Édition du 5 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Droite extrême

Dossier droite extrême et extrême droite

Le cas de l'État Espagnol

Nous publions la suite de notre dossier consacré à la droite extrême et à l’extrême droite en Europe, avec une analyse plus particulière du cas espagnol.
L’État espagnol semble à première vue représenter une « exception » en Europe puisqu’il n’existe pas de parti d’extrême droite ayant un poids électoral notable. Mais c’est oublier les origines et la nature du Parti populaire.

Le Parti populaire espagnol : une droite menaçante

Dans les études comparatives effectuées depuis quelque temps sur la résurgence de l’extrême droite ou de la droite radicale en Europe, on tend généralement à considérer que l’absence d’une force politique de ce type, représentée au Parlement, en Espagne, est un bon signe : cela pourrait s’expliquer par le discrédit du franquisme au sein de la population. Seules quelques analyses reconnaissent que cette spécificité serait liée principalement au type de parti de droite majoritaire qui s’est formé dans l’Etat espagnol. S’y ajoutent les obstacles issus d’un système électoral où la gouvernabilité prime sur la représentativité, ce qui rend plus difficile l’entrée de nouvelles formations politiques au parlement. Nous partirons de ces particularités pour tenter d’interpréter cette « anomalie espagnole ».

Le changement d’époque signalé par la chute du bloc soviétique, avec la vague de triomphalisme néolibéral et néoconservateur que l’on sait aux Etats-Unis et en Europe, coïncide avec l’éclatement de scandales successifs de corruption et de terrorisme d’Etat impliquant le PSOE – en particulier, le cas du GAL [Groupe armé de libération : nom d’un « escadron de la mort » ayant à son actif l’assassinat, en France et en Espagne, de réfugié.e.s politiques et de militant.e.s indépendantistes basques, NDT].

Cette période est aussi marquée par une mobilisation syndicale unitaire et une relative montée de Izquierda Unida [coalition électorale impulsée par le PCE et d’autres secteurs de la gauche, après l’échec du référendum contre l’OTAN, NDT]. En revanche, le « scandale Naseiro », qui touche une partie du nouveau groupe dirigeant du PP, va être facilement neutralisé par Aznar. [Cette affaire tourne autour d’écoutes téléphoniques de narcotrafiquants qui débouchent sur la mise en évidence de financements illégaux du PP, NDT].

Montée de « l’aznarisme »

Dans ce contexte, et avec l’aide croissante des télévisions privées qui commencent alors à fonctionner, et de médias comme El Mundo, la nouvelle équipe aznariste se sent la force d’actualiser son discours, fondé sur les piliers traditionnels du nationalisme espagnol et de la défense des privilèges de l’Eglise catholique, en faisant le silence sur ses origines franquistes et en mettant d’autres thèmes au premier plan comme la « régénération démocratique » et un néolibéralisme plus agressif. En 1992, au lieu de relancer la Fondation Cánovas del Castillo (plus conservatrice), Aznar crée la Fondation pour l’analyse et les études sociales (FAES), un nouveau think tank destiné à étayer un projet capable de se présenter comme une solution de rechange à l’usure de Felipe Gonzalez [avocat socialiste, Président du gouvernement de 1982 à 1996, NDT] aux yeux du grand capital.

Cette stratégie commence à donner de bons résultats à partir des scrutins municipaux et régionaux de 1995 et débouche sur la victoire aux élections nationales de l’année suivante. Néanmoins, la nécessité de pactiser avec les nationalistes catalans et basques [Convergencia i Unio (Catalogne), Partido nationalista vasco (Euzkadi), NDT] pour se maintenir au gouvernement atténue le développement de ce projet, ce qui contraint le PP à chercher une référence historique identitaire plus large que celle issue du franquisme.

Dans cette première législature, des efforts sont faits pour concilier les origines franquistes du mouvement avec des renvois à la Restauration canoviste l, à Ortega y Gasset [philosophe espagnol, républicain de droite, partisan discret du franquisme pendant la guerre civile, NDT] et même – pour peu de temps, en raison de son laïcisme et de sa diabolisation par le régime franquiste – à la figure de Manuel Azaña [républicain modéré, Premier ministre de 1931 à 1933, puis Président de la république pendant la guerre civile, NDT].

On peut considérer que c’est durant la seconde législature présidée par Aznar, et surtout après le 11 septembre 2001, que se manifeste ouvertement une pugnacité néoconservatrice qui se greffe, avec davantage de force, sur les racines déjà très marquées du PP. Ce n’est pas un hasard si le Groupe d’études stratégiques (GEES) est coopté à ce moment par la direction du parti comme think tank (et finalement intégré à la FAES) pour justifier l’implication croissante d’Aznar dans la nouvelle géopolitique de Bush Jr et sa « guerre globale contre la terreur » (GEES, Qué piensan los « neocons » españoles, Madrid, 2007).

En effet, les articles de cette équipe, animée principalement par Rafael Bardají et Ignacio Cosidó, constituent le meilleur exemple d’une identification « sans complexe » avec les neocons états-uniens, leur guerre « de civilisation » et leur pleine solidarité avec l’Etat d’Israël. Cette période coïncide de surcroît avec la stratégie de confrontation avec le nationalisme basque et l’option d’une déroute militaire d’ETA, après l’échec de la trêve de 1998. Le nationalisme espagnol du PP se traduit par l’application de mesures et de lois d’exception – comme la loi sur les partis –, similaires à celles adoptées par les Etats-Unis et l’Union européenne. Cet alignement neocon se confirmera lors du sommet des Açores, qui – il ne faut pas l’oublier – symbolise la convergence avec la « troisième voie » de Blair.

Occuper la rue

Pour identifier le point d’inflexion du durcissement de la stratégie du PP, il faut évidemment revenir aux effets de sa réponse intéressée – et sans succès – à l’attentat du 11 mars 2004, ainsi qu’à sa déroute électorale d’alors face au PSOE de Rodríguez Zapatero. Dès lors, un sentiment collectif de « victoire volée » se développe dans les secteurs sociaux et médiatiques qui appuient le PP, et dans le parti lui-même.

C’est le début d’une nouvelle étape, où l’on procède à une reformulation du projet (directement à partir de la FAES de Aznar), visant à délégitimer le résultat des élections en recourant à la « théorie du complot » et à la « stratégie de la tension ». Cette stratégie donne des ailes (nouvelles) aux secteurs les plus extrémistes du PP, ainsi que de la droite médiatique et culturalo-religieuse, ce qui provoque une réduction de l’espace que peuvent occuper les groupes néofascistes.

Dès ce moment, on peut observer un cycle de mobilisations extra-parlementaires, menées par un bloc social, politique et culturel de droite, large (et pluriel), où plus d’une fois la direction du PP n’est pas à « l’avant-garde ». Elle emboîte plutôt le pas à des initiatives provenant de l’Association des victimes du terrorisme, du Forum d’Ermua [association basque contre le terrorisme, réclamant une attitude ferme face à ETA et à Herri Batasuna, NDT], du Forum espagnol de la famille, de la hiérarchie catholique ou de secteurs de l’enseignement catholique.(²)

Ce bloc se constitue en réponse à la stratégie de Rodríguez Zapatero. Après le retrait des troupes espagnoles d’Irak, ce dernier choisit de se lancer prudemment dans une avec le gouvernement tripartite catalan, et de rouvrir des négociations avec ETA. Cela lui permet de compenser l’absence de différences substantielles avec la politique économique du PP, alors qu’il est au service du même « modèle de croissance », basé sur la bulle immobilière.

Son appel modéré en faveur d’une « Espagne plurielle » et de l’espoir d’un dialogue fructueux avec ETA finissent par échouer pour divers motifs ; cette orientation se combine avec un « réformisme sociétal » sur des thèmes liés aux droits civils (mariage homosexuel, réforme de l’avortement) (Vidal Beneyto, J., Corrupción y democracia, Madrid, 2010). Cela permet à Rodríguez Zapatero de conserver ses appuis dans la gauche sociale et culturelle, mais ouvre en même temps à la droite de nouvelles opportunités de « guerres culturelles », tant au parlement que dans la rue.

Dans ce contexte, les débats liés à la mémoire historique et au statut de la Catalogne contribuent à mettre au premier plan des conflits qui s’enracinent dans le franquisme et la transition politique. Ceux-ci suscitent la crainte au sein du PP, aussi bien d’une revendication de la légitimité républicaine, que de la mise en question de « l’intégrité de l’Espagne comme nation unitaire ». Il est certain que la réaction au premier enjeu s’exprime de diverses manières au sein de cette droite : alors que les « nouveaux historiens » (Pío Moa et César Vidal en tête) revendiquent le bien-fondé du soulèvement franquiste face au « coup d’Etat de 1934 », au « désordre républicain » et à la « menace communiste », d’autres – plus « libéraux » – se limitent à banaliser le franquisme comme un phénomène inévitable, dans une période où l’Europe se trouvait déchirée par les menaces totalitaires.

En réalité, les deux arguments se combinent pour récupérer le vieil « anticommunisme », tout en dépolitisant le génocide et la répression franquiste, pour mettre, en définitive toutes, les victimes sur le même plan, afin de réduire la guerre civile à un « affrontement tragique » qu’il faut « oublier ».

Quant à la défense de « l’unité de l’Espagne », après une courte phase de plaidoyer d’Aznar pour un « patriotisme constitutionnel » à l’espagnole [défense intransigeante de la constitution contre le terrorisme et tous ceux qui entendraient diviser l’Espagne, NDT], le discours du PP se limite à moderniser un peu le langage traditionnel en défendant le pays comme une « nation de citoyens » unifiée. Cette position recouvre en fait la simple préservation d’un Etat d’autonomies, déjà accepté comme moindre mal, en dépit des réticences exprimées par Fraga en 1978. De surcroît, le PP n’a-t-il pas fait une bonne expérience de la « régionalisation » dans les régions autonomes qu’il contrôle. (3)

Droite populiste et matrice franquiste

Le PP s’est aussi consolidé comme agent de liaison entre intérêts publics et privés, à mesure qu’il conquérait de larges parcelles de pouvoir institutionnel et adhérait à une conception patrimoniale de celui-ci. Dans ces conditions, il a vu prospérer en son sein – à l’ombre des privatisations et de la bulle immobilière des deux dernières décennies, et dans le but d’obtenir de nouvelles sources de financement privées pour le parti – le « politicien affairiste », comme l’ont prouvé les divers scandales de corruption survenus ces derniers temps.

Néanmoins, ni la longue listes de hauts responsables politiques impliqués dans des cas comme l’Affaire Gürtel [financement illégal du PP, NDT], ni la faible direction de Mariano Rajoy [Président du PP depuis 2004, NDT] ne paraissent hypothéquer la victoire électorale probable du PP, compte tenu de l’usure rapide que connaît Rodríguez Zapatero, en raison de la crise économique et sociale actuelle.

On peut seulement douter de l’utilité pour le PP de reproduire aujourd’hui sa vieille tactique de rejet du consensus (comme au temps du référendum sur l’OTAN) par rapport aux mesures du gouvernement « socialiste ». Et ce d’autant plus que ce gouvernement apparaît comme la simple courroie de tansmission, non seulement du grand capital espagnol, mais aussi d’une politique dictée par l’Union européenne et le Fonds monétaire international – politique partagée par ses alliés néolibéraux allemands et français.

Le PP compte plus de 700 000 membres. Il est capable de recueillir plus de dix millions de suffrages. Pourtant, ce n’est pas un parti de masse classique : son modèle d’organisation est présidentialiste, il instrumentalise les fonctions publiques et recourt aux moyens de communication pour s’adresser à son électorat. Ses membres participent peu aux prises de décision et il n’admet pas l’existence de courants internes (bien que des « clans » et des fractions se développent, liés à des « baronnies »).

Il influence un large électorat qui peut se reconnaître dans les réponses qu’il apporte aux divisions et conflits qui traversent la société :

1. le « sens commun » néolibéral : priorité au privé face au public ;

2. le néoconservatisme culturel : contre l’esprit soixante-huitard, défense de la famille patriarcale traditionnelle, refus de l’avortement, soutien à l’enseignement de la religion catholique, ce qui n’exclut pas un « féminisme » démagogique face à l’islam ;

3. le néoconservatisme géopolitique : pour une Europe atlantique et solidaire des Etats-Unis et de l’Etat sioniste d’Israël ;

4. Le refus de toute réouverture des « vieilles blessures » (le franquisme comme horizon incontournable) ou du questionnement sur la transition politique (convertie en mythe fondateur du régime) ;

5. la défense de « l’unité de l’Espagne » comme nation, contre les tendances à la désagrégation et contre les « privilèges » des Basques et des Catalans, doublée d’une intransigeance face au « terrorisme », non seulement d’ETA, mais aussi de la gauche indépendantiste basque ;

6. La tendance à transformer les immigrant.e.s « non-communautaires » en boucs émissaires face à la crise, grâce à une « politique du ressentiment » ciblant l’« insécurité » et la peur de l’avenir, ou invoquant simplement le vote utile contre Zapatero (Aguilar, S., « Después de la crisis del movimiento obrero : el conflicto social en la era de la globalización », 2010 http://hdl.handle.net/2445/10942 ).

Si l’on tient compte de cette combinaison de messages et de propositions, il paraît aussi inadéquat de considérer le PP comme un parti de droite classique – similaire à ceux de Sarkozy en France ou d’Angela Merkel en Allemagne – que de le rapprocher de l’extrême droite ou des « néofascismes » européens montants. Avec les premiers, le PP diverge en raison de ses racines historiques, pour n’avoir pas renié ses antécédents franquistes, symboliquement représentés par son président d’honneur, Manuel Fraga.

De surcroît, il montre une disposition à utiliser des formes de mobilisation extraparlementaires étrangères aux partis de droite classiques, sauf dans des situations extrêmes (comme Mai 1968, en France). Le PP se distingue aussi des formations d’extrême droite, parce que, même s’il se fait l’écho d’une partie de leurs messages et de leurs formes de protestation, il ne le fait pas avec la combativité idéologique de ces groupes, ni ne met de tels enjeux au premier plan de son agenda politique.

Une direction faible

De manière centrale, le PP cherche plus spécialement à élargir son électorat en profitant de la crise économique et sociale, en se présentant comme la force qui peut garantir une meilleure « confiance » pour sortir de cette crise, autant « les gagnants » (« les marchés »), qu’une partie des « perdants » (des secteurs des classes moyennes et populaires « autochtones ») de la globalisation néolibérale. Par contre, par rapport à l’Italie, la principale différence réside notamment dans l’absence d’un dirigeant charismatique et d’une centralisation du pouvoir à la Berlusconi.

Ceci dit, au sein du bloc de pouvoir (spécialement dans son aile médiatique, renforcée grâce à la TDT – télévision digitale) dont fait partie le PP – et au sein du PP – on ne peut ignorer l’existence d’un large secteur d‘extrême droite. Celui-ci pousse non seulement à la radicalisation du discours et de la tactique de ses principaux dirigeant.e.s, mais exprime aussi son insatisfaction par rapport à la faiblesse de la direction de Rajoy.

Il préconise le retour d’Aznar ou une alternative incarnée par Esperanza Aguirre [Présidente actuelle de la Communauté de Madrid, NDT]. Une position basée surtout sur la peur qu’une adversaire montante, comme Rosa Díez [Ancienne militante du PSOE, députée du parti « centriste » Unión, progreso y democracia (UPyD), NDT] – adepte d’un nationalisme espagnol agressif, mais étranger à la matrice franquiste, et qui met un accent croissant sur la critique de la « classe politique » – puisse leur arracher une partie de leur électorat.

De toute manière, il est évident jusqu’ici que l’électorat d’extrême droite a opté en faveur d’un « vote stratégique » pour le PP, sachant que les forces fragmentées, plus proches de formations comme le Front national de Le Pen, au vu des obstacles du système électoral en vigueur, n’ont aucune possibilité d’entrer au parlement espagnol. La question se pose différemment au niveau local et même régional, comme on peut le voir avec Plataforma per Catalunya [Parti d’extrême-droite catalan, NDT].

Ces conclusions n’empêchent pas de prévoir, autant une croissance continue de groupes d’extrême droite – qui tiennent des discours ouvertement xénophobes et recourent à des formes d’actions violentes –, qu’un durcissement à droite du PP. Néanmoins, au cas où celui-ci retournerait au gouvernement central, avec un dirigeant comme Rajoy, dont l’autorité est faible, on ne peut exclure des tentatives de former de nouveaux partis sur sa droite, animés par l’un ou l’autre des dirigeant.e.s médiatiques du bloc social qui a jusqu’ici appuyé le PP. Un scénario plus probable, si Rajoy n’obtient pas la majorité absolue et se voit contraint de s’allier aux droites nationalistes catalanes et basques.

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