Édition du 19 novembre 2024

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Économie

La politique face à la catastrophe économique

Tous les jours, je lis qu’un économiste, un journaliste ou un fonctionnaire d’un gouvernement se prononce sur la meilleure manière de parvenir à une reprise économique dans ce pays ou dans un autre. Il n’est pas nécessaire de dire que de tels remèdes s’opposent les uns aux autres. Pire, tous ces experts paraissent vivre dans un pays de rêves. Ils paraissent croire que leurs remèdes fonctionneront dans une période relativement courte.

La Jornada
Traduction de l’espagnol : Bernard Rioux

En fait, le monde est à peine au début d’une dépression durable et qui s’approfondira beaucoup plus encore. L’enjeu immédiat pour les gouvernements n’est pas d’assurer la reprise mais de savoir comment survivre à la colère populaire croissante à laquelle, sans exception, ils font tous face.

Commençons avec les réalités économiques actuelles. Presque tout le monde — gouvernements, entreprises, individus — a vécu au-dessus de ses moyens ces 10 à 30 dernières années, et cela a été rendu possible par l’endettement. Le monde a vécu avec des revenus artificiellement gonflés et la consommation qui en découle. Mais les bulles doivent exploser. Maintenant, une bulle a explosé (ou de fait plusieurs bulles ont explosé). L’impossibilité de continuer sur cette voie a été comprise et maintenant tous s’alarment du fait que l’argent réel se soit épuisé : gouvernements, entreprises et individus.

Tant que cette peur s’imposera, les personnes cesseront de dépenser et d’emprunter. ET quand les dépenses et les emprunts baisseront significativement, les entreprises cesseront de produire ou ralentiront leur rythme de production. Elles peuvent soit complètement fermer ou licencier des travailleurs. Ceci est un cercle vicieux, car fermer ou licencier des travailleurs et des travailleuses conduit à réduire la demande réelle et élève un obstacle de plus sur la volonté de dépenser ou d’emprunter. On appelle cela dépression ou déflation.

Jusqu’à présent, le gouvernement des États-Unis, qui est encore en position de faire des emprunts ou d’imprimer de l’argent, essaie de mettre en circulation de l’argent neuf. Ceci pourrait fonctionner si le gouvernement lançait de grandes quantités d’argent et s’il circulait tranquillement. Mais il est très probable qu’il ne circule pas avec sagesse. Et il est très probable que mettre en circulation une grande quantité d’argent débouchera sur la création d’une autre bulle. Et le dollar tombera alors beaucoup plus rapidement que les autres devises, détruisant le dernier rempart de l’économie-monde.

Entre-temps, il y a moins et moins d’argent pour la consommation quotidienne de 90 pour cent des moins fortunés de la population mondiale (et les choses ne vont pas non plus très bien pour 10 pour cent des plus riches). Les gens commencent à s’inquiéter. Le mois passé, nous avons vu des gens qui descendaient dans les rues pour protester contre difficultés économiques qu’ils vivent dans un nombre croissant de pays — la Grèce, la Russie, la Lettonie, la Grande-Bretagne, la France, l’Islande, la Chine, la Corée du Sud, la Guadaloupe, la Réunion, Madagascar, le Mexique et probablement dans beaucoup d’autres pays dont la presse internationale n’a pas encore parlé. De fait, la riposte a été relativement faible jusqu’à présent, mais les gouvernements sont fort craintifs. Que feront les gouvernements face aux turbulences qui risquent de se développer dans chaque pays ? Ils ont en réalité deux choix : disperser les manifestations ou les apaiser. La répression ne fonctionne que jusqu’à un certain point. Pour commencer, les forces répressives doivent aussi être suffisamment rémunérées et désireuses de mener cette répression. Et quand il y a un fort recul économique, il n’est pas facile pour les régimes de mener une telle répression.

Alors, les gouvernements essaient de calmer leur population. Comment ? Premièrement, ils s’orientent vers le protectionnisme. Tout le monde a commencé à se plaindre du protectionnisme des autres pays. Mais ceux qui se plaignent le pratiquent également. Et ils en tirent profit. Tous les économistes néolibéraux nous disent que le protectionnisme aggrave la situation économique générale. Peut-être en effet, mais cela n’influence guère les politiciens quand leur population descend dans les rues pour réclamer des emplois tout de suite !

La seconde manière pour les gouvernements d’apaiser leur population est d’adopter des mesures de bien être dans la tradition de la social-démocratie.

Mais pour ce faire, les gouvernements ont besoin d’argent. Et les gouvernements obtiennent leur argent des impôts. Tous les économistes néolibéraux nous disent que monter des impôts (de tout type) pendant une crise économique aggrave la situation. Sans doute, mais cet argument ne pèse pas lourd face dans une situation difficile. De fait, dans une crise, les revenus des impôts s’effondrent. Les gouvernements ne peuvent pas faire face aux dépenses actuelles, encore moins envisager de plus grandes dépenses. Donc, ils imposeront une hausse des impôts d’une manière ou d’un autre.

Finalement, la troisième manière d’apaiser leur population est d’utiliser une certaine dose de populisme. Le fossé entre les revenus de 1 pour cent de la population la plus riche et ceux du 20 pour cent plus pauvre que ce soit à l’échelle des différents pays ou à l’échelle mondiale s’est approfondi considérablement ces 30 dernières années. Le fossé se réduit maintenant à une situation semblable à celle des années 70. Le fossé reste donc encore très grand, mais il semble moins scandaleux. Nous avons des gouvernements qui parlent maintenant de limiter les revenus des banquiers, comme cela arrive aux États-Unis et en France. Ou, on peut manipuler les gens par la corruption, comme en Chine.

C’est un peu comme le parcours d’une tornade. Le pire peut frapper un gouvernement dès le début. Quand cela se produira, ils auront à peine des minutes pour gagner les abris. Quand la tornade aura passé, et si quelqu’un vit encore, il devra évaluer les dommages. Mais les dommages seront très étendus. Oui, on peut reconstruire. Mais c’est là où commencera la véritable discussion. Comment peut-on reconstruire ? Comment se fera le partage des bénéfices de cette reconstruction ?

Combien de temps durera cette triste perspective ? Personne le sait ni ne peut en être sûr, mais probablement un certain nombre d’années. Entretemps, les gouvernements font face à des périodes électorales et les électeurs ne seront pas affables avec leurs gouvernements. Le protectionnisme et les programmes de bien-être social-démocrate servent aux gouvernements d’abri comme durant une tornade. La quasi-nationalisation des banques est autre manière de s’abriter.

Les gens doivent penser, à ce qu’ils feront lorsqu’ils sortiront des abris, quand le feront-ils et comment doivent-ils se préparer à cette éventualité. La question fondamentale est de savoir comment ils vont reconstruire. Ce sera là la véritable bataille politique. La situation sera largement inédite. Et toute la rhétorique précédente sera suspecte. Le point clef qu’il faut reconnaître est que la reconstruction peut déboucher sur un monde meilleur, mais qu’elle peut également nous enfoncer dans une situation encore pire. En tout cas, ce sera un monde très différent.


© Immanuel Wallerstein
Traduction : Ramón Vera Herrera
http://www.jornada.unam.mx/2009/02/28/index.php?section=opinion&article=024a1mun

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