Le dragon de Beijing respire et, lorsqu’il le fait – étant donné que la Chine est devenue le plus grand émetteur mondial de dioxyde de carbone (CO2), dépassant même l’économie hyper-pétrolière américaine, historiquement la championne mondiale de la pollution –, on pourrait s’attendre à un souffle de feu violent. Mais même avec une population qui excède 1,3 milliards d’habitants, les émissions de la Chine, avoisinant 5 tonnes per capita, sont plus basses que celles de l’Afrique du Sud, qui compte une population de 46 millions de personnes. L’Afrique du Sud, émet environ 20 tonnes per capita, un niveau qui est, rapporté au rendement économique, comparable à celui des États-Unis. Ces derniers abritent 5 % de la population mondiale, mais engloutissant 25% de ses réserves de pétrole.
Alors, qu’est-ce que la Chine et l’Afrique du Sud – deux puissances émergentes sur le plan mondial – ont en commun ? Elles parlent toutes les deux le vocabulaire des pays en développement. Et de la même façon, en collaboration avec l’Inde et les États-Unis – décrits par le Sénateur John Kerry comme les quatre « cavaliers » détenant les solutions aux changements climatiques –, ces nations ont en main les rênes qui peuvent pousser le monde à un saut dans l’abîme ou au contraire le retenir au bord du précipice. La Chine exploite des énergies fossiles pour dynamiser une économie tournée vers l’emploi, permettant ainsi à 600 millions de personnes de s’extirper de la pauvreté et contribuant, en conséquence, à hauteur de 164% à la réduction de la pauvreté mondiale.
A contrario, l’Afrique du Sud est maintenant la société la plus inégalitaire de la planète. Selon l’index GINI de mesure de l’inégalité entre les plus riches et les plus pauvres (en vertu duquel une valeur de 1 correspond à une inégalité complète, alors qu’une valeur de 0 correspond à une égalité complète), l’Afrique du Sud aurait ainsi dépassé le Brésil, avec un coefficient d’inégalité à 0,67. Mais le gouvernement sud-africain maintient que ce classement n’est pas une représentation adéquate du bien-être de la population, dès lors que 13 millions de personnes dépendent de l’assistance sociale fournie via les services de base gratuits, laissant moins de ressources disponibles pour les services de l’État.
Pourtant, comme un ministre du Gauteng l’a récemment révélé, les manifestations de la population sont la meilleure mesure de la qualité des services fournis par l’État. Or le chômage, l’électricité et l’eau ont été le motif de nombreuses actions de protestation populaire en Afrique du Sud, avec au moins 8000 manifestations par an en moyenne. L’une des solutions pourrait être un investissement significatif dans les industries fortement créatrices d’emploi de « l’énergie verte ». L’Afrique du Sud détient plus de 50 000 MW en énergie éolienne disponible, capable de fournir 70 % des besoins énergétiques estimés pour le futur, à quoi s’ajoutent 500 000 MW d’énergie solaire.
Mais jusqu’à maintenant, les fermes éoliennes telles que Klipheuwel – construite pour une coût de 5 millions de dollars et donnant du courant à 2500 foyers – restent uniquement « expérimentales » en Afrique du Sud. En matière d’énergie verte, même si la Chine n’est peut-être pas un modèle pour des ONG influentes comme Greenpeace – une organisation qui a décrit l’Afrique du Sud telle « la Star du Sommet de Copenhague sur le climat » -, Beijing a, dans un souci de sécurité énergétique (et d’indépendance vis-à-vis des sources étrangères et volatiles de carburants fossiles), augmenté sa capacité éolienne de 124% en 2009 seulement, générant 13 803 MW avec 10 129 turbines. Ces turbines chinoises construites en quelques mois ont généré plus de la moitié des besoins totaux en énergie de l’Afrique du Sud. La Chine ne se limite pas à revitaliser et à protéger son économie par la sécurité énergétique, elle développe aussi – et d’une façon cruciale – de très nombreux emplois hautement qualifiés pour ses infrastructures.
L’Association Européenne de l’Energie Eolienne (EWEA) estime que de la prospection à la construction, l’énergie éolienne a généré 15 emplois par MW, soit 151 316 emplois au sein de l’Union Européenne en 2007 (des emplois directs et indirects reliés à la manufacture, l’installation, l’opération et la maintenance). Faites la comparaison avec l’industrie des combustibles fossiles : plus de 80% des nations riches en pétrole sont gouvernées par des autocraties, et il y a une corrélation de l’ordre de 92% entre les ventes d’armes et le pétrole. Les industries d’extraction ne sont pas uniquement dépendantes des multinationales étrangères, elles génèrent aussi des pollutions létales, et leur impact sur le nombre d’emplois créés sont, selon les Nations Unies, négligeables.
Dans une déclaration au Régulateur National de l’Énergie d’Afrique du Sud (NERSA), l’actuel Président d’Eskom – le fournisseur national d’énergie de l’Afrique du Sud - Mpho Makwana, a affirmé sous serment (le 22 janvier 2010) que l’Afrique du Sud pourrait compter sur 5000 MW, assez d’énergie pour alimenter le Cap (Ouest, Est et Namibie), grâce à 2500 turbines éoliennes de 2 MW sur une étendue de 900 km2 pour une période de 4 ans. Mais jusqu’à maintenant, le plan d’investissement de 50 milliards de dollars d’Eskom – développé pour alimenter en énergie non seulement l’Afrique du Sud, mais aussi les industries extractives de ses États clients situés à travers l’Afrique sub-saharienne, depuis le Mozambique et le Lesotho, jusqu’à la Namibie, le Botswana, le Swaziland et le Zimbabwe - privilégie une autre source d’énergie : le charbon.
La Banque Mondiale a mis tout son poids derrière « la star de ce spectacle » : Medupi, une centrale énergétique au charbon de 4800 MW. Elle a avancé 3,75 milliards de dollars américains au gouvernement sud-africain pour la réalisation de cette centrale. De prime abord, il s’agit d’un capital peu coûteux, avec une marge fixe de 0,5% (et une variable de 0,24%), couplée à une période de grâce de 7 années, et 28 années pour le service de la dette. Mais le prêt devra être financé en devises fortes, de sorte que le pays devra s’orienter davantage encore vers les exportations de matières premières peu coûteuses. Il est aussi estimé que Medupi pourrait générer plus de CO2 que 115 pays en développement, c’est-à-dire 25 millions de tonnes chaque année, prélevant de l’eau de trois zones de captage déjà surexploitées : les bassins versants du Vaal, d’Orange et du Limpopo.
De plus, 40 nouvelles mines de charbon seraient créées. Selon la Banque Mondiale, Medupi sera la première centrale énergétique en Afrique à utiliser une technologie de « charbon propre » supercritique, réduisant les émissions de 5%, ainsi que de nouveaux mécanismes de capture et de séquestration du carbone (CCS). Le directeur général d’Eskom, Steve Lennon, a confirmé l’utilisation de la technologie CCS en affirmant : « Un des sites que nous construisons est prêt pour le CCS, même si, pour être franc, personne ne sait vraiment ce en quoi cela consiste pour le moment. » Parallèlement, la technologie supercritique, si elle est vraiment implantée, réduira de fait la capacité réelle de Medupi à 3600 MW.
Ironiquement, la différence entre les coûts en capitaux des 5000 MW du projet éolien, et des 3600-4800 MW de Medupi – dont les coûts totaux se situent à 125 milliards de rands (16,60 milliards de dollars), est de 3,5 milliards de dollars américains – pratiquement équivalente au montant du prêt de la Banque Mondiale. Mais la Banque Mondiale a soutenu les arguments d’Eskom présentant le projet comme nécessaire pour générer l’électricité requise afin d’alimenter le pays et de prévenir ainsi les difficultés économiques qui pourraient affecter les travailleurs pauvres, à la fois directement – via des coupures d’électricité qui touchent 80% des citoyens connectés au réseau – et indirectement à travers l’économie qui a souffert de la perte d’un million d’emplois en 2009 uniquement.
Les délestages électriques constatés dans le passé, aujourd’hui atténués par Eskom à travers des plannings horaires de « partage de la charge » imposés aux citoyens, ont coûté 4,66 milliards de dollars selon le Régulateur National de l’Énergie (NER). En effet, des petites et moyennes entreprises ont dû fermer sous le poids des coupures de courant, et des citoyens ont été forcés à utiliser des bougies et des équipements au gaz. Au-delà de ces discours de justification qui s’affichent comme super-progressistes, qui bénéficie réellement de Medupi et quels en sont les coûts ?
Dans une contribution pour le Washington Post, publiée juste avant que les principaux décideurs de la Banque Mondiale – dont les États-Unis et la Grande-Bretagne – ne soient appelés à voter sur le projet de prêt, le ministre des Finances sud-africain Pravin Gordhan a déclaré que la production d’électricité n’avait pas « tenu le rythme » en raison d’une « nouvelle et forte demande en électricité. Des millions de Sud-Africains auparavant marginalisés sont maintenant connectés au réseau. » Le charbon serait, semble-t-il, nécessaire pour la stabilité politique et économique du pays, en permettant le maintien des services de base.
Mais Gordhan présente une vérité trompeuse, destinée à masquer la pourriture au cœur d’Eskom qui explique les coupures de courant, son manque de capitaux, ainsi que le choix de développement spécifique que représente Medupi : des « Accords Tarifaires Spéciaux » secrets, signés pendant la période de l’apartheid, assurent actuellement à certaines grandes entreprises un accès aux tarifs d’électricité les plus bas du monde. Le précédent Président d’Eskom, Jacob Maroga, a récemment révélé devant les tribunaux que ces « accords préférentiels » bétonnés hérités de la période de l’apartheid ne pourraient pas être renégociés, le coût de rachat de l’énergie auprès des multinationales étrangères tels que la fonderie BHP Billiton étant prohibitif : 5,9 trilliards de rands ou 800 milliards de dollars américains. Les mains de l’État, a déclaré Maroga, sont liées.
Quelque 38 entreprises, dont Anglo American, Alcan et BHP Biliton, consomment 40% de l’énergie générée par Eskom à 0,05$ américains par kWh – l’énergie la moins chère du monde. Elle sera subventionnée par les citoyens, Eskom prévoyant d’imposer d’une augmentation de 25% du tarif pour ces derniers, qui n’utilisent que 5 à 10% de l’énergie nationale. Les coûts d’accès augmenteront de 50 à 120 dollars américains par mois pendant une période de trois ans. Eskom, qui voulait augmenter ses tarifs de 35% par an, a reçu un feu vert pour une augmentation de 24% par an. La compagnie d’électricité affirme que Medupi permettra à l’État d’augmenter l’Allocation d’Electricité de Base Gratuite (FBE) octroyée par foyer et par mois de 50 kWh à 75 kWh. Qu’est-ce que tout cela signifie, dans le meilleur scénario, pour 85 % de la population du pays ?
Les revenus moyens mensuels d’un foyer de citoyens noirs, par exemple, disposant d’emplois stables dans le secteur formel, avoisine les 550 dollars, ce qui rend les hausses de tarifs inabordables. Pour les travailleurs pauvres – les 60% les moins favorisés qui accèdent à uniquement 15% du revenu moyen par foyer et comptent sur les 50 kWh de FBE (permettant par exemple de faire bouillir de l’eau 17 jours par mois) -, leur pauvreté énergétique, définie par l’incapacité à payer l’électricité au-delà du FBE, fait que les hausses de tarifs sont une forme létale d’apartheid économique.
La Banque Mondiale a elle-même a une longue histoire de financement à la fois du régime de l’apartheid et d’Eskom : de 1951 à 1967, plus de 200 millions de dollars furent fournis à des taux préférentiels spécialement destinés à la construction de centrales au charbon, prévues pour permettre au régime de l’apartheid de fonctionner indépendamment des fournisseurs étrangers de combustibles fossiles, et prévenir ainsi les dangers de boycott. Ce modèle correspond à des dettes odieuses héritées l’apartheid, et imposées au gouvernement de libération. Lors de la seconde élection, cette dette – identifiée par Nelson Mandela comme le premier obstacle au développement, a culminé à 376 milliards de rands.
Pourtant, l’État avait mis aux enchères autant d’actifs que possible, dont une douzaine d’entreprises publiques. À travers Medupi, l’Afrique du Sud, classée par le magazine The Economist comme le marché émergent le plus risqué au monde en 2009 en raison d’une balance des paiements déficitaire, se prépare à devenir encore plus risquée. Et cela n’inclut pas la pollution écologique. Comme l’a révélé le géologue Terence McCarthy, le drainage des mines à l’acide combiné aux nouvelles technologies minières du charbon vont transformer les régions charbonnières tel que Mpumalanga en véritable désert en une centaine d’années.
Déjà, dans son discours budgétaire de 2005, Trevor Manuel avait affirmé que la protection environnementale entraverait la croissance économique. Mais il n’y a pas que l’environnement qui soit corrompu : un fonds d’investissement qui est sûr d’engranger des bénéfices est Chancellor House, le fonds d’investissement de l’ANC. Créé en 2003, et composé d’entités financières étroitement liées au complexe énergético-minier, Chancellor House n’est ni audité ni transparent. Un de ses membres, Hitachi Power Africa (HPA), a reçu un contrat de 38,5 milliards de rands (60% ou 23 milliards de rands destinés à HPA) afin de fournir des chaudières à Eskom pour ses projets Medupi et Khusili, ce dernier marché ayant été octroyé sans appel d’offre.
Chancellor House Holdings– détenu par Chancellor House Trust– un fonds aux contours mal connus - détient 25% de HPA, le fonds sud-africain de l’entreprise japonaise du même nom, acquis pour plus d’un million de rands. Le président d’Hitachi, Johannes Musel, a déclaré : « Nous ne savions pas que Chancellor House était une façade pour l’ANC. Nous l’avons appris en 2007 seulement, par la presse... Aucun argent ne va aux partis politiques ». Cette affirmation a été confirmée par le directeur financier d’Hitachi, Robin Duff : « Ils ne sont pas obligés légalement de s’identifier auprès de nous ». Les bénéficiaires ont été décrits comme « des entités supportant la lutte des Noirs », mais la défense de Musel semble peu convaincante et bien tardive.
Le vice-président Kgalema Mthlante a admis que Chancellor House avait été créée pour être un véhicule de l’ANC. « Ce dont nous avons hérité nous a corrompu, et nous essayons maintenant de gérer un système corrompu et un système de valeurs erronées. Le nouvel ordre (après 1994)… a hérité d’un système de valeurs bien établi, qui place l’acquisition individuelle de la fortune au cœur des valeurs de la société dans son ensemble », a déclaré Gwede Mantashe, secrétaire général de l’ANC, à l’hôtel de ville de Johannesburg. Ironiquement, c’est Mantashe lui même qui s’est battu amèrement – ce sont les mots du journal Mail and Guardian – pour empêcher Chancellor House de se désengager de HPA.
Selon le journal, les profits attendus de HPA sont estimés à entre 460 millions et 1 milliard de rands, sous réserve de la marge d’erreur habituelle… Même si le conflit d’intérêt était connu dès 2007, l’État ne s’est pas tout de suite désengagé en dépit de l’avis rendu en ce sens par le Trésorier-Général Matthews Phona. Toutefois, la Banque Mondiale a choisi de ne pas prêter attention à ce conflit d’intérêts. En outre, elle a affirmé que financer le charbon sale était parfaitement acceptable, dans la mesure où 260 millions de dollars avaient été investis par ailleurs dans szq projets solaires et éoliens.
Mais malgré le faible coût du prêt de la Banque Mondiale, toute poursuite de la dévaluation monétaire – avoisinant les 15% depuis 1996 avec les nombreuses chutes du rand sud-africain - amènera forcément le prêt à s’apprécier. Plus récemment, Eskom a déclaré avoir renégocié le contrat « préférentiel » avec Biliton, enlevant 95% des ristournes en vigueur. Le nouveau contrat devait être signé le 27 mai 2010. Jadis, le capital étranger – décrit par les architectes de l’apartheid comme « des briques dans les murs de défense du régime » – a financé la machinerie de l’apartheid, et a brûlé l’Afrique du Sud vivante. Une fois de plus, le capital étranger finance un enfer.
Cette fois, les effets s’en feront sentir en dehors du pays, sur tout le continent - qui pourrait connaître un déclin de 50% de sa production alimentaire d’ici à 2020, ainsi qu’un conflit sur le partage de ses bassins d’eau – le tout au nom du développement.
* Khadija Sharife is est un journaliste auditrice au Centre for Civil Society (CCS). Elle est basée en Afrique du Sud.
Ce texte est paru dans l’édition anglaise de Pambazuka
(http://www.pambazuka.org/en/category/features/64410). Il a été traduit par Virginie Lefèvre, traductrice bénévole pour rinoceros.