Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Forum social mondial 2016 à Montréal

Le Forum hier, aujourd’hui et demain

En 2001, des mouvements populaires brésiliens, avec l’appui de quelques organisations d’ailleurs dans le monde, convoquaient à Porto Alegre un Forum. Son but était de faciliter le dialogue entre des militants de la société civile en ébullition, surtout en Amérique latine, dans l’effervescence autour de grandes mobilisations populaires ainsi qu’à travers l’émergence de nouveaux gouvernements progressistes, dans le contexte d’un rejet massif des politiques néolibérales et des nouvelles aventures militaristes des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN. Eux-mêmes surpris par le succès du premier Forum, les organisateurs, dont le Brésilien Chico Whitaker, ont pensé que cet évènement devait être pérennisé, d’où l’idée de créer un Forum social mondial (FSM), avec une charte, des principes de fonctionnement et un comité international composé de quelques mouvements et personnalités de la mouvance altermondialiste.

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En 2002 et 2003, la rencontre de Porto Alegre, qui était un peu le « contre-Forum » de Davos, est devenue peu à peu un site d’explorations alternatives. Les participants faisaient appel à toutes sortes d’expériences en cours : la démocratisation des villes (le « budget participatif ») ; les revendications pour l’égalité des féministes et des peuples autochtones ; la lutte contre la financiarisation à outrance et ses impacts dévastateurs sur l’économie (dont le mouvement ATTAC, initié par Bernard Cassen et Ignacio Ramonet, a été la figure de proue) ; l’économie dite « sociale et solidaire » derrière la prolifération de projets d’auto-développement de tous genres et, parallèlement, une galaxie de revendications, d’expérimentations, de luttes venant d’organisations, de mouvements, d’ONG et d’institutions.

La phase heureuse

Sur ces avancées, le FSM a amorcé à partir de 2004 une grande migration qui l’a mené en Inde (2004), au Venezuela, au Pakistan et au Mali (2006), au Kenya (2007) et au Sénégal (2011), pour aboutir plus récemment dans l’épicentre du « printemps arabe » à Tunis (2013 et 2015). Il s’est parallèlement régionalisé et recentré dans des centaines d’initiatives continentales (Forum des Amériques, d’Europe, d’Asie, etc.), nationales et locales (plus de 1 000 forums locaux depuis 10 ans) et sectorielles (Forum sur l’éducation, les paysans, l’eau, etc.). D’un évènement, le Forum est devenu un processus que plusieurs réseaux se sont approprié, marqué d’une manière différenciée par des cultures politiques spécifiques orientées selon les priorités du moment. À travers tout cela, s’est exprimée une immense et permanente « tempête des idées » dans un chaos généralement créatif, auto-organisé et festif. En conformité avec sa charte, il était entendu que le Forum ne donnait pas de mots d’ordre, n’était ni un lieu prescriptif ni une nouvelle « Internationale », mais un site d’échanges, de débats, de solidarités. Le Forum ne prétendait pas pour autant parler au nom des milliers de participants et a été en fait un incubateur, stimulant et facilitant l’élaboration de stratégies, de projets et de revendications. Au Forum, on ne « décidait » pas, mais des milliers de personnes y ont compris qu’il était temps de passer à l’action pour s’opposer à la « guerre sans fin » du président Bush (d’où ont émergé les mégamanifestations de 2003). Des réseaux comme les mouvements paysans ont profité du Forum pour consolider Via Campesina. Des syndicats et des ONG sont sortis, au moins en partie, de leur bulle pour entendre, connaître et dialoguer avec toutes sortes de mouvements, souvent locaux. Grâce au Forum, ils ont acquis non seulement des connaissances, mais des capacités pour s’organiser, produire des analyses et prendre la parole. En se déplaçant, le Forum a permis aux Brésiliens, aux Pakistanais, aux Maliens, aux Tunisiens, aux États-Uniens et à tout un chacun de rencontrer ce monde altermondialiste.

La phase expansive

Après quelques années, le Forum a été traversé de diverses interrogations. Plusieurs, comme le Philippin Walden Belo, se demandaient si cela « valait encore la peine ». On pouvait avoir un peu l’impression que le grand « souk » de l’altermondialisme avait atteint son seuil d’efficacité. D’autres pensaient qu’il fallait passer à une phase plus politiquement active et s’impliquer dans la mise en place d’une nouvelle « Internationale », comme l’a suggéré Hugo Chavez. Une nouvelle vague de mobilisations a cependant « détourné » jusqu’à un certain point l’attention du Forum : le printemps arabe, les Indignados, les Carrés rouges, les Occupy et tant d’autres surgissements de masses en colère. Tout en exprimant leur indignation, ces multitudes recréaient, chacune à sa manière, des méthodologies expérimentées et discutées au Forum : démocratie participative, recherche de nouvelles manières moins hiérarchiques de fonctionner, insistance sur l’exclusion de secteurs auparavant négligés par les mouvements populaires (femmes, jeunes, immigrants, minorités nationales, etc.). Également, ces grandes mobilisations reprenaient, approfondissaient et concrétisaient les thèmes de la critique du néolibéralisme, du militarisme et de la discrimination. Elles proposaient aussi aux sociétés concernées d’aller dans une autre direction : développement local, décentralisation, lutte systématique contre l’exclusion et, comme le disaient les organisateurs du Forum social mondial de Tunisie, la DIGNITÉ. On pouvait alors considérer le Forum comme un concept, pas nécessairement comme un site particulier où il retrouvait et même décuplait ses capacités comme moyen d’impulser les mouvements populaires. C’est un peu ce qui est ressorti quand le FSM, devant l’initiative puissante des associations tunisiennes et maghrébines, s’est mis en place à Tunis en 2013 et 2015. En prenant la décision de migrer en Amérique du Nord en 2016, les groupes participants étaient cependant conscients du risque que ce déplacement représentait.

La phase anxieuse

La proposition de déplacer le processus au « Nord » a d’abord surpris, mais après plusieurs discussions, il a été décidé que les avantages l’emportaient sur les désavantages. D’une part, Montréal est le site d’un mouvement social diversifié et combatif, dans un contexte social plutôt accueillant et avec des capacités éprouvées du côté des organisations populaires locales. D’autre part, l’idée était d’ouvrir du côté nord-américain, donc non seulement québécois, mais continental, tenant compte de la montée des luttes états-uniennes (des Occupy au Black Live Matter, en passant par les grèves des enseignants et les résistances immigrantes). Tout cela se déroulait dans le contexte d’un vaste débat lancé par la campagne à la présidence américaine de Bernard Sanders. De multiples rencontres préparatoires ont ainsi eu lieu dans des villes québécoises, canadiennes et états-uniennes, pour donner au FSM de Montréal un côté définitivement nord-américain. Ce choix constitue un pari et de nombreux défis, dont la question de l’accessibilité, notamment pour les organisations africaines et asiatiques, où le problème des coûts de transport s’ajoute à celui des visas, puisque le Canada, pendant les 9 ans d’administration néoconservatrice, a considérablement refermé les verrous pour les populations du Sud. Le comité organisateur du FSM 2016 mise sur l’accueil un peu plus favorable au projet du Forum par le présent gouvernement fédéral (libéral), mais les règles restrictives sont encore en place. Au-delà des questions géographiques et logistiques, il est certain que le Forum de Montréal devra faciliter la vie à ceux qui veulent apporter des réponses aux interrogations restées en suspens. Le questionnement est encore plus pressant au moment où s’essouffle la vague des changements progressistes, notamment en Amérique du Sud. D’autre part, des retournements politiques vers la droite et même l’extrême-droite prennent de la force un peu partout. Dans le cours de plusieurs grandes mobilisations récentes, y compris le Printemps arabe, les Indignados et les Carrés rouges, des interrogations similaires sont exprimées. L’espace politique qui avait été ouvert pour permettre des gouvernements progressistes se referme. L’expérience de la Grèce notamment fait réfléchir : à quoi servent des mobilisations si les mêmes décisions fondamentales par les mêmes opérateurs macro-économiques imposent en fin de compte les mêmes politiques d’austérité ? Une autre zone de débats porte sur les acteurs du changement et la composition des mobilisations. L’irruption de « multitudes » à travers des réseaux semi-spontanés (fonctionnant notamment à travers les médias sociaux) a révélé la profondeur et la résilience, mais aussi des limites. Dans la mesure où, en l’absence de convergence organisée, donc à travers des mouvements constitués (coalitions de gauche, associations et syndicats, etc.), le mur du pouvoir semble en mesure de se reconstituer après le choc des grands moments qu’on a vus au Caire,à Madrid, à Istanbul, à Montréal et à New York. Enfin, le socle culturel, voire idéologique, des mobilisations, toutes inspirées à divers degrés par un fonds globalement à gauche (social-démocratie, communisme, écosocialisme, anarchisme) est malmené par de « nouvelles » droites populistes qui semblent en mesure d’instrumentaliser la colère de couches populaires et moyennes désemparées par la mondialisation néolibérale. Le regain des thèmes racistes, islamophobes et anti-immigrants dans l’imaginaire de plusieurs sociétés (pas seulement au nord) déstabilise les mouvements.

Regarder vers l’avant

Le FSM est bien sûr interpellé par tout cela. Dans ce contexte, un certain nombre de réflexions et de propositions sont en train de prendre forme et pourraient ouvrir des débats à Montréal.

CONVERGENCES ET STRATÉGIES. En premier lieu, il est évident que le Forum, sans être une « internationale » qui imposerait des décisions, doit être plus proactif pour impulser, catalyser et inspirer les mouvements. Ceux-ci sentent le besoin de grandes convergences, de lignes de rencontres où, à une échelle internationale, les mouvements autonomes et consentants, en plein contrôle d’eux-mêmes, peuvent élaborer des stratégies communes. Les hésitations ou les craintes exprimées dans le passé, selon lesquelles le Forum pourrait devenir une sorte de « quartier général » des mouvements, restent légitimes. D’autre part, il y a une nécessité reconnue de prendre à bras-le-corps quelques grands enjeux où se retrouvent les mouvements, sans avoir un « comité central » qui décide. À ce moment, le Forum pourrait incuber des convergences auto-organisées, ce qui permettrait aux organisations d’aller plus loin que le grand brassage d’idées qui l’a caractérisé jusqu’à présent. La difficulté est bien sûr d’identifier ces points de convergences, ce qui n’est certes pas facile, considérant l’incroyable diversité (qui vient avec une incroyable richesse) des mouvements populaires participants.

QUESTIONS DE MÉTHODES. Parallèlement, d’un point de vue méthodologique, le Forum de Montréal innove pour faciliter ce travail, en ouvrant la porte à des regroupements d’organisations (des « espaces ») déjà d’ailleurs à pied d’oeuvre pour non seulement identifier des enjeux qui concernent plusieurs groupes, mais pour explorer des stratégies et des moyens qui pourraient permettre de formuler des réponses adéquates. On voit par exemple que dans le champ d’éducation, des centaines d’organisations qui avaient l’habitude de présenter une par une leurs perspectives, sont encouragées à se regrouper à une échelle internationale, pour réfléchir ensemble et préparer un parcours de discussions d’une manière organisée, cohérente et orientée vers l’action. Des syndicats enseignants du Québec, de France, du Brésil, du Sénégal et des États-Unis, des associations étudiantes de plusieurs pays, des réseaux d’éducation populaire et plusieurs autres acteurs vont venir au Forum ensemble et non séparément, dans l’espoir que de grands consensus ressortent des débats.

QUELLES SONT LES PISTES ? Si ce travail peut permettre aux mouvements de converger, cela sera un pas en avant. En excluant toute connotation de centralisation et de structure de commandement, le Forum peut inciter les organisations participantes à considérer quelques grands enjeux qui interpellent tout le monde, et sur lesquels les organisations, librement bien sûr, peuvent s’entendre et élaborer des stratégies, au sein des assemblées des convergences post-forum, dont voici quelques exemples.

 La halte au développement des énergies fossiles. À Paris, au moment de la COP-21, devant la terrible irresponsabilité des États et des grands opérateurs politiques et économiques, est apparu un immense mouvement citoyen, qui résiste sur 1 000 fronts. Dans plusieurs pays, des méga convergences sont en formation contre les pipelines et les projets pétroliers et gaziers devant lesquels se dressent des communautés autochtones et des écologistes, de même que des populations rurales et périurbaines directement menacées. Puisque de tels processus sont en cours, il est possible d’imaginer une action convergente mondiale.

 La lutte contre la guerre. Le carnage en Syrie, en Irak, en Palestine et en Afghanistan, découlant des opérations criminelles d’États voyous en phase avec des puissances, doit être confronté. La solidarité avec les réfugiés en est une composante, la bataille de BDS pour imposer des sanctions contre l’occupation de la Palestine en est une autre. L’« encerclement » du dispositif militaro-industriel est également une possibilité, à travers des journées d’action mondiale coordonnées.

 Les responsables de l’actuel gâchis, bien que de plus en plus discrédités, s’entêtent à imposer leurs politiques. La lutte contre les évasions fiscales, la corruption et les politiques intensifiant la spéculation et la financiarisation est à court terme prioritaire, comme le suggèrent des réseaux comme ATTAC, le CADTM et d’autres. La lutte pour un revenu minimum garanti pour tous les citoyens et citoyennes est également une réponse urgente et nécessaire pour arrêter l’appauvrissement.

 Enfin, est-il possible de bloquer la dérive de droite et d’extrême-droite ? Le coup d’État institutionnel au Brésil débouche sur de nouveaux mécanismes pour réprimer, criminaliser et exclure. Cette droitisation est visible ailleurs, en Argentine, en Pologne et en Inde, faisant place à une dérive qui s’apparente, sans être identique, aux régimes autoritaires qu’a connus le monde au vingtième siècle. Un grand mouvement international pour la démocratie et contre les autoritarismes sous toutes leurs formes constituerait une avancée considérable.

Ces thèmes et bien d’autres vont être abordés sans que le Forum comme forum n’ait à statuer ou à décider quoi que ce soit. Simplement, il aura facilité la convergence. Au Forum de Montréal, dans les 1 500 assemblées dans les plénières, dans les rencontres impromptues dans les parcs et esplanades de Montréal, il y aura des débats, des questions et aussi des réponses, qui déboucheront sur des stratégies, des actions et des résistances. Si ce pari est remporté, il y aura une nouvelle vie pour le Forum social mondial.

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