Édition du 1er avril 2025

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Le mouvement des femmes dans le monde

« La question de la prostitution doit être la priorité absolue pour arriver à nous réapproprier nos corps et nos sexualités »

tire de :2017 - 5 - 28 janvier : Notes de lecture, textes, pétitions et liens

Rapprocher le féminisme de ses racines : Diane Matte parle de la mobilisation contre la pauvreté des femmes et de la violence masculine – une entrevue menée par Jess Martin

Publié le 27 janvier 2017

Diane Matte est une militante féministe, elle travaille dans une association féministe de terrain qui lutte contre les violences faites aux femmes ; elle est membre de la Concertation des Luttes Contre l’Exploitation Sexuelle (CLES) à Montréal.

Jess : Pouvez-vous commencer par nous parler du début de votre implication dans le mouvement des femmes ?

Diane : Je suis arrivée en 1980. Je vivais à Hull à cette époque, et j’ai vu dans le journal l’annonce d’une formation au centre de prise en charge des victimes de viol à Hull. J’ai décidé d’y aller et ça a changé ma vie.

Jess : Pensez-vous que votre travail dans ce centre a influencé votre cheminement vers le travail que vous faites maintenant ?

Diane : Oh, oui, absolument. J’avais bien sûr lu des textes de théorie féministe et j’avais des amies qui me disaient ce qu’elles savaient du féminisme, mais c’était la première fois que je décidais de m’impliquer. Je pense que travailler directement sur l’enjeu de la violence sexuelle infligée aux femmes m’a tout de suite fait comprendre ce qu’était le féminisme. Cela a changé ma vie, en fait, parce que lorsque vous parlez de violence sexuelle et que vous entendez parler de violence sexuelle (celle des hommes, contre les femmes), vous vous retrouvez au cœur du patriarcat. En ce sens, il est difficile de ne pas voir le féminisme comme un instrument complet de changement social. Cela va beaucoup plus loin que ce qui a cours dans certains cercles féministes.

Je pense qu’en ciblant la question de la violence masculine, la deuxième vague (comme nous l’appelons) nous a permis de reconnaître la source et les racines du patriarcat. Cela situe le mouvement féministe dans un espace totalement différent.

Jess : Pour mettre cette perspective en contexte, pouvez-vous nous parler du travail que vous faites actuellement ?

Diane : Je collabore présentement au sein d’une organisation appelée La Concertation des Luttes Contre l’Exploitation Sexuelle (CLES). Nous sommes un groupe de féministes abolitionnistes qui existe depuis maintenant 10 ans.

Nous travaillons à trois niveaux : nous faisons beaucoup de travail de prévention – auprès des écoles, des jeunes et des femmes – pour parler des réalités de l’industrie du sexe et de l’exploitation sexuelle. Aussi, nous travaillons directement avec des femmes qui ont été ou sont encore prostituées. Nous avons des programmes et des groupes de soutien pour elles, ainsi que des mesures de soutien individuel pour les femmes qui sortent de la prostitution. Nous faisons beaucoup de travail d’alliance et de lobbying pour améliorer les lois et nous revendiquons plus pour les femmes : plus pour les femmes dans la prostitution, en particulier, mais à nos yeux, travailler à mettre fin à la prostitution équivaut à travailler pour toutes les femmes.

Jess : Comment êtes-vous devenue organisatrice de la Marche du Pain et des Roses au Québec ?

Diane : La Marche du Pain et des Roses était une marche des femmes contre la pauvreté. Elle a été initiée par Françoise David, ancienne présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ). C’était en 1995.

L’impact du néolibéralisme a commencé à vraiment s’aggraver au début des années 90, avec les changements apportés à l’assurance-emploi, etc. Il était très clair que c’était une attaque contre le droit des femmes à la dignité et d’échapper à la pauvreté, contre les droits des femmes en général. Françoise a alors décidé que ce serait un bon moment pour montrer la force du mouvement féministe, pour descendre dans la rue et exiger la fin de l’appauvrissement des femmes.

Environ 800 femmes ont marché durant 10 jours à partir de trois points différents, convergeant sur l’Assemblée nationale du Québec. Nous avions 10 grandes revendications adressées au gouvernement du Québec. À ce moment-là, le mouvement féministe québécois travaillait en silos. Il y avait beaucoup d’actions, bien sûr, beaucoup de travail mené sur le terrain, à la base, par des femmes de différentes régions du Québec sur différents sujets. Le mouvement féministe s’était réuni par le passé autour de crises particulières – par exemple l’affaire Chantal Daigle, la Tuerie de l’École Polytechnique de Montréal – où les féministes se sont manifestées et ont travaillé en grands groupes et en coalitions pour mettre fin à la violence des hommes contre les femmes, mais en 1995, cette activité avait baissé.

La Marche du Pain et des Roses a rappelé l’importance d’aller chercher les femmes, de voir le féminisme comme un mouvement d’action, d’impliquer de nouvelles militantes et de montrer la force du mouvement des femmes.

L’un des principaux points de notre argumentaire a été de parler de la pauvreté comme un phénomène genré. Beaucoup de gens – beaucoup de groupes, beaucoup d’organisations communautaires et de syndicats – dénonçaient la pauvreté, mais ils ne posaient pas la question, « Qui sont les personnes les plus pauvres ? » La marche nous a amenées à un autre point en tant que mouvement féministe ici au Québec.

Je suis arrivée à Montréal en 1989, après avoir travaillé un an à Vancouver. Je m’impliquais alors auprès de différents groupes féministes, après quoi j’ai été engagée par Françoise David pour coordonner la Marche du Pain et des Roses. Durant ce travail d’organisation, nous avons très vite réalisé qu’il était impossible de nous limiter à un seul événement ; il fallait nous brancher sur quelque chose de différent, sur une dynamique qui allait montrer le féminisme comme un mouvement axé sur l’action, pas seulement des théories ou des choix individuels de femmes. Puisque j’arrivais du secteur du mouvement féministe qui s’occupe de la violence masculine, je tenais également à faire le lien entre la pauvreté et la violence faite aux femmes.

C’est pourquoi j’ai proposé que nous organisions pour l’an 2000 une Marche mondiale pour les femmes – afin de poursuivre cette idée. Le gouvernement québécois continuait d’imposer un programme néolibéral, en disant : « Nous ne pouvons pas faire plus. Nous devons penser à l’avenir. L’État ne peut pas être le seul endroit auquel les gens s’adressent. »

La Marche du pain et des roses a démontré la simplicité, et la force en même temps, de l’idée que pour changer la vie des femmes, il faut changer le monde, et vice versa. En ce sens, il ne suffisait pas de travailler au niveau local, tout comme il ne suffisait pas d’œuvrer dans des organisations particulières ou de faire un travail individuel. Nous devions travailler comme mouvement.

L’organisation de la Marche du pain et des roses m’a fait réaliser combien de femmes il y avait qui n’étaient pas dans les groupes féministes, les groupes organisés, mais qui voulaient marcher. Il était clair que nous rejoignions des femmes qui savaient ce qu’était la pauvreté parce que c’était leur réalité ou la réalité de leurs mères, de leurs sœurs ou de leurs filles. Elles voulaient marcher pour rejoindre le mouvement féministe et pour dire que cela devait changer.

C’était là une expression claire de l’importance de permettre aux femmes de rejoindre d’autres femmes pour créer ce mouvement. Je pense que le choix de marcher contre la pauvreté a été une très bonne occasion de ramener le féminisme à son origine, c’est-à-dire le projet de changer les vies des femmes.

Jess : Comment avez-vous bâti ces coalitions dans votre travail d’approche d’autres femmes ?

Diane : Le mouvement féministe organisé au Québec est très vaste : ce sont des centres pour les femmes, des centres de santé pour femmes, des centres de prise en charge de victimes de viols, des groupes mobilisés sur l’accès au travail pour les femmes. Nous avons un puissant réseau de groupes organisés et nous avons utilisé toutes ces connexions pour atteindre des femmes dans différentes parties du monde. Comme nous avions également des contacts dans les syndicats et dans les associations contre la pauvreté, nous avons commencé par écrire à autant de groupes de femmes que possible.

Nous voulions rejoindre les organisations de base, ce qui était la partie la plus difficile parce que, très souvent, surtout lorsque vous travaillez au niveau international, votre accès est limité au féminisme des élites, pas forcément au féminisme de base ou populaire.

Au début, les femmes avec qui je travaillais ici au Québec voulaient seulement organiser une marche contre la pauvreté. Mais pour moi, il était clair que cela ne suffisait pas ; j’ai donc convaincu le comité que nous devions demander aux femmes ce pour quoi elles voulaient marcher. Sans surprises, leur réponse a été que nous devions faire quelque chose pour lutter contre la pauvreté ET contre la violence misogyne, car ce sont les réalités de la vie des femmes, les répercussions les plus universelles du patriarcat.

Nous avons commencé ce travail d’organisation en 1997 et la Marche mondiale pour les femmes est encore active aujourd’hui.

Jess : À quoi ressemble la Marche mondiale pour les femmes ?

Diane : Ce n’est pas une organisation internationale. Elle est basée dans chaque pays et ensuite les pays se réunissent pour former la Marche mondiale pour les femmes. Nous ne voulions pas créer une organisation hiérarchique de plus, fonctionnant de haut en bas. Nous voulions refléter le fait que les femmes sont actives à tous les niveaux – local, régional, national et international – et qu’il nous fallait travailler à tous ces niveaux pour changer la vie de toutes les femmes.

Jess : Voyez-vous une façon de reconstruire des alliances pancanadiennes ? À quoi ces alliances ont-elles ressemblé dans le passé et que prédisez-vous pour l’avenir ?

Diane : C’est une question difficile parce que je pense que nous devons décider ce qui est le plus urgent pour les femmes au Canada et nous organiser en fonction de cela. Je ne pense pas que nous devrions vouloir une structure pour une structure. Les alliances ne peuvent pas être forcées. Elles doivent répondre à une logique.

À l’heure actuelle, beaucoup d’organisations sont inconscientes de l’existence d’autres groupes féministes dans d’autres provinces, en raison des attaques de notre gouvernement néolibéral. En outre, le féminisme a été exploité et mal utilisé ici. Nous devons revenir aux racines du féminisme. Pour moi, le féminisme consiste à transformer la société à son niveau le plus fondamental. Je voudrais donc établir des alliances avec des femmes qui ont cette conviction. Je ne suis pas intéressée par une alliance féministe sans base d’unité politique parce que, c’est triste à dire, mais on est en train de dépouiller le féminisme de son contenu. On voit parfois des gens détester le mot « féminisme » et ne plus vouloir l’utiliser ; on voit aussi parfois des femmes et des hommes l’utiliser et il ne signifie plus rien.

Je suis impatiente de retrouver un féminisme qui va au fond des choses et dérange le patriarcat, et je pense que la question de la violence masculine faite aux femmes est un bon point de départ. C’est l’analyse la plus radicale que l’on puisse avoir parce que c’est l’outil de contrôle le plus puissant pour dominer. Lorsque vous reliez la violence masculine avec le maintien des femmes dans la pauvreté, ce lien est encore plus puissant.

Jess : Votre combat contre la prostitution a-t-il fait partie de cela ? Je sais qu’il y existe une forte alliance dans tout le Canada pour lutter contre la prostitution, à la fois comme problème de violence faite aux femmes et comme enjeu lié à la pauvreté des femmes.

Diane : Oui, en un sens, même si lancer une organisation de terrain comme la CLES signifie la nécessité d’investir plus d’énergie au plan local, surtout en ce qui concerne la prostitution. Lorsque nous avons commencé il y a 10 ans, le sujet de la prostitution n’était pas une chose dont les féministes voulaient parler. Je pense que notre travail principal et le plus urgent était de nous assurer que les féministes comprennent la prostitution comme une forme de violence faite aux femmes.

Même si nous avions toujours entretenu des liens avec d’autres groupes féministes au Canada, ce qui nous a réunies a été la cause Bedford, ce qui est ironique parce que je ne pense pas que c’était l’objectif de l’industrie du sexe !

Jess : Tout le contraire.

Diane : Bien sûr. Ils étaient tellement certains de ne rencontrer aucune opposition parce que le mouvement féministe avait cessé de parler de la pornographie et de la prostitution depuis très longtemps. L’affaire Bedford nous a obligées à dire : « Non, attendez un instant, quelle est notre analyse de la prostitution et que devrions-nous faire à ce sujet ? Quel genre de lois et de politiques devrions-nous avoir ? »

Donc, la Coalition des femmes pour l’abolition de la prostitution a renforcé les alliances entre les organisations les plus directement concernées par cette forme de violence envers les femmes. Elle nous a rassemblées avec des femmes de l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC), l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry, l’Association canadienne des centres contre le viol, l’Action Ontarienne Contre la Violence Faite aux Femmes, le Regroupement Québécois des Centres d’Aide et de Lutte Contre Les Agressions à Caractère Sexuel, Vancouver Rape Relief et, bien sûr, nous avons été en alliance avec les femmes autochtones d’IWASI et les femmes asiatiques d’AWCEP, entre autres.

Je pense que si nous perdons la lutte pour faire de la prostitution une réalité obsolète, nous n’arriverons jamais à l’égalité des femmes, en particulier une égalité des femmes qui sert toutes les femmes.

Mettre fin à la pauvreté des femmes et mettre un terme aux violences faites aux femmes est toujours la lutte principale et, dans le dossier de la violence masculine, la question de la prostitution doit être la priorité absolue pour arriver à nous réapproprier nos corps et nos sexualités – en même temps que l’enjeu de la pornographie car il y a tant de choses que nous avons perdues en tant que féministes sur ce front.

Jess : Pourquoi est-il important pour vous de travailler dans des groupes réservés aux femmes ?

Diane : L’une des stratégies du patriarcat est de diviser les femmes. Pour moi, l’espace non mixte sert à rassembler les femmes pour qu’elles soient plus conscientes de la façon dont nos vies sont constamment moulées, influencées et orientées par le patriarcat, le racisme et l’oppression de classe. La réponse se trouve dans la solidarité des femmes, la compréhension d’où viennent les femmes et d’où nous devons aller ensemble, pas seulement individuellement, mais ensemble.

Je pense que l’outil le plus puissant est le mouvement autonome des femmes et le regroupement avec d’autres femmes. Il est important pour les femmes de se rassembler. Cela ne signifie pas que nous ne devrions pas travailler avec des alliés masculins dans certains contextes, mais je pense que nous devons être très protectrices de cet outil que nous avons pour mettre fin au patriarcat : amener les femmes à aimer d’autres femmes.

Jess Martin travaille dans les relations publiques, est une écrivaine en devenir et l’une des rédactrices adjointes de feminist current.

Version originale :

http://www.feministcurrent.com/2015/11/27/18990/

Traduction : Martin Dufresne pour le CRP.

https://ressourcesprostitution.wordpress.com/2017/01/16/la-question-de-la-prostitution-doit-etre-la-priorite-absolue-pour-arriver-a-nous-reapproprier-nos-corps-et-nos-sexualites/

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