Tiré de Springmagasine
Jeudi 12 janvier 2023 / PAR : YVES ENGLER
Traduction Johan Wallengren
Wayne Eyre, chef d’état-major de la Défense du Canada, a déjà déclaré souhaiter voir « l’industrie de la défense partir sur le pied de guerre ». Il a affirmé que nous sommes en guerre avec la Chine et la Russie, qui pourraient bientôt s’emparer de territoires canadiens dans l’Arctique. Dans une récente entrevue où il faisait son bilan de fin d’année, il a ajouté que le Canada pourrait devoir se militariser comme il l’a fait au début de la Seconde Guerre mondiale : « j’ai souvent incité l’équipe [de planificateurs militaires] à regarder l’histoire. Qu’avons-nous fait en 1939 ? »
Le bellicisme affiché ces derniers temps par le chef de l’armée canadienne représente une escalade troublante qu’il faut dénoncer. Mais on aurait tort de voir dans cette réaction quelque changement fondamental : elle participe au contraire du credo des Forces canadiennes, qui misent depuis longtemps sur une militarisation accrue de la société et un resserrement des liens avec la première puissance militaire mondiale.
Les va-t-en-guerre
La rhétorique du général Eyre a certes été particulièrement agressive dernièrement, mais cela fait longtemps que les Forces canadiennes font la promotion de ce que certains appellent, par euphémisme, la « défense avancée ». Utilisant une analogie douteuse avec le hockey, Rick Hillier a affirmé, alors qu’il était chef d’état-major de la Défense en 2005, que « la meilleure défense du Canada est une bonne offensive : nous devons jouer un rôle important dans le monde pour empêcher que la violence et les conflits ne rebondissent chez nous. » Faisant écho à cette pensée, le document de 2017 intitulé « Protection, Sécurité, Engagement : La politique de défense du Canada » énonce que les Forces canadiennes doivent « répondre activement aux menaces à l’étranger pour assurer la stabilité au pays » et que « la défense du Canada et des intérêts canadiens… exige un engagement actif à l’étranger ». Or, une telle logique est de nature à justifier la participation à d’interminables campagnes militaires dirigées par les États-Unis.
Les principaux intéressés dans l’armée ne demandent d’ailleurs pas mieux. C’est ainsi qu’en 2012, le chef d’état-major de la Défense de l’époque, Walter Natynczyk, a déclaré à la Presse canadienne : « Nous avons des hommes et des femmes qui ont été mobilisés deux, trois, quatre fois et voilà ce qu’ils me disent : « mon général, cette destination est étampée sur notre passeport ; pouvons-nous aller faire un tour ailleurs maintenant ? ». Et ce dernier d’ajouter : « il y a aussi ces jeunes marins, soldats et aviateurs des deux sexes qui viennent de terminer leur formation de base et qui veulent aller voir ailleurs - et cet ailleurs, dans leur esprit, c’est l’Afghanistan. Alors, si on ne les envoie pas là, où d’autre ? Ils veulent tous servir sous les drapeaux. »
La prédilection des Forces canadiennes pour la guerre fait de temps à autre son chemin dans les colonnes de la presse. « Nous allons être des instruments de guerre (We’re going to be warfighters) », tels sont les mots prononcés par Adam Moore, commandant du 3e Bataillon de la Princess Patricia’s Canadian Light Infantry en 2018, au moment de signifier à des recrues de rompre les rangs.
Impérialisme canadien
Au cours des trois dernières décennies, le Canada a ouvertement participé à une série de guerres à grande échelle non provoquées (Irak 1990-91, Serbie 1999, Libye 2011 et Afghanistan 2001-14). Ses militaires ont également discrètement participé à une autre guerre de grande envergure (Irak 2003), ainsi qu’à une guerre de moyenne envergure (Irak/Syrie 2014-23) et dans cette dernière, les forces spéciales canadiennes avaient appuyé l’équipe militaire américaine accusée d’avoir tué de nombreux civils.
Les militaires canadiens ont également envahi un pays avec l’objectif de renverser son gouvernement élu (Haïti 2004) et y sont retournés six ans plus tard, en partie pour veiller à ce qu’un président populaire ne revienne pas d’exil. Les Forces canadiennes ont par ailleurs participé à des missions violentes de l’ONU (Somalie 1993, Yougoslavie 1991-95). Au cours des trois dernières décennies, les militaires canadiens ont pris part à des dizaines d’autres déploiements à visées politiques ou missions de combat. On pense notamment à la formation des forces de sécurité palestiniennes visant à surveiller l’occupation israélienne et au renforcement de l’armée ukrainienne dans le cadre d’une guerre par procuration de faible intensité avec la Russie. Nos soldats ont de plus participé à des missions navales qui ont testé les limites de la souveraineté du Nigéria, de l’Iran et de la Chine, entre autres pays.
Ce qui rend les salves actuelles du général Eyre particulièrement troublantes, ce sont les ramifications géopolitiques. À la fin du mois d’octobre, le chef de l’armée canadienne a déclaré au Parlement que la Chine et la Russie, pays dotés de l’arme nucléaire, se considéraient en guerre contre l’Occident. Deux semaines plus tard, il a ajouté que ces deux pays allaient de plus en plus contester la « mainmise ténue » du Canada sur son territoire dans l’Arctique. Du même souffle, celui-ci demande que l’industrie soit placée sur le « pied de guerre » et que les planificateurs militaires se préparent à un conflit de type Seconde Guerre mondiale.
Parallèlement à cette rhétorique sinistre, le Canada est dans les faits en guerre contre la Russie. Des forces spéciales et d’anciens militaires canadiens sont en effet présents en Ukraine, le Canada partageant des renseignements, formant des troupes et livrant d’énormes quantités d’armes à ce pays. Qui plus est, le Canada a positionné un important contingent militaire aux abords de la frontière russe en Lettonie et dans les environs. En ce qui concerne l’autre État doté de l’arme nucléaire qui selon le général Eyre est en guerre contre nous, le Canada a récemment produit une stratégie pour la région indo-pacifique qui cible la Chine et a félicité le Japon et la Corée du Sud d’avoir annoncé un renforcement de leurs capacités militaires. Le Canada a également augmenté le nombre de frégates et d’avions de patrouille œuvrant aux côtés des forces américaines dans la région, avec la Chine dans le collimateur.
Faire de 2023 une année de paix
Dans ce climat géopolitique aux vents contraires, on doit pouvoir compter sur les gens de gauche, les écologistes et les humanistes de tout acabit pour contrecarrer la rhétorique du général Eyre. Souhaitons que l’année 2023 soit celle où les internationalistes sauront brider les élites et les militaristes de tous bords, qui conduisent l’humanité vers l’abîme par amour de l’empire et pour le profit d’entreprises d’armement.
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