bilan de l’extradition des personnes soupçonnées de génocide vers le Rwanda est mitigé : le Royaume-Uni, la France, l’Italie, la Suisse et la Finlande refusent l’extradition, tandis que le Danemark, la Suède, les Pays-Bas, la Norvège, l’Allemagne et la République démocratique du Congo l’autorisent. En revanche, les procédures d’expulsion et d’immigration ont donné lieu à des retraits de permis de séjour, des retraits de citoyenneté, des refus de demandes d’asile ou des poursuites pénales pour des infractions liées à l’immigration dans tous ces États, ainsi qu’aux États-Unis, au Canada et en Ouganda.
Dans son premier discours public après la conclusion de l’accord avec le Royaume-Uni, le président rwandais, Paul Kagame, a établi un lien direct entre ces transferts potentiels vers le Rwanda et la demande d’extradition de cinq suspects de génocide vivant au Royaume-Uni (2).
De même, l’accord diplomatique qui lie le gouvernement danois et le Rwanda au sujet de la « coopération en matière d’asile et de migration » a été signé en avril 2021 après l’extradition de deux suspects de génocide, Emmanuel Mbarushimana et Wenceslas Twagirayezu, qui s’étaient installés au Danemark.
Une tradition d’hospitalité
Les blessures du génocide de 1994 contre les Tutsi agissent de manière complexe. Comme l’a récemment souligné l’écrivaine franco-rwandaise Scholastique Mukasonga, le « Partenariat pour la migration et le développement économique » signé le 14 avril entre Londres et Kigali s’inscrit dans le cadre d’idées profondément ancrées sur l’hospitalité rwandaise. Le Rwanda a, dans l’histoire récente, accueilli de nombreux réfugiés venus d’Afrique centrale et d’Afrique orientale. Il a également développé une politique étrangère proactive dans laquelle l’expérience du génocide de 1994 peut servir de levier diplomatique.
Cela s’est traduit notamment par l’envoi de soldats rwandais dans les missions de paix de l’ONU - au Soudan, au Mali, en Haïti et en République centrafricaine -, ainsi que par le récent accord bilatéral passé avec le Mozambique pour le déploiement de troupes rwandaises dans la province septentrionale de Cabo Delgado, en proie à une insurrection djihadiste.
En janvier 2020, le président Kagame a été reçu au King’s College de Londres. L’événement était présidé par Alexander Downer. Ministre australien des Affaires étrangères du gouvernement de John Howard de 1996 à 2017, Downer a été l’architecte de la politique de son pays visant à détenir des demandeurs d’asile dans des camps offshore. En février 2022, il a été investi de la mission de passer en revue la Border Force du Royaume-Uni [NDLR : une agence chargée de coordonner les opérations de contrôle aux frontières du royaume dans les ports, les aéroports et les gares], et s’est fait l’avocat de la délocalisation des centres de traitement des exilés vers d’autres États, parmi lesquels furent suggérés Chypre, Nauru, le Ghana, l’île de l’Ascension (3) ou encore l’Albanie. Finalement, c’est avec le Rwanda que le Royaume-Uni a trouvé un terrain d’entente.
Des relations inégales
Le gouvernement rwandais est bien au fait des inégalités économiques et politiques structurelles de ce monde. Ce type de partenariat ouvre une série de voies pour que des fonds puissent circuler sans que des contrôles stricts des accords puissent être effectués. La pandémie mondiale du Covid-19 a fait chuter la croissance du PIB du Rwanda de 9,46 % en 2019 à -3,35 % en 2020. Le président Kagame a dénoncé à raison les inégalités mondiales dans la vente et la distribution du vaccin.
Lorsque je me suis rendu à Kigali en janvier 2021, j’ai découvert une ville en proie à d’immenses tensions. En milieu urbain, les gens avaient faim, et la difficulté d’accès au vaccin créait une pression énorme sur des secteurs clés comme le tourisme. C’est en réponse à cette situation critique que les négociations alors en cours avec le Danemark comprenaient initialement un accord sur des dons de vaccins, que le Rwanda a finalement fermement rejeté.
L’approche carcérale du contrôle des frontières est véhiculée à travers une série de réseaux transnationaux qui ont pour arrière-plan des relations économiques et géopolitiques mondiales inégales. Il est important de comprendre d’où vient cette approche, pourquoi elle gagne du terrain et où elle est expérimentée afin de la remettre en question.
Notes
1- Ce paragraphe est un ajout de la rédaction d’Afrique XXI.
2- Lire à ce sujet Jason Burke, « Rwanda president suggests UK extradite genocide suspects after asylum deal », The Guardian, 16 mai 2022.
3- Il s’agit d’une île de l’océan Atlantique Sud située entre l’Afrique et l’Amérique du Sud, au large du Liberia, qui fait partie du territoire britannique d’outre-mer de Sainte-Hélène, Ascension et Tristan da Cunha.
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