Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Environnement

Le Sommet pour la transition énergétique juste à la lumière du pipeline Kinder Morgan. Dialogue social ou rapport de force ?

Le Sommet pour la transition énergétique juste [1] qui vient de se tenir à Montréal le 23 et 24 mai dernier illustre bien la question centrale qui se pose aux tenants de la transition écologique. Est-ce par le moyen d’un vaste dialogue social avec les élites au pouvoir que nous avancerons vers une économie basse en carbone ou est-ce plutôt par la construction d’un rapport de force mobilisant les mouvements sociaux porteurs d’une vision de transformation du paradigme actuel.

Le rachat du pipeline Trans Mountain de Kinder Morgan par le gouvernement fédéral [2] à peine quelques jours plus tard le 29 mai, donne une réponse sans équivoque à cette question fondamentale. Les élites politiques et économiques n’entendent pas dialoguer sur ce qu’elles considérent comme leur intérêt supérieur soit de développer coûte que coûte la filière des hydrocarbures, que ce soit par l’exploitation accrue des sables bitumineux de l’Alberta, la construction de pipelines pour le transport de ce pétrole sale ou bien l’exploitation du gaz naturel via fracturation hydraulique.

Malgré la très forte opposition sociale qui se manifeste d’un bout à l’autre du Canada, Justin Trudeau et les libéraux fédéraux sont déterminés à forcer l’élargissement de l’oléoduc Trans Mountain qui part d’Edmonton en Alberta pour aboutir au port de Burnaby en Colombie-Britannique. Le rachat au coût de 4.5 milliard $ de ce pipeline vise à démontrer que le gouvernement fédéral ne lésinera pas à invoquer son droit constitutionnel pour surmonter toute velleité d’opposition judiciaire de la part des peuples autochtones ou du gouvernement de Colombie Britannique, sans parler de l’utilisation des vastes moyens législatifs répressifs à sa disposition pour se débarrasser des opposants de tout acabit.

Quelle transition ?

Pour revenir au Sommet pour la transition énergétique juste, la question centrale était bien évidence dès l’ouverture de ce forum qui regroupait pêle-mêle des représentants du patronat, les dirigeants des grandes centrales syndicales ainsi que les porte-parole de mouvements écologistes. Près de 300 personnes participaient à ce sommet initié par la FTQ, la CSN, Greenpeace, le Fonds de solidarité FTQ, Fondaction, la Fondation David Suzuki avec l’appui de l’institut du Nouveau Monde. Prenant la forme de conférences, de panels, d’ateliers ainsi que des discussions en plénière, les débats se sont étalés sur deux journées.

La première journée fut dominée par les représentants du patronat et de fonds d’investissement. Ce fut l’apologie des marchés du carbone et plus généralement “des mesures du marché” comme voie royale de la transition énergétique. À la vision jovialiste de la sortie de crise, car selon ces représentants patronaux “ la transition est déjà en marche”, et du mirage d’un capitalisme soutenable, était associé un incessant appel à l’établissement d’un dialogue social entre patrons, état et syndicats comme seul plan d’action possible face au dérèglements climatiques.

Fort heureusement, plusieurs interventions de la salle permirent d’injecter un contenu critique en questionnant les investisseurs institutionnels sur leur “tiédeur” face aux campagnes de désinvestissements des industries fossiles ciblant la Caisse de dépôts et les Caisses Desjardins, et en stigmatisant leur persistance à promouvoir une croissance économique destructrice de l’environnement sous prétexte de privilégier un retour maximal sur investissement.

Il a fallu attendre la deuxième journée pour que les pendules soient remises à l’heure. La table ronde finale avec 18 intervenants a permis de faire un début de démarcation avec la position de “dialogue social en priorité” promue par les représentants patronaux. L’intervention percutante de Ghislain Picard, chef des Premières Nations du Québec et du Labrador, a mis la table : “les propos des représentants de l’industrie et de la finance ne me convainquent pas. Où sont leurs efforts réels pour stopper les actions destructrices de l’environnement sur les terres des Premières Nations ? Nous sommes les moins responsables de la crise écologique tout en étant les premières victimes de la situation actuelle”.

Les représentants de plusieurs mouvements écologiques et des centrales syndicales ont emboités le pas en soulignant à gros traits l’état de crise actuelle et l’absolue nécessité de “transitionner” vers la sortie du système actuel. Ces interventions de ont rétabli les grands principes d’une authentique transition juste :

  Élargissement de la notion de transition juste pour inclure non seulement la protection sociale des travailleurs/euses mais aussi celle de toutes les communautés vulnérables, des peuples du sud et des nations autochtones

 l’absolue nécessité d’accélérer la transition écologique en réponse à la dégradation environnementale

 la sortie à terme des énergies fossiles et autres industries destructrices par l’adoption d’une politique industrielle soutenable et créatrice d’emplois de qualité

  le dépassement du mode de production et de de consommation actuel vers un système assurant l’équité sociale ainsi que la protection de l’environnement 

Malheureusement, cette mise au point ne s’est pas étendue à la critique ouverte de la proposition de dialogue social et d’un capitalisme “vert”, perpétuant ainsi l’ambiguïté qui présidait à la convocation même de ce sommet.

Kinder Morgan, un révélateur : le rapport de force doit primer

Le pipeline Trans Mountain est un puissant révélateur des forces en présence sur la question de la transition juste. Comme l’a démontré la manifestation du 27 mai à Montréal, d’un côté de la barrière se trouvent les représentants des peuples autochtones, des mouvements syndicaux, environnementaux et populaires, tous unis dans la dénonciation du rachat (anticipé à ce moment-là) du pipeline Trans Mountain par le gouvernement fédéral, et réclamant une transition énergétique porteuse de justice sociale .

Et de l’autre, se trouve la classe des investisseurs, les pdg des grandes multinationales et des gouvernements complices, tous en alliance tacite ou ouverte, avec les grandes multinationales du pétrole. Aucune chambre de commerce, d’association patronale ou d’institution financière d’envergure n’a daignée dénoncer le rachat fédéral de Trans Mountain. Pire, les élites financières, tant canadiennes que québécoises, sont complices et bénéficiaires de l’expansion programmée des industries fossiles. Selon le New York Times, les grands fonds de pension canadiens sont fortement intéressés à s’associer au financement du pipeline Trans Mountain, au premier chef la Caisse de dépôt et placement du Québec qui est d’ores et déjà le plus grand investisseur canadien privé dans ce projet [3].

De toute évidence le dialogue social avec Justin Trudeau et les élites est un cul de sac. Tout ce beau monde nous précipite vers un naufrage climatique en accélérant la production pétrolière canadienne pour atteindre 6 millions de barils par jour d’ici 2040 dont au moins 4.5 millions de barils proviendraient du pétrole excessivement sale des sables bitumineux albertains. Tout ceci en dépit de la science climatique qui indique qu’il “est impératif de réduire drastiquement notre utilisation des ressources fossiles, dont le pétrole” en laissant “dans le sol au moins 75% des réserves connues d’or noir”  [4]

Ce qui s’impose de toute urgence est plutôt le développement d’un rapport de force par la construction d’une alliance des mouvements syndicaux, écologistes et sociaux, avec les peuples autochtones, pour créer un vaste front uni contre le développement des industries hydrocarbures. Cette grande alliance populaire et environnementale doit s’armer d’une vision résolument transformatrice de la transition juste pour atteindre non seulement la sortie à terme du pétrole mais aussi la transformation radicale du système de production et de consommation actuel. 

Récuser la voie du dialogue social, et du capitalisme vert qui est son inévitable corollaire, n’implique pas de refuser a priori toutes négociations ou accords avec les gouvernements ou même certains groupes industriels et financiers. C’est plutôt reconnaitre que seulement la construction d’un rapport de force peut permettre d’arracher à ces élites des accords ou compromis qui ferons progresser la longue marche vers une transition juste.

La conclusion la plus importante que doivent tirer les mouvements sociaux du cas Kinder Morgan est que la transition vers un avenir soutenable ne peut être laissée aux mains de la classe des investisseurs ou des gouvernements qui refusent de briser avec le modèle actuel de croissance. Il n’y aura pas de transition juste sans une profonde transformation du système actuel et la construction d’une puissante force sociale qui saura remettre en question les rapports de propriété existants et étendre la démocratie à tous les niveaux [5]


[1Voir Sommet pour une transition énergétique juste, http://inm.qc.ca/transition/

[2Voir « Ottawa achètera le pipeline Trans Mountain pour 4.5 milliards $ », le Journal de Montréal, 29 mai 2018. http://www.journaldemontreal.com/2018/05/29/le-gouvernement-trudeau-sentend-avec-kinder-morgan-1

[3Voir « Canada Pension Funds May Be Long-Term Buyers of Kinder Pipeline », The New York Times May 29, 2018 https://www.nytimes.com/reuters/2018/05/29/business/29reuters-kinder-morgan-cn-pipeline-buyers.html

[4Voir « Trans Mountain. Le parti pris pétrolier de Trudeau », par Alexandre Shields, le Devoir du samedi 2 juin 2018. https://www.ledevoir.com/societe/environnement/529361/trans-mountain-le-parti-pris-petrolier-de-trudeau

[5Pour plus de détails sur les visions contrastées de la transition juste au sein du mouvement syndical, voir mon article « Syndicalisme et transition juste : en-quête d’une vision transformatrice » , publié dans Presse-toi à gauche le 22 mai 2018. http://www.pressegauche.org/Syndicalisme-et-transition-juste-en-quete-d-une-vision-transformatrice

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